Catégorie : Lecture d’une oeuvre

« Don Quichotte » de Cervantès – d’une satire des romans de chevalerie à une démonstration en acte des pouvoirs de la littérature

Un demi-siècle après Rabelais, Cervantès écrit avec Don Quichotte l’un des premiers romans modernes de la littérature européenne. L’œuvre peut être considérée comme le roman des romans, tant elle contient d’œuvres à venir. Dix ans s’écoulent, entre l’écriture de la première partie, en 1605, et celle de la seconde. Plus encore que cette durée, c’est l’intégration de la réception de la première partie à la narration de la deuxième qui donne l’impression d’avoir presque affaire à deux œuvres distinctes. Leur dissociation repose également sur le fait que la première est la plus connue, alors qu’elle est pourtant la plus disparate, la plus étonnante dans sa structure – ou son absence de structure –, ce que met en évidence la deuxième par contraste. Il faut relire l’ensemble de manière cursive pour s’en rendre compte et rencontrer enfin cette œuvre dont on parle souvent sans l’avoir lue, pour paraphraser Pierre Bayard, qu’on connaît de réputation ou par ses extraits les plus célèbres, et appréhender ainsi sa composition déroutante, son mouvement inlassable, sa complexité, et tout ce qu’elle contient de littérature en puissance.
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Présentation d’« Oncle Vania » de Tchekhov dans la perspective de la mise en scène de Gilles Bouillon

Les dernières pièces de Tchekhov sont les plus célèbres. La Mouette est créé en 1895, Oncle Vania en 1897, Les Trois Sœurs en 1901 et enfin La Cerisaie en 1904, quelques mois avant sa mort. En 1895, il travaille donc à La Mouette et place quantité d’espoirs dans cette pièce. Cependant, elle ne rencontre pas le succès escompté. La création est même un échec retentissant, qui fait prendre à Tchekhov la décision de s’éloigner du théâtre. Amer, il confie dans sa correspondance regretter d’avoir « gâché » plusieurs sujets en en faisant des pièces de théâtre, et non des récits.
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« L’Enfant brûlé » de Stig Dagerman – passions du deuil

L’Enfant brûlé est l’un des quatre romans de l’auteur suédois Stig Dagerman, dont l’œuvre la plus connue est un essai sur le suicide qui précède de deux ans celui de l’auteur à 31 ans : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier ». L’Enfant brûlé peut se lire comme une illustration de ce titre poignant, en ce qu’il relate le difficile travail de deuil d’un jeune homme après le décès de sa mère, et les relations conflictuelles que cette situation engendre avec son père, avec sa fiancée, et avec la nouvelle amante de son père. Son besoin de consolation incommensurable, Bengt l’assouvit par la haine, la sournoiserie, la passion et la pensée du suicide. Tout au long d’une année, sont ainsi disséquées les étapes du deuil d’un jeune garçon en pleine formation morale et émotionnelle.
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« Les Armoires vides » d’Annie Ernaux – dernier jour d’une condamnée

Le premier roman d’Annie Ernaux, Les Armoires vides, contient en puissance plusieurs de ses œuvres à venir. Dans ce texte d’inspiration autobiographique, l’autrice relate son enfance et son parcours de transfuge, du café-épicerie de ses parents à l’université, au travers du personnage de Denise Lesur. Quoiqu’elle révèle en creux la genèse d’une autrice, l’œuvre ne livre pas le récit victorieux d’une ascension sociale permise par l’école. La trajectoire de la jeune femme est retracée dans un moment de crise, qui la condamne selon elle à la fatalité de son milieu d’origine.
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Présentation d’ « Un ennemi du peuple » d’Ibsen dans la perspective de la mise en scène de Thibaut Wenger

Présentation d'Un ennemi du peuple d'Ibsen, dans la perspective de la mise en scène de Thibaut Wenger. Show devant réalisé au Théâtre de Châtillon-Clamart. Un ennemi du peuple, pièce publiée en 1882 et créée l’année suivante à Copenhague, est considérée comme une pièce de la maturité d’Ibsen. L’auteur a en effet déjà fait ses preuves plusieurs fois, notamment avec Peer Gynt (1867) et Une maison de poupée (1879), qui sont probablement ses deux œuvres les plus connues.
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« La Guerre n’a pas un visage de femme » de Svetlana Alexievitch – comprendre grâce au récit choral de femmes oubliées ce que ça veut dire, « faire la guerre »

En 2015, l’autrice biélorusse Svetlana Alexievitch s’est vu remettre le Prix Nobel de littérature pour « son œuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage à notre époque ». Dès son premier texte publié en 1985, La Guerre n’a pas un visage de femme, l’autrice formée au journalisme a en effet inventé une manière d’écrire tissée d’innombrables témoignages mis en résonance. Cette forme d’écriture chorale lui a été inspirée par les récits de femmes russes qui ont participé à la Seconde Guerre mondiale, qu’elle est allée interroger afin d’offrir une perspective inédite sur l’Histoire, essentiellement écrite au masculin, et donner ainsi pour la première fois une pleine perception de ce que c’est, la guerre.
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« Quand tu écouteras cette chanson » de Lola Lafon – lecture happée par le récit d’une nuit

La dernière œuvre de Lola Lafon, Quand tu écouteras cette chanson, parue en septembre 2022, a été écrite à l’invitation d’Alina Gurdiel, qui a créé chez Stock une collection intitulée « Ma nuit au musée ». Une collection qui encourage les croisements entre les arts, entre la littérature et la peinture, ou la sculpture. Sauf quand, comme Lola Lafon, c’est d’un musée d’histoire dont il est question. En l’occurrence, l’autrice a demandé à passer la nuit dans la Maison Anne Frank à Amsterdam, choix qui leste aussitôt le projet d’écriture d’un poids singulier, d’une gravité certaine. Pour Lola Lafon, l’expérience se révèle l’occasion de s’interroger sur son geste d’écriture tout en interrogeant fantômes du passé et de son passé.
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Présentation de « Roméo et Juliette » de Shakespeare, dans la perspective de la découverte du spectacle de La Cordonnerie, « Ne pas finir comme Roméo et Juliette »

Présentation de Roméo et Juliette de Shakespeare, dans la perspective de la découverte du spectacle de La Cordonnerie, Ne pas finir comme Roméo et Juliette. Show devant réalisé au Théâtre de Châtillon. Le titre du dernier « ciné-spectacle » de la compagnie La Cordonnerie, Ne pas finir comme Roméo et Juliette, établit immédiatement un dialogue avec la pièce la plus connue de Shakespeare. Qu’on l’ait lue en entier ou par bouts, vue sur une scène de théâtre, d’opéra, de comédie musicale ou de ballet, vue adaptée à l’écran sous un quelconque format, ou entendue racontée de manière plus ou moins exhaustive, s’imposent immédiatement certaines réminiscences au moment d’en entendre le titre.
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Présentation d’ « Illusions perdues » de Balzac, dans la perspective de son adaptation à la scène par Pauline Bayle

Balzac désigne Illusions perdues comme « l’œuvre capitale dans l’œuvre ». Quand il écrit ce roman, il sait déjà qu’il prendra place – une place déterminante – dans La Comédie humaine, grande structuration grâce à laquelle il réunit l’ensemble de ses œuvres. C’est à partir de La Peau de chagrin que Balzac envisage de classer et réunir les romans qu’il écrit sous de grands titres. Puis avec Le Père Goriot, il a l’idée de faire revenir des personnages d’un roman à l’autre, pour les lier entre eux. De fait, dans Illusions perdues, on retrouve Rastignac, personnage du Père Goriot qui à la fin lance un défi à la ville de Paris : « à nous deux, Paris ! ». Illusions perdues révèle que ce défi est relevé !
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« Qui sait » de Pauline Delabroy-Allard – écrire pour nommer

Qui sait était un roman attendu de la rentrée littéraire 2022. Il est le deuxième de Pauline Delabroy-Allard, qui a fait irruption dans le paysage il y a quatre ans avec un premier livre publié aux Éditions de Minuit, Ça raconte Sarah, plusieurs fois récompensé. Entre temps, elle a fait paraître des livres pour enfants et un objet hybride, mêlant textes poétiques et photographies, publié par l’Iconopop, Maison tanière. Qui sait est cette fois publié chez Gallimard, et sous-titré « roman », comme Ça raconte Sarah. Pourtant, comme Ça raconte Sarah, les inspirations de ce texte sont autobiographiques, et elles produisent un effet de frottement entre fiction et réalité, que la mise en garde ne parvient pas tout à fait à faire oublier. Ce frottement rend attentif au travail de l’écriture plus encore qu’à l’histoire racontée, une écriture qui saisit le monde à bras le corps.
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