« Invisibili » d’Aurélien Bory au Théâtre des Abbesses – danse-théâtre-peinture

L’année 2024 est inaugurée avec un spectacle se situant aux frontières de plusieurs disciplines, que le Théâtre de la Ville choisit de placer sous la double étiquette « Théâtre/Danse », mais qui puise son inspiration dans une fresque du XVe siècle. L’héritage évident de Pina Bausch dans cette œuvre amène à envisager Invisibili, d’Aurélien Bory, sous le prisme d’une triple catégorie : danse-théâtre-peinture. L’artiste bâtit une dramaturgie erratique à partir de cette rencontre, comme il a pu le faire pour Espæce, ponctuée par des forte, mais aussi, hélas, des piano, qui surgissent dès lors que l’artiste se risque à esquisser un discours sur le monde actuel.

Le musicien Gianni Gebbia entre à jardin et s’installe au milieu d’instruments : un harmonium, un saxophone et une ligne de tubes à essais activés mécaniquement qui esquissent des bruits, entre respiration et écriture sur papier. Il active cet appareil étrange et se saisit d’un saxophone, puis le cadre déposé au sol s’élève et découvre progressivement une fresque anonyme, Le Triomphe de la mort – fresque qui constitue le personnage principal du spectacle. Son lent dépliement permet déjà d’en détailler les éléments, de haut en bas. Une fois la toile redressée, un pan se replie et dégage une ouverture, mouvement sonorisé qui lui donne de la profondeur, et un homme paraît. Il pose ses mains noires sur la toile, et plus précisément sur les mains blanches des personnages à sa hauteur. Ce faisant, il fait réaliser qu’il y a d’innombrables mains, sur cette toile. Il imite ensuite quelques-unes des postures des nombreux personnages, en les désignant par quelques mots, en français ou en anglais, puis disparaît.

À sa suite, une, deux, trois, quatre danseuses apparaissent, de la même façon. L’une est distinguée par sa robe plus claire que les autres, des robes amples, fluides, toutes différentes. À quatre, elles imitent la posture d’un groupe de femme de la fresque, et la recommencent sans cesse alors que celle en gris s’échappe, chaque fois rattrapée par celles en noir. Cette répétition, et le mouvement de contrainte de plus en plus prononcé qui s’en dégage, imposent le souvenir du mythique Café Müller de Pina Bausch, et plus généralement de ce mélange si singulier de danse et de théâtre qu’elle a exploré et nommé Tanztheater. Plus tard, des chaises de café en bois achèveront de convaincre de l’influence de cette artiste sur Bory.

Après avoir soumis à plusieurs reprises la jeune femme en gris, les trois parques la poussent dans les bras de la mort, au cœur de la fresque, figurée par un squelette qui chevauche un cheval et terrasse une trentaine de personnages. Le spectacle prend alors l’allure d’une danse macabre qui rejoue le mythe de la jeune fille et la mort. Une danse d’un corps avec une toile, aux couleurs changeantes avec les lumières d’Arno Veyrat, et qui progressivement gagne en volume lorsque la danseuse disparaît en elle, se fond en elle, se laisse engloutir. Cette mise en mouvement de la fresque, en principe plane et rigide, anéantit la distinction établie par Diderot entre la peinture et le récit, le premier art de l’espace, le second art du temps. Le plateau, comme l’a plusieurs fois démontré Gaëlle Bourges, permet de procéder à une lecture de l’œuvre, d’en révéler les détails, l’envers ou le potentiel narratif. Une danseuse viendra ainsi en faire parler les figures en italien, se révélant polyvalente, comme le sont souvent les artistes qui travaillent avec Bory.

Un point d’orgue est atteint quand Chris Obehi interprète à l’harmonium l’Hallelujah de Léonard Cohen, repris par les voix tremblantes des femmes, soumises comme les chaises qui les entourent à des vibrations puissantes du sol. Ce tour de magie nouvelle dont on sait l’artiste capable depuis Espæce et La Disparition du paysage, que confirme plus tard la chorégraphie d’un voile de fumée, décuple l’émotion que convoque aussitôt et immanquablement les premières notes de cette chanson. Si quelques moments de flottement s’étaient manifestés jusque-là, le soufflet retombe cependant brutalement quand après ce morceau surgit un bateau gonflable de derrière la toile. Au-delà du choc temporel que produit une telle apparition, c’est la vacuité et la littéralité du discours qu’on imagine sur le sort des migrants, supposé offrir une illustration contemporaine du triomphe de la mort, qui frappe. La lecture du programme révèle que cet épisode est inspiré par la trajectoire de Chris Obehi lui-même, mais sous cette forme, il ne reste rien de l’épopée dramatique dont il a été le héros. Le caractère décousu de la dramaturgie apparaît cruellement dans cette longue séquence, que n’arrivent pas à rattraper les suivantes.

Le propos de Bory sur son œuvre creuse encore la déception. L’artiste prétend placer la ville de Palerme, qui lui a commandé le spectacle, au cœur d’Invisibili. Mais si on ne sait pas que c’est dans un de ses musées que la fresque est conservée, cet ancrage spatial est insoupçonnable. En outre, Bory dit vouloir traduire la crainte de mourir qu’exprime la fresque à travers deux fléaux propres à notre époque : le cancer du sein, dont est morte sa mère, et qu’il compare à la peste noire…, et la crise migratoire. De la même façon que le destin de Georges Perec se révélait après coup un sous-texte presque insoupçonnable dans Espæce, ces questions, qu’il choisit cette fois de restituer de manière plus directe mais sur un mode superficiel, interrogent sur la capacité de son langage artistique à s’emparer de sujets graves et à s’aventurer au-delà d’expériences sensibles immédiates, qui peuvent avoir une valeur propre et singulière si toute autre prétention est abandonnée.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Invisibili », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.

Related Posts