« May B » de Maguy Marin au T2G – infini, et impérissable

Créé en 1981, May B, de Maguy Marin, est repris pour quelques dates au T2G ce printemps. Ce n’est pas la première fois que ce spectacle qui a été commenté d’innombrables fois et situé comme un repère décisif pour quantité d’artistes reprend vie sur scène : depuis 2006, il est recréé presque tous les deux ans pour une poignée de dates. Ces recréations laissent croire que l’œuvre a passé la difficile épreuve du temps – celle qui peut frapper plus ou moins durement d’obsolescence des spectacles qui ont profondément marqué l’histoire du théâtre, qu’il s’agisse de la Mère Courage de Brecht ou d’Einstein on the Beach de Bob Wilson, dont la singularité ou la nouveauté paraît parfois émoussée depuis le moment de leur création. C’est peut-être ici le caractère hybride de l’œuvre, qui relève de la catégorie de la danse-théâtre rendue célèbre par Pina Bausch, qui lui permet de conserver toute sa puissance originelle et de convoquer notre sensibilité avec autant de force qu’il y a plus de quarante ans.

La grande salle du théâtre est comble, d’un public aux âges variés grâce la présence de plusieurs groupes scolaires. Le rideau noir reste fermé, tandis qu’est diffusé un lied de Schubert pour piano et voix, une voix grave qui met aussitôt en place une tonalité mélancolique, qui renvoie à un passé situé quelque part dans la première moitié du XXe siècle. Quand le rideau s’ouvre enfin, on devine dans la pénombre des silhouettes blanches, réparties sur un plateau noir et vide. Elles sont immobiles jusqu’au moment d’esquisser un pas, en traînant des pieds. Puis un autre. Puis encore un autre. Les pas ne dessinent pas un mouvement d’ensemble, les trajectoires sont individuelles – ce que souligne la trace de talc blanc que laissent les silhouettes à chaque glissement. Des silhouettes dont l’on découvre progressivement toutes les strates de blancs qui les composent, de leurs tenues de nuits et leurs chaussons jusqu’à leurs cheveux durcis par l’argile ou leur peau recouverte de la même texture. Leurs visages se révèlent grimés de faux-nez ou surlignés de traits noirs qui leurs donnent l’allure de squelettes, maquillage qui achève de les faire passer pour des statues ramenées à la vie par un Pygmalion invisible, des pantins de plâtre animés par un Gepetto absent, des morts qui renouent avec la vie.

Un coup de sifflet et les spectres paraissent des prisonniers en permission dans une cour qu’on imagine étroite, dans laquelle ils font les cent pas, en désordre, ou des malades enfermés dans un asile. Leurs pas sont de plus en plus suivis et leurs déplacements désengourdissent petit à petit les corps figés ou inclinés de ces automates ankylosés par l’immobilité. Des nuages de poussière blanche s’élèvent quand le mouvement gagne le haut de leur corps ou que des interactions se mettent en place, que leurs parcours solitaires se rejoignent en d’éphémères rondes, chaque fois plus étroites, soulignées par des sons indéchiffrables, des borborygmes par lesquels ils s’entendent et se comprennent.

La danse domine, dans un premier temps. Mais pas une danse calquée sur une musique, une danse qui serait synchrone ou virtuose, de corps uniformes. Une danse au contraire d’individus aux corps chargés d’histoire, composée de rythmes saccadés et de petits gestes quotidiens ou triviaux, qui invitent à la narration. Une danse qui exprime un retour à la vie, de plus en plus net à mesure que se déploie une musique qui mêle cadence militaire et notes de bal musette et suggère une fête de village. Les corps, alors, s’apparient deux à deux et permettent de distinguer dans la communauté jusqu’ici indéchiffrable cinq couples, qui s’essaient à des gestes obscènes. La libido exprimée à deux ou seul acte pour de bon la résurrection de ces êtres d’un autre temps. Les gestes gagnent en ampleur tandis que le sol est désormais entièrement recouvert de cette poudre blanche qui s’échappe de leurs chaussures, puis de leurs pieds nus, une fois qu’ils se sont déchaussés à l’avant-scène. Les dynamiques se démultiplient entre eux dix, et les voilà qui se portent les uns les autres comme des poupées de chiffon, en réaction aux lumières ou à la musique, ou qui s’affrontent, deux à deux ou en groupe – le tout sur un ton toujours un peu dérisoire, burlesque, qui confère un tour héroïcomique à ces interactions et inspire une profonde sympathie pour ces cadavres qui convoquent la mémoire de la Shoah, mémoire dont ils semblent parvenir à se libérer grâce à une danse cette fois synchrone et dynamique.

Seulement, cette mémoire-là hante, et la deuxième partie reste chargée de la première même si elle reconfigure profondément ses coordonnées. Arrivent, de derrière une porte dérobée dans le mur du fond, Pozzo et Lucky en laisse, avec des valises, puis Clov et Hamm dans son fauteuil roulant. Ces figures issues des textes de Beckett ont été annoncées par la seule phrase audible du début du spectacle : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir » – phrase séquencée, qui retentit ironiquement après les premiers mouvements. Seules trois parques qui s’asseyent à l’avant-scène et ricanent restent dans leurs tenues blanches ; les autres portent des costumes colorés distincts, bientôt rejoints par une jeune fille qui apporte un gâteau d’anniversaire à un aveugle – Krapp de La Dernière Bande, sans doute. Le théâtre reprend le dessus dans cette composition inspirée des œuvres de Beckett, dont elle donne, paradoxalement, un accès très immédiat hors des textes eux-mêmes, hors des mots dont ils sont tissés. Ces fantômes de personnages chantent muettement un « Joyeux anniversaire », soufflent des bougies ou se partagent de manière très peu équitable les parts du gâteaux, pantomimes comiques qui contreviennent à la basse continue tragique de ces visages de plâtre aux traits grimaçants.

Les fantômes beckettiens disparaissent à leur tour et on pense à cette citation sur la fin qui ne finit pas, et quantité de fois, on croit en effet à une fin, par l’apaisement de la musique, les lumières qui baissent, la disparition des corps. Mais le spectacle n’en finit pas de finir, et on se réjouit de voir ces marionnettes ne pas retourner de manière définitive dans le placard du grenier dans lequel on les a remisées et oubliées. Troisième et dernière parties, elles reviennent à petit pas, comme des automates, marchent vers la lumière en file indienne et dessinent une diagonale, chargées de valises et de manteaux. Ils paraissent des exilés qui n’ont emporté que l’essentiel pour embarquer – sur le Mayflower, suggère le titre du spectacle en creux (qui renvoie en réalité à la mère de Beckett) ? Les figures se portent à tour de rôle tout au bord de la scène, et on les voit descendre sur un bateau, sans doute en partance pour les États-Unis, ce que suggère la voix chevrotante et poignante de Gavin Bryars, qui jamais ne s’arrête.

Hors du langage, quantité d’affects passent dans ces trois tableaux, toujours menacés de fin – le rire, la gravité, la tendresse, tout cela entremêlé, teinté d’émotion profonde. Grâce à ce langage purement sensible, le spectacle nous parvient pleinement, comme s’il datait d’aujourd’hui. Il apparaît en outre comme un nœud manquant dans une toile qui unit Kantor, François Tanguy – les rares paroles recouvertes par la musique, les corps portés comme des poupées, les textes souterrains mais lumineux comme jamais – Bob Wilson, et sans doute quantité d’autres artistes encore. May B, comme une pièce manquante du vaste puzzle que forme le théâtre contemporain, une pièce qui n’a pas été perdue, ni écornée, ni abîmée. Une pièce étonnamment intacte, qui nous atteint au présent, chargée du passé qu’elle charriait déjà en 1981 et de tout ce qui s’est accumulé depuis la création, qui ne l’a pas périmée pour un sou. May B, « écho redit par mille labyrinthes », dirait Baudelaire, « phare allumé sur mille citadelles », qui rayonne de sa pleine lumière, sans aucune médiation nécessaire.

F.

 

Pour en savoir plus sur May B, rendez-vous sur le site du Théâtre de Gennevilliers.

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