Catégorie : Lecture d’une oeuvre

« Les Années » d’Annie Ernaux – reconstituer l’air du temps sur près de 70 ans

Après de premiers courts textes autofictionnels ou autobiographiques, Les Armoires vides, La Femme gelée, La Place, Une femme ou encore L’Événement, Annie Ernaux opère un déplacement avec Les Années, en 2008. Cette œuvre se distingue des précédentes par son ampleur tout d’abord – 240 pages –, et par le fait que le « je » disparaît à la faveur d’un « on » et d’un occasionnel « elle », signe le plus manifeste d’un changement de focale. L’autrice ne se livre pas cette fois au récit plusieurs fois repris par différentes entrées d’un parcours de transfuge de classe. Si sa trajectoire est toujours présente en filigrane, car elle se conserve comme point d’observation de la société dans laquelle elle vit, son projet est cette fois beaucoup plus ambitieux : rendre compte des années. Le titre est provoquant, car il ne dit pas lesquelles, mais il invite de cette façon à renoncer à aborder le texte comme un document strictement historique sur une période précisément balisée. S’il en est malgré tout bien un, c’est au même titre que les archives INA dont il partage la saveur, mais une saveur décuplée par sa longueur et sa capacité à rétablir de la continuité dans notre appréhension du temps.
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« Le Joueur » de Dostoïevski – à l’épreuve du hasard et du chaos

Le Joueur est le roman par lequel on invite à découvrir Dostoïevski. Sans doute parce qu’il n’a pas l’ampleur de ses grands romans – Crime et châtiment, L’Idiot, Les Démons et Les Frères Karamazov –, sans avoir pour autant le caractère confidentiel de ses longues nouvelles – Les Nuits blanches, La Douce ou Le Rêve d’un homme ridicule. Son format correspond à celui des Carnets du sous-sol, œuvre avec laquelle il présente beaucoup de points communs. Par rapport à cette dernière œuvre, le titre annonce d’emblée le thème développé, celui du jeu, un thème classique de la littérature russe, développé par Pouchkine, Lermontov et Gogol, et repris après Dostoïevski par Zweig dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme. Ce sujet permet à Dostoïevski de reconduire plusieurs de ses obsessions et de reprendre certains des schémas narratifs qui unissent ses œuvres entre elles. Mais ce roman écrit dans l’urgence exacerbe surtout ses manies d’écriture, et tout particulièrement le désordre de ses narrations – désordre qui atteint ici un niveau inégalé.
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« Don Quichotte » de Cervantès – d’une satire des romans de chevalerie à une démonstration en acte des pouvoirs de la littérature

Un demi-siècle après Rabelais, Cervantès écrit avec Don Quichotte l’un des premiers romans modernes de la littérature européenne. L’œuvre peut être considérée comme le roman des romans, tant elle contient d’œuvres à venir. Dix ans s’écoulent, entre l’écriture de la première partie, en 1605, et celle de la seconde. Plus encore que cette durée, c’est l’intégration de la réception de la première partie à la narration de la deuxième qui donne l’impression d’avoir presque affaire à deux œuvres distinctes. Leur dissociation repose également sur le fait que la première est la plus connue, alors qu’elle est pourtant la plus disparate, la plus étonnante dans sa structure – ou son absence de structure –, ce que met en évidence la deuxième par contraste. Il faut relire l’ensemble de manière cursive pour s’en rendre compte et rencontrer enfin cette œuvre dont on parle souvent sans l’avoir lue, pour paraphraser Pierre Bayard, qu’on connaît de réputation ou par ses extraits les plus célèbres, et appréhender ainsi sa composition déroutante, son mouvement inlassable, sa complexité, et tout ce qu’elle contient de littérature en puissance.
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Présentation d’« Oncle Vania » de Tchekhov dans la perspective de la mise en scène de Gilles Bouillon

Les dernières pièces de Tchekhov sont les plus célèbres. La Mouette est créé en 1895, Oncle Vania en 1897, Les Trois Sœurs en 1901 et enfin La Cerisaie en 1904, quelques mois avant sa mort. En 1895, il travaille donc à La Mouette et place quantité d’espoirs dans cette pièce. Cependant, elle ne rencontre pas le succès escompté. La création est même un échec retentissant, qui fait prendre à Tchekhov la décision de s’éloigner du théâtre. Amer, il confie dans sa correspondance regretter d’avoir « gâché » plusieurs sujets en en faisant des pièces de théâtre, et non des récits.
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« L’Enfant brûlé » de Stig Dagerman – passions du deuil

L’Enfant brûlé est l’un des quatre romans de l’auteur suédois Stig Dagerman, dont l’œuvre la plus connue est un essai sur le suicide qui précède de deux ans celui de l’auteur à 31 ans : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier ». L’Enfant brûlé peut se lire comme une illustration de ce titre poignant, en ce qu’il relate le difficile travail de deuil d’un jeune homme après le décès de sa mère, et les relations conflictuelles que cette situation engendre avec son père, avec sa fiancée, et avec la nouvelle amante de son père. Son besoin de consolation incommensurable, Bengt l’assouvit par la haine, la sournoiserie, la passion et la pensée du suicide. Tout au long d’une année, sont ainsi disséquées les étapes du deuil d’un jeune garçon en pleine formation morale et émotionnelle.
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« Les Armoires vides » d’Annie Ernaux – dernier jour d’une condamnée

Le premier roman d’Annie Ernaux, Les Armoires vides, contient en puissance plusieurs de ses œuvres à venir. Dans ce texte d’inspiration autobiographique, l’autrice relate son enfance et son parcours de transfuge, du café-épicerie de ses parents à l’université, au travers du personnage de Denise Lesur. Quoiqu’elle révèle en creux la genèse d’une autrice, l’œuvre ne livre pas le récit victorieux d’une ascension sociale permise par l’école. La trajectoire de la jeune femme est retracée dans un moment de crise, qui la condamne selon elle à la fatalité de son milieu d’origine.
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Présentation d’ « Un ennemi du peuple » d’Ibsen dans la perspective de la mise en scène de Thibaut Wenger

Présentation d'Un ennemi du peuple d'Ibsen, dans la perspective de la mise en scène de Thibaut Wenger. Show devant réalisé au Théâtre de Châtillon-Clamart. Un ennemi du peuple, pièce publiée en 1882 et créée l’année suivante à Copenhague, est considérée comme une pièce de la maturité d’Ibsen. L’auteur a en effet déjà fait ses preuves plusieurs fois, notamment avec Peer Gynt (1867) et Une maison de poupée (1879), qui sont probablement ses deux œuvres les plus connues.
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« La Guerre n’a pas un visage de femme » de Svetlana Alexievitch – comprendre grâce au récit choral de femmes oubliées ce que ça veut dire, « faire la guerre »

En 2015, l’autrice biélorusse Svetlana Alexievitch s’est vu remettre le Prix Nobel de littérature pour « son œuvre polyphonique, mémorial de la souffrance et du courage à notre époque ». Dès son premier texte publié en 1985, La Guerre n’a pas un visage de femme, l’autrice formée au journalisme a en effet inventé une manière d’écrire tissée d’innombrables témoignages mis en résonance. Cette forme d’écriture chorale lui a été inspirée par les récits de femmes russes qui ont participé à la Seconde Guerre mondiale, qu’elle est allée interroger afin d’offrir une perspective inédite sur l’Histoire, essentiellement écrite au masculin, et donner ainsi pour la première fois une pleine perception de ce que c’est, la guerre.
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« Quand tu écouteras cette chanson » de Lola Lafon – lecture happée par le récit d’une nuit

La dernière œuvre de Lola Lafon, Quand tu écouteras cette chanson, parue en septembre 2022, a été écrite à l’invitation d’Alina Gurdiel, qui a créé chez Stock une collection intitulée « Ma nuit au musée ». Une collection qui encourage les croisements entre les arts, entre la littérature et la peinture, ou la sculpture. Sauf quand, comme Lola Lafon, c’est d’un musée d’histoire dont il est question. En l’occurrence, l’autrice a demandé à passer la nuit dans la Maison Anne Frank à Amsterdam, choix qui leste aussitôt le projet d’écriture d’un poids singulier, d’une gravité certaine. Pour Lola Lafon, l’expérience se révèle l’occasion de s’interroger sur son geste d’écriture tout en interrogeant fantômes du passé et de son passé.
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Présentation de « Roméo et Juliette » de Shakespeare, dans la perspective de la découverte du spectacle de La Cordonnerie, « Ne pas finir comme Roméo et Juliette »

Présentation de Roméo et Juliette de Shakespeare, dans la perspective de la découverte du spectacle de La Cordonnerie, Ne pas finir comme Roméo et Juliette. Show devant réalisé au Théâtre de Châtillon. Le titre du dernier « ciné-spectacle » de la compagnie La Cordonnerie, Ne pas finir comme Roméo et Juliette, établit immédiatement un dialogue avec la pièce la plus connue de Shakespeare. Qu’on l’ait lue en entier ou par bouts, vue sur une scène de théâtre, d’opéra, de comédie musicale ou de ballet, vue adaptée à l’écran sous un quelconque format, ou entendue racontée de manière plus ou moins exhaustive, s’imposent immédiatement certaines réminiscences au moment d’en entendre le titre.
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