Catégorie : Spectacles

« Bérénice » de Romeo Castellucci au Théâtre de la Ville – fantasmes castelluppertiens de Bérénice

Ce spectacle était d’emblée annoncé comme un temps fort de la saison en cours, depuis près d’un an : il annonçait le retour de Castellucci sur la scène théâtrale française après plusieurs mises en scène d’opéra avec une adaptation de Bérénice de Racine et Isabelle Huppert dans le rôle principal, pour la première fois dirigée par le grand maître italien. Le nom du personnage, celui de l’actrice et celui de l’artiste se disputent la première place sur l’affiche du Théâtre de la Ville, récemment rouvert. La salle comble, plus mondaine que d’ordinaire encore, se divise au moment des saluts : après plusieurs vagues de départ en cours de spectacle, une partie du public hue Isabelle Huppert et ses comparses de scène tandis qu’une autre essaie de couvrir les cris désapprobateurs d’applaudissements frénétiques et de « bravo ». La proposition radicale – comme attendu – scinde. Si cette mise en scène n’est pas du Racine, ni même une lecture de Racine, elle est pourtant bien du Castellucci, et bien du Huppert, qui à eux deux fantasment de loin en loin le personnage de Bérénice pour créer à partir d’elle des images aussi neuves que déroutantes.
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« Tom na fazenda » de Rodrigo Portella et Armando Babaioff au Théâtre de Châtillon – anthologie de la violence sur scène

Tom na fazenda, « Tom à la ferme » en portugais, est un spectacle qui a permis de découvrir en France le travail d’un metteur en scène brésilien, Rodrigo Portella, qui a déjà créé quantité de spectacles dans son pays. Celui-ci date de 2017, et après une grande tournée nationale, il a été accueilli au Festival TransAmérique en 2018, puis au Off d’Avignon 2022, avant une série de dates françaises cette saison. La réception du spectacle passe sans doute par le prisme du film de Xavier Dolan, pour le public québécois et le public français. Mais Rodrigo Portella ne l’a découvert qu’après lui, engagé dans ce projet par Armando Babaioff, acteur qui a découvert le texte de théâtre de l’auteur québécois Michel Marc Bouchard et l’a sollicité pour le monter car il lui semblait parler exactement de lui et du monde d’où il vient, porté par la conviction que l’homophobie dont traite l’œuvre n’est pas cantonnée au Québec de 2009 (date d’écriture de la pièce), de 2013 (date du film de Dolan), mais qu’elle retentit encore puissamment au Brésil en 2017, ou en France, aujourd’hui. Les deux artistes réunis pour ce spectacle s’emparent donc de ce texte d’une grande subtilité et explorent avec elle de multiples formes de violence sur scène.
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« Le Silence » de Lorraine de Sagazan à la Comédie-Française – indicible infrangible du deuil

Après Christiane Jatahy, Chloé Dabert, Ivo van Hove, Christophe Honoré, Julie Deliquet, Guy Cassiers, Thomas Ostermeier, Silvia Costa et d’autres encore ces dernières années, c’est au tour de Lorraine de Sagazan d’être invitée à diriger la troupe de la Comédie-Française. Comme plusieurs parmi celles et ceux cités, l’artiste fait un pas de côté par rapport au répertoire théâtral et trouve avec Guillaume Poix son inspiration du côté du cinéma. Non pour adapter un scénario de film, comme Christiane Jatahy, Ivo van Hove ou Julie Deliquet : c’est dans toute une œuvre cinématographique que le duo puise, celle de Michelangelo Antonioni. Ce matériau donne lieu à un spectacle radical, qui confronte de manière extrême à la souffrance indicible causée par le deuil.
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« Les Forteresses » de Gurshad Shaheman au Théâtre de la Bastille – trois sœurs iraniennes

Reporté par le covid, finalement créé en 2021, le spectacle Les Forteresses arrive au Théâtre de la Bastille après une grande tournée en France. Après avoir fait œuvre de sa vie, après avoir fait entendre la voix de réfugiés LGBT, l’artiste franco-iranien Gurshad Shaheman rassemble les femmes de sa famille pour faire entendre leur histoire. La découverte des Forteresses est précédé d’une bonne réputation qui n’est pas volée : le spectacle se révèle de ses œuvres qui constituent un précédent dans l’appréhension que l’on a d’un pan d’histoire – en l’occurrence l’histoire de l’Iran, depuis les années 1960.
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« La Brande » d’Alice Vannier au Théâtre de la Cité internationale – immersion en névropathie

Cette semaine avait lieu la première parisienne d’un spectacle créé il y a plus d’un an au Point du jour à Lyon, La Brande, de la compagnie Courir à la Catastrophe, mis en scène par Alice Vannier. Après entre autres un spectacle inspiré par la pensée de Pierre Bourdieu en 2018, En réalités, la compagnie s’est cette fois intéressée à la clinique de La Borde, établissement ouvert dans le Loir-et-Cher en 1953 sous l’impulsion de Jean Oury, qui a permis le développement de la psychothérapie institutionnelle, et qui constitue aujourd’hui encore une référence dans le domaine. Des recherches sur l’histoire du lieu et deux semaines d’immersion de l’équipe artistique au moment de l’année où soignants et soignés donnent rendez-vous aux personnes extérieures à la clinique pour une journée de fête ponctuée par une représentation, ont donné naissance à ce spectacle.
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« Oncle Vania » de Galin Stoev à Points communs – Tchekhov insubmersible

L’Oncle Vania de Galin Stoev, créé il y a un an au ThéâtredelaCité à Toulouse que le metteur en scène bulgare dirige, poursuit sa tournée française en passant par Pontoise. La mise en scène propose une lecture résolument contemporaine de la pièce de Tchekhov, projetée dans un « futur dystopique » et retraduite avec quantité d’anachronismes qui surlignent le caractère prémonitoire des préoccupations du médecin Astrov et du mal-être des autres personnages. L’approche ludique mais parfois arbitraire de Galin Stoev est rattrapée par une distribution qui fait percevoir quantité de nuances et révèle le caractère insubmersible de Tchekhov.
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« Le Malade imaginaire ou le silence de Molière » d’Arthur Nauzyciel à la Comédie de Reims – exalter la comédie, le jeu, le théâtre, pour soigner les malades et consoler les morts

Près de 25 ans après la création originale, Arthur Nauzyciel recrée sa toute première pièce : une mise en scène du Malade imaginaire de Molière, mise en dialogue avec un texte du critique, chercheur et enseignant Giovanni Macchia, grand passeur de Molière en Italie, dont les écrits ont été traduits en français. Cette reprise est programmée à la Comédie de Reims en ce début d’année, mais le spectacle pourrait donner l’impression d’avoir été créé il y a quelques mois seulement, tant la pertinence en paraît intacte. D’une grande intelligence dramaturgique et remarquablement joué – par des acteurs et actrices présents lors de la création, Catherine Vuillez, Laurent Poitrenaux et Arthur Nauzyciel, ainsi que par la 10e promotion du TNB que ces deux derniers ont formée – ce Malade imaginaire ou le silence de Molière offre un grand moment de théâtre.
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« Les Émigrants » de Krystian Lupa au Théâtre de l’Odéon – interroger les vivants pour faire revivre les morts, du Sebald dans le texte, du Lupa dans le texte

Les Émigrants marque le grand retour de Krystian Lupa en France, depuis Le Procès, en 2018. Entre temps, l’artiste polonais a pourtant créé plusieurs spectacles : Capri, île des fugitifs d’après Kaputt et La Peau de Malaparte (2019), Austerlitz d’après Sebald (2020) et Imagine (2022), spectacle dont le texte a paru chez Deuxième Époque. Ces retrouvailles étaient d’autant plus attendues que retardées l’été dernier par une polémique déclenchée lors de la création du spectacle par les techniciens et techniciennes de la Comédie de Genève, qui ont dénoncé des conditions de travail insoutenables. Cette annulation avait entraîné celle du Festival d’Avignon, quelques semaines plus tard. Stéphane Braunschweig, directeur du Théâtre de l’Odéon, a fait le choix de maintenir le spectacle prévu dans sa programmation et a créé les conditions rendant possible la création, sept mois plus tard. Malgré les débats qu’a engendrés cette affaire, sur la réputation colérique, voire tyrannique du metteur en scène, qui appartient comme d’autres à une génération qui se distingue de celles qui suivent par sa capacité à centraliser l’énergie créatrice, le public est largement présent au rendez-vous de ce nouveau spectacle, au début comme au terme des quatre heures quasi et demie. L’épopée de son processus de création mise à part, le résultat est incomparable. Lupa confirme, avec l’adaptation de deux récits de W. G. Sebald, la singularité de son théâtre – de son esthétique, de sa direction d’acteur, de sa façon de restituer une œuvre et de penser la mémoire européenne.
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« Invisibili » d’Aurélien Bory au Théâtre des Abbesses – danse-théâtre-peinture

L’année 2024 est inaugurée avec un spectacle se situant aux frontières de plusieurs disciplines, que le Théâtre de la Ville choisit de placer sous la double étiquette « Théâtre/Danse », mais qui puise son inspiration dans une fresque du XVe siècle. L’héritage évident de Pina Bausch dans cette œuvre amène à envisager Invisibili, d’Aurélien Bory, sous le prisme d’une triple catégorie : danse-théâtre-peinture. L’artiste bâtit une dramaturgie erratique à partir de cette rencontre, comme il a pu le faire pour Espæce, ponctuée par des forte, mais aussi, hélas, des piano, qui surgissent dès lors que l’artiste se risque à esquisser un discours sur le monde actuel.
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« Orphelins » de Dennis Kelly, mis en scène par Sophie Lebrun et Martin Legros au Théâtre de Belleville – jouer avec le texte, tout le texte, pour mieux le jouer

Au Théâtre de Belleville est repris un spectacle créé en 2018 par la compagnie normande La Cohue, et programmé au 11, à Avignon en 2019 : Orphelins de Dennis Kelly, mis en scène par Sophie Lebrun et Martin Legros. Il s’agit du texte le plus monté en France de l’auteur britannique, qui a également inspiré des mises en scène de Love and Money, Girls and Boys, ADN ou Débris. Son écriture ciselée, qui décortique des faits divers et joue sur des effets de révélation, met le jeu d’acteur au défi. Le parti des pris des artistes est d’intégrer une strate de plus de ce texte, afin d’introduire encore plus de jeu et de nuance.
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