« Einstein on the beach » de Bob Wilson et Philip Glass

Le célèbre opéra de Bob Wilson et Philip Glass, Einstein on the beach, créé en 1976, a constitué une véritable rupture esthétique à l’époque de sa création. En 2014, peu après sa recréation en 2012, on peut se demander l’effet que produit ce spectacle alors que le choc est nécessairement moins grand que dans les années 1970. Si cet objet non identifiable a en effet ouvert une nouvelle ère théâtrale, il semble que ce soit dû à l’état extrêmement singulier dans lequel il plonge, à l’expérience sensorielle et perceptive qu’il propose. Si la production théâtrale en offre aujourd’hui de nombreuses, chaque fois uniques, le spectacle paraît bien être resté sans pareil, hors norme.

Einstein - afficheLa fébrilité du public qui s’apprête à découvrir ce spectacle devenu historique, voire mythique, est sensible dès le hall du Théâtre du Châtelet. La salle à l’italienne est comble, et même les marches des balcons sont prises d’assaut pour mieux voir la scène. Tandis que le public s’installe comme il peut, sur le plateau, à cour, se trouvent deux individus assis à des tables d’écoliers, et dont les doigts frémissent. Quand le brouhaha s’apaise, on s’aperçoit alors qu’ils parlent, et le silence ne trouvera jamais sa place pendant toute la durée de la représentation.

D’emblée cette frontière floue entre l’avant-spectacle et le spectacle, contraire à la netteté caractéristique de l’esthétique scénique de Bob Wilson, annonce une espèce d’agitation qui perdure tout le long de la séance. La représentation durant plus de quatre heures sans entracte, le public se donne – avec l’assentiment des artistes – la liberté de sortir au bout d’une heure trente, de façon temporaire ou non. Ce mouvement incessant qui se communique de la scène à la salle témoigne de la relation singulière que Bob Wilson et Philip Glass instaurent entre le public et leur œuvre.

Einstein on the Beach - prologueDe fait, après un certain temps d’accoutumance, le spectateur réalise qu’il peut quitter la salle sans avoir le sentiment de rater quelque chose, ou d’interrompre un moment le flux de la représentation sans être perdu. Le spectacle plonge dans une certaine forme d’hypnose de laquelle on peut s’extraire avant autant de facilité que l’on peut y revenir. Cela tient au fait qu’il s’agit moins de théâtre que d’opéra, et même que toute forme d’intrigue a disparu. Plus encore, il n’y a plus de personnages, plus de texte ou presque, à peine quelques paroles, et l’on serait même en peine de parler d’une quelconque logique, ou d’une forme de continuité. Le public est placé face à une série de tableaux purement contemplatifs, qui inscrivent dans une durée, accentuée par les phénomènes de répétition, gestuelle ou musicale.

Dire ce qu’il se passe sur scène ou même en soi relève de la gageure. Chaque séquence est lentement construite, parfois même plusieurs fois recommencée, avant que l’on passe à tout autre chose, dans un flux onirique d’images, de gestes et de sons. On a pu invoquer à propos de ce spectacle la notion de stream of consciousness, empruntée à la littérature, et il semble tentant au début de croire que l’on assiste en effet à un rêve d’Einstein, que l’on soit invités dans son intériorité. Suggéré en bord de scène par l’unique acteur à la chemise rouge, nous tournant le dos, comme pris dans des calculs intenses, il a d’abord pu sembler que la scène prenne la forme de ses représentations mentales. Cela pouvait expliquer le ressassement, le recommencement, le sentiment de mécanique et de mathématiques. Néanmoins, l’épreuve de la durée oblige à se défaire de cette possible entrée, trop simple pour l’ensemble, et à accepter d’être balloté sans repères.

Einstein on the Beach - trainAprès un prélude chanté en fosse, qui compte et décompte des unités sans référence, la scène s’ouvre en profondeur sur un monde lunaire. Le fond est monochrome et au ras du sol se répand une fumée nuageuse qui ne s’élève pas. Des automates, tous vêtus de même à l’exception d’un, tracent des diagonales et des lignes dans cet espace nu par leurs déplacements, et répètent les mêmes gestes indéfiniment. Une locomotive arrive et repart, et le mouvement reprend au point de départ, avec une légère progression à chaque fois. La séquence est lente, incessante et hypnotique.

A ce premier tableau succèdent plusieurs autres tout aussi indescriptibles, entrecoupés de scènes plus courtes, les knee plays, qui servent de transition et permettent au public effaré et déçu de s’échapper, ou aux plus intrigués de faire une pause. Dans cette lente et somnolente traversée du désert, on voit passer sur scène un tribunal, une maison, le même tribunal assorti d’une prison, une sorte d’église… Les mouvements sont rares, décomposés, et les contacts presque inexistants. De grands tableaux dansés chorégraphiés par Lucinda Childs viennent eux aussi servir de transition visuelle entre deux. Là, hommes et femmes se confondent et virevoltent suivant des lignes géométriques dans un mouvement perpétuel qui conduit là encore à l’hypnose.

Einstein on the beach - danceMais c’est en réalité la musique qui domine la scène. Elle est l’œuvre Philip Glass, pionnier de la musique minimaliste et de l’école répétitive. Ses compositions sont caractérisées par la reprise infinie de courts motifs avec des crescendo et decrescendo, et des nuances infimes qui semblent justifier les pages de partition que tournent des musiciens sur leur pupitre. Cette musique singulière conduit à l’ivresse et à l’abrutissement tant la répétition est poussée à son maximum. Dans l’orchestre se distinguent en particulier un saxophoniste et un violoniste qui prête son visage à la figure d’Einstein qui donne mystérieusement son titre à l’opéra et dont l’image surgit de temps à autres en arrière-plan. La place de la musique est telle qu’elle est capable de dissiper toute forme de présence humaine sur scène et d’accompagner pendant plus de trente minutes l’interminable redressement d’un large faisceau lumineux.

L’ensemble produit un effet d’immersion hors temps, hors réel, dans cette matière insaisissable et indicible qui prend fin avec une acmé. Après une knee play particulièrement esthétique qui joue sur les ombres des corps des deux comédiens, un mur de cases aux lumières dorées, étincelantes, qui forment successivement des ronds, des carrés et des courbes, s’avancent, et devant elles des clones d’artistes qui font mine de les tracer. Des cabines de verre habitées par un corps se croisent dans leur mouvement vertical et horizontal, tandis que des danseurs tracent de nouvelles lignes imaginaires au sol.

Einstein on the beach - finalLa mélodie initiale revient ensuite, et après un nouveau dialogue à demi-mots, plus musical que destiné à être compris comme les précédents, le chauffeur d’un train plus moderne que le premier tient un discours sur l’amour cette fois pleinement audible pour les anglophones. Après l’émerveillement visuel de la scène précédente, que l’on n’attendait plus après tant de temps, sa simplicité et sa clarté font enfin naître l’émotion.

Ainsi survenue in extremis, elle est certainement l’œuvre de tout ce qui précède. Mais pour obtenir une telle récompense, il a fallu surmonter la véritable épreuve que constitue le spectacle, tant physique que morale. Les trente-cinq ans qui nous séparent de sa création n’ont visiblement pas suffi à le décrypter, à dissiper le mystère qui l’entoure, et l’objet reste insaisissable, étrange, déroutant, inqualifiable.

F.

einsteinOnBeach-Lightbox

Pour en savoir plus sur « Einstein on the beach », rendez-vous sur le site du Théâtre du Châtelet.

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