« Par autan » de François Tanguy à la Comédie de Caen – promenade sur cimes alpines

Après Strasbourg, après Perpignan, Par autan arrive à Caen. Le Théâtre du Radeau a courageusement repris les routes avec son dernier spectacle créé à Montpellier en mai dernier, spectacle irrémédiablement marqué par le décès de François Tanguy, survenu début décembre 2022, à quelques jours des premières dates prévues au T2G. François Tanguy a signé la mise en scène et la scénographie et cosigné l’élaboration sonore et les lumières de toutes les créations de la compagnie depuis 1985. Son activité théâtrale se résume à ses spectacles ou presque, car il n’a jamais répondu à une commande, ni jamais dirigé une institution. Ce faisant, il a affirmé une singularité exceptionnelle, grâce à laquelle il a occupé une place bien particulière dans le paysage théâtral contemporain, une place qui lui est propre. Par autan bien loin d’offrir le point final, imprévu, de quarante ans de travail, révèle tout ce qui était encore en mouvement, en déplacement, dans la recherche artistique de Tanguy. Le spectacle se présente comme une promenade sur cimes alpines parfois venteuses, promenade composée d’innombrables textes dont se dégagent facétie et mélancolie.

Si quelque chose reste commun aux 17 créations du Radeau depuis 1985, c’est probablement l’espace scénique. On le reconnaît aussitôt comme un lieu familier, dans lequel on retrouve ses marques. Sur le plateau, des tables, des chaises, des planches, des tréteaux, des cadres, des pans de murs… Cette fois aussi, des rideaux, peut-être plus nombreux qu’à l’ordinaire. Cet espace à plusieurs plans n’est pas éclairé depuis la salle ou les cintres, mais par des lampes disséminées qui en éclairent la profondeur, les perspectives, le feuilleté. Au premier plan, sur les tables, les meubles indistincts, des objets : des belettes empaillées, des appareils téléphoniques, radiophoniques ou photographiques du début du XXe siècle. Une présence, qui prend un sens bien particulier maintenant que François Tanguy n’est plus, s’impose bientôt, après celle des belettes dans la lumière. Elle est inscrite dans l’espace par une toile, qui représente un homme de dos revêtu d’un chapeau et d’un manteau, assis sur une chaise qui ressemble beaucoup à une autre chaise qui se trouve elle aussi de dos devant la toile. Un vrai « homme de dos », comme ceux qu’a analysés Georges Banu dans un essai – cet autre immense pan du paysage théâtral qui s’est effondré il y a peu, et qui, autant que François Tanguy, va profondément manquer.

La salle s’éteint, une petite lumière à cour derrière un pan translucide polarise nos regards et nous permet de distinguer une silhouette. Les habitués du Radeau reconnaissent immédiatement la voix de Laurence Chable, collaboratrice indissociable, indispensable de Tanguy. On la reconnaît immédiatement, tout en remarquant que quelque chose a changé, que sa voix a vieilli, probablement sous l’effet de la tristesse plus encore que du temps, que son tremblement fait entendre plus d’émotion encore qu’auparavant. Laurence Chable lit ou dit un texte dans un micro, et dessine un paysage, plante un autre décor que celui face auquel on se tient : une cour, éclairée par une lune, au milieu de laquelle se trouve une petite boîte en fer, à l’intérieure de laquelle (?), se joue un petit théâtre, avec un lion, une princesse, un homme. Ce texte dit lentement, avec simplicité, impose d’emblée la puissance de visualisation de ce théâtre, qui, grâce à un travail de mise en espace et de mise en écoute, fait surgir des images, matérielles et mentales, et joue malicieusement de la confrontation de ces deux plans.

Le « Livret de paroles » distribué à l’issue du spectacle révèle que ce texte inaugural est de Robert Walser. Quand on découvre ce recueil, il arrive alors ce qui arrive souvent, quand on confronte notre perception aveugle des textes entendus pendant le spectacle à leur lecture : une espèce de distorsion d’échelle, le texte écrit paraît tantôt plus long, tantôt plus court que celui pourtant identique que l’on a entendu. Et puis le texte relu après coup paraît moins clair, malgré les informations qui l’entourent, qui permettent de l’identifier. Cela tient probablement à une question de rythme : le rythme de notre lecture qui embrasse la page d’un coup nous fait perdre ce que l’écoute, le tempo de la mise en voix, nous a découvert mot à mot.

À la sortie du spectacle, avant d’ouvrir le livret, on peut se prêter à un petit jeu d’érudition, se demander qui a reconnu quoi. Richard III, ou II peut-être, le petit oignon de Grouchenka bien sûr… mais ces scènes aux noms russes, on aurait dit du Tchekhov, mais pas certain, il ne fait pas partie des auteurs de prédilection du Radeau, et puis de quelle pièce il s’agirait ? Le livret révèle que c’était bien du Tchekhov, une pièce en un acte La Noce, qu’il y avait peu de chance que l’on reconnaisse, et d’ailleurs, ce qui paraissait un montage entre deux textes distincts se révèle issu de la même œuvre, et « l’atmosphère » qui a imposé le souvenir de Marcel Carné, c’était encore ce même texte. En revanche, de Tchekhov, il y avait aussi un extrait de La Mouette, méconnaissable ! Et quoi d’autre ? Il y avait du Beckett aussi, mais où est-il ? Absent du livret, pour des raisons de droit. Heureusement que la scène était inoubliable, qu’on n’oubliera pas ces chaussures-vases retirées, inspectées, ou ornées de fleurs.

Pour le reste, on s’est laissé trimballé, comme il se doit. Ce jeu de reconnaissance a rarement été aussi praticable qu’avec ce spectacle, dans lequel le texte reconquiert pleinement la place qui lui a été retirée depuis Fragments forains, en 1989, spectacle dans lequel la parole même avait disparu. Entre temps, le langage, puis les textes ont regagné du terrain, mais ils ne dominaient pas les autres éléments scéniques, et s’y soumettaient même parfois, mis en concurrence avec une musique forte ou par une ample reconfiguration du plateau. Pour appréhender ce théâtre, dire cette absence de hiérarchisation, cette coexistence aussi poétique qu’indéchiffrable des éléments, on a parlé de dramaturgie du mouvement, de dramaturgie de la musique… Près de dix ans de recherche sur le Théâtre du Radeau paraissent comme périmés avec ce spectacle. Si l’art de François Tanguy est reconnaissable au premier coup d’œil, il ne se résume pas une recette rôdée qui combinerait chaque fois différemment les mêmes ingrédients. Ici, plus encore que dans Passim, plus encore que dans Item, les textes prélevés dans de multiples œuvres sont audibles. Deux ou trois seulement sont dits en langue étrangère, et la musique leur laisse place, ou les accompagne, parfois en direct grâce à Samuel Boré au piano, nouveau venu à bord embusqué entre deux panneaux. Avec Par autan, François Tanguy était en chemin vers une nouvelle audibilité, une nouvelle compréhension des textes, un nouvel usage de la littérature, théâtrale ou non, de ce qu’elle fait à la scène, aux corps et à l’espace.

Par autan reste cependant chargé de toutes les recherches qui précèdent, et si le texte s’impose nettement, il paraît encore excessif de parler d’incarnation, ou de personnage. Le spectacle commence avec la description d’un paysage par un corps invisible, manière de faire exister la parole pour elle-même, sans le support des acteurs et actrices. Quand il s’agit de faire entendre des scènes issues de pièces de théâtre, les répliques sont redistribuées, ou fondues dans un monologue. La parole circule, orpheline du personnage supposé la faire entendre. S’il y a parfois des effets d’illustration, si un geste ou une présence sert de support aux mots, leur rencontre avec le plateau va plutôt dans le sens d’une étrangéification. Tanguy donne l’impression – et y parvient, à quelques exceptions près, parce qu’il s’agit de Dostoïevski, ou de Shakespeare, mais ces effets de reconnaissances sont peu nombreux – d’entendre ces textes connus ou inconnus pour la première fois. On retrouve ainsi En attendant Godot, comme si on l’avait perdu, et sans la certitude que c’est bien de ce texte dont il est question, à une phrase près qui fait prendre conscience que si. Ce qui vient d’abord, c’est l’image de deux hommes sur un banc, avec des chaussures trop grandes. On se dit tient, on dirait du Beckett. Il se trouve que ça en est, mais ça pourrait ne pas en être.

Par rapport aux spectacles précédents, une espèce de continuité est plus nettement tissée d’un texte à l’autre, notamment par Walser, qui revient comme un fil rouge – ce que révèle le Livret de Paroles. On le perçoit dans le spectacle par le fait qu’après le théâtre miniature, une scène laisse imaginer une auberge de haute montagne. De séquence en séquence, on visite les Alpes, au rythme des cloches pendues au cou des vaches, ses alpages, ses lacs, ses glaciers…. Dans cette auberge, passent un guénéral, une jeune fille qu’on vient demander en mariage, le Prince de Hombourg dans un fier costume, les soldats de Richard III. Malgré les traces d’époques différentes qu’ils portent sur leurs costumes, ils appartiennent à la même communauté. Les acteurs et actrices ne cherchent pas à jouer ces figures, mais à jouer avec : que se passe-t-il si l’un prend d’un coup franc sa place sur un banc déjà occupé, tandis qu’il parle ; si l’on prétend jouer d’un instrument en bois indéfinissable sur des notes de piano ; si l’un observe la main d’un autre qui disserte ; si là s’enfile une botte-jarretière ou si s’avance un corps d’un pas martial… Par le détail des gestes, est introduite une dimension comique, facétieuse. Ces convergences incongrues produisent un écart avec le texte, mais, paradoxalement, elles contribuent également à le souligner, à donner un relief étonnant aux mots qui le composent.

Cette bande non identifiée, peut-être composée de patients de la montagne magique, sort parfois de l’auberge et affronte alors un vent violent qui fait valser les rideaux et les pages. Un vent d’autan (encore un mot que Tanguy nous apprend, et notre reconnaissance à son égard commence d’abord là), un vent du sud-ouest, qui souffle par bourrasque, qui met enfin en mouvement, mais pas tout à fait comme avant, de manière moins constante. Ce vent est à l’origine d’images merveilleuses, dont on a immédiatement la nostalgie. On voit des corps qui résistent et penchent dangereusement, encombrés d’ombrelles, de tableaux, de toiles. Les membres de cette bande paraissent des enfants qui ouvrent les malles et les coffres d’un grenier, qui s’improvisent des robes et tuniques dans de grands morceaux de tissus, qui prennent plaisir à se coiffer de perruques, à se déguiser de lunettes, faux nez et moustaches, à s’enrober de cerceaux qui déforment leurs corps. Des enfants qui piocheraient dans une grande bibliothèque familiale et liraient au hasard des textes sans tout à fait les comprendre, peu soucieux d’établir un rapport d’intellection avec eux, jouant plutôt à les ouvrir et à en lire des pages avec beaucoup de sérieux, tandis que les autres jouent avec et voient comment ça réagit. Ces enfants lisent d’un peu trop près, on ne sait pas de quoi il est question, le tout auquel appartient le fragment manque, mais la façon dont ils déchiffrent ces textes, en s’attachant aux mots, indépendamment de tout système, est lumineuse.

La scène se creuse progressivement, on voit des ombres qui passent au loin, hantent l’espace qui se métamorphose. Des cadres un moment apportés disparaissent, des corps, portés, allongés, assis, reprennent vie après s’être un moment posés comme des poupées de chiffon. Un apaisement se dégage de cette longue promenade alpine, qui mène jusqu’au crépuscule d’une lune qui explose et se dilue de manière poignante dans le paysage. Les applaudissements du public de la Comédie de Caen sont chaleureux, émus. Ils redoublent d’intensité quand Laurence Chable, elle aussi émue, nous invite à applaudir le plateau vide – et pourtant plein de la présence de Tanguy. « On r’met ça ? », proposait un homme dans un extrait de Tchekhov. On aimerait tant. Si seulement.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Par autan », rendez-vous sur le site de la Comédie de Caen.

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