« A Pink Chair (In Place of a Fake Antique) » du Wooster Group, d’après Kantor – théâtre palimpseste

En 1977, le metteur en scène polonais Tadeusz Kantor est invité pour la première fois en France dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Représentant de l’avant-garde théâtrale de la scène polonaise des années 1960, il présente alors La Classe morte, « séance dramatique » qui mêle acteurs et mannequins et questionne les frontières de la vie et la mort. L’œuvre devient aussitôt un spectacle mythique qui a par la suite profondément marqué l’histoire du théâtre, comme ont pu le faire, pour diverses raison Autour d’une mère de Jean-Louis Barrault (Paris, 1935), Mère Courage de Brecht par le Berliner Ensemble (Paris, 1954), Einstein on the Beach de Bob Wilson (Paris, 1976), puis, plus tard, les Molière de Vitez (Paris, 1978) ou son Soulier de satin (Avignon, 1987), Paradise du Living Theatre (Avignon, 1968) ou le Mahabharata de Peter Brook (Avignon, 1985). Après ce spectacle, Kantor est régulièrement réinvité en France jusqu’en 1990, avant de continuer à vivre dans le souvenir de spectateurs-passeurs, qui ont cherché à transmettre la singularité de son art et sa nouveauté en son temps à ceux qui ne l’ont pas connu. Pour raviver ce souvenir et le partager plus largement, l’Institut Adama Mickiewicz, chargé de promouvoir la culture polonaise à l’étranger, a commandé à la compagnie américain The Wooster Group un spectacle sur Kantor en mai dernier. Leur création, A Pink Chair (in Place of a Fake Antique), est accueillie quelques jours de novembre par le même Festival d’Automne, dans la Grande Salle du Centre Pompidou. S’il n’est pas historique comme ceux précédemment cités, ce spectacle sur la mémoire du théâtre se contente d’être mémorable, et fait percevoir à quel point l’histoire du théâtre habite les artistes et spectateurs d’aujourd’hui.

Une des tendances du théâtre actuel semble être son désir de penser son histoire sur scène et de faire revivre ses grands moments. Tandis que le Berliner Ensemble présente dans le monde entier les créations historiques des pièces de Brecht, et que Bob Wilson a recréé il y a quelques années son Einstein on the Beach, Gwenaël Morin, lui, a récemment recréé Paradise du Living Theatre et les Molière de Vitez. Ces démarches tantôt versent dans la muséification, qui fige les spectacles et amenuise leur puissance originelle, tantôt aspirent à la réactivation au présent de principes artistiques éprouvés par le passé. Avec A Pink Chair, le Wooster Group explore une autre voie encore, celle de la mémoire : il ne prétend pas à une restitution à la lettre d’un spectacle de Kantor, d’après archives, et ne se contente pas non plus de reprendre ses principes artistiques. Le point d’approche choisi est celui de l’intimité.

A rebours de tout académisme, de toute la scolastique qui s’est développée sur le travail de Kantor ces dernières années, Elizabeth LeCompte, la directrice de la compagnie, s’est en effet tournée vers la fille de l’artiste, Dorota Krakowska. Le Wooster Group entend également inscrire cette commande dans la continuité de ses précédentes créations, ce que signale le titre du spectacle, qui s’inspire de celui d’un essai de Kantor, A Kitchen Chair in a Place of a Fake Antique, tout en mettant à l’honneur une chaise rose qui les a accompagnés dans plusieurs de leurs spectacles. Avec Dorota, ils ont ainsi conçu une dramaturgie de plus en plus immersive ,mais qui ne cesse jusqu’au bout de se mettre elle-même en scène, guidée par le désir de retrouver l’esprit de Kantor, « Duch » en polonais.

Au début du spectacle, sont projetées des extraits d’entretiens avec Dorota, filmés dans les salles de répétition du théâtre. Les images montrées n’ont pas de prétention artistique, ni même vraiment documentaire. Elles servent surtout à exhiber la démarche du Wooster Group, qui interroge Dorota, et suit la trace de ses souvenirs. Ainsi, quand elle évoque un des actrices de la Classe morte, est mise en regard la captation de ce spectacle, pour donner vie aux remarques de Dorota. Mais importent alors moins ces images elles-mêmes, que le regard de Dorota les visionnant, y cherchant son père, toujours présent dans ses spectacles.

Peu à peu, d’autres captations sont projetées sur l’écran qui trône au milieu du plateau. Alors qu’en général les captations aplatissent les spectacles, leur ôte toute vie, elles ne servent pas ici de document à la compagnie mais de support. En même temps que le public les voit, les acteurs s’efforcent de reproduire certains éléments de décor, les gestes des acteurs de Kantor ou leurs paroles – du polonais à l’anglais. Néanmoins, la distance qui sépare de ces images est constamment soulignée, le décalque est inexact : les costumes ne sont pas parfaitement identiques, et celui qui interprète Kantor se présente d’abord comme le cinéaste Zbigniew Bzymek. A d’autres moments, les captations sont visionnées en avance rapide, et les acteurs du Wooster Group s’efforcent de suivre le rythme accéléré de ces passages, retrouvant par un tel détour l’humour particulier de Kantor, si difficile à restituer. Ces légers décalages induisent un certain strabisme pour le spectateur, et laissent entrevoir une brèche, dans laquelle peuvent s’engouffrer la subjectivité et la sensibilité.

D’une partie du spectacle à l’autre, les captations deviennent bientôt fond sonore, avant que ce qui se passe sur scène ne l’emporte, que le mouvement des vrais corps qui suivent l’archive s’y substituent. Les fragments de spectacles, en particulier de Je ne reviendrai jamais, le plus longuement exploré car il est celui qui se nourrissait le plus de la biographie de Kantor, reprennent ainsi vie, et rejoignent pleinement le présent quand les membres du Wooster Group se mettent à chanter. Le spectacle prend alors la forme d’une véritable cérémonie, au sens profond que Kantor pouvait attribuer à ce terme – lui qui concevait le théâtre en des termes religieux et lui attribuait la mission d’explorer la frontière qui sépare les vivants et les morts et le passé du présent. De manière symbolique, le rituel d’invocation des morts s’achève avec le souvenir d’une scène figurant le retour d’Ulysse, fantôme qui revient parmi les vivants à la fois même et autre. Mais pour souligner le fait que le retour n’est pas synonyme de fin, de fermeture, que l’évocation du passé ne condamne pas à la pure nostalgie, un hymne protestant est entonné avec ferveur, qui en invoquant une Terre promise ouvre à l’espoir d’un monde à venir.

De ce théâtre qui travaille la mémoire plutôt que l’histoire, qui préfère la subjectivité à l’exactitude scientifique, émerge une poésie singulière – de celle que l’on peut trouver dans les spectacles du Radeau, qui lui aussi se désigne comme fabriqué et ne cesse de charrier des bribes imprécises de passé. Le choix de créer à partir du déjà créé, de concevoir un théâtre palimpseste qui décalque le théâtre passé, superpose le vivant à l’archive, donne l’impression de permettre l’accès à une œuvre inaccessible, que le temps a éloigné et a pu rendre abstraite à force de commentaires, et, réussit, dans tous les cas, à faire surgir une émotion profonde.

F.

 

Pour en savoir plus sur « A Pink Chair », rendez-vous sur le site du Festival d’Automne.

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