Alors que le corpus qu’il avait constitué au fil des ans le tenait à distance de la littérature française, l’Allemand Frank Castorf s’intéresse à Racine en cette fin d’année, après le Don Juan de Molière en 2018. Parmi ses pièces, il choisit Bazajet, tragédie de l’amour et du pouvoir, mais surtout tragédie de l’Orient, du sérail, des sultans et des esclaves. Contrairement à ses habitudes, Castorf précise néanmoins le titre de son spectacle : Bazajet en considérant le Théâtre et la peste. Il annonce ainsi d’emblée lire Racine à la lumière d’Artaud – ou l’inverse. L’indication annonce également de manière plus implicite que le metteur en scène fait preuve dans ce spectacle d’une conscience aiguë de son art, qui le rend pleinement maître de ses moyens.
Le spectateur qui se sait en retard est généralement angoissé de rater le début du spectacle qu’il s’empresse de rejoindre. Ceci parce que les metteurs en scène accordent une importance toute particulière aux premières minutes, voire secondes du spectacle, qui en plus de donner le ton, installent le rapport mis en place avec le public à partir duquel le spectacle a été conçu. Pour l’habitué de Castorf, la préoccupation n’est pas si grande, car plusieurs spectacles lui ont prouvé que son théâtre est fait d’énergies plutôt que de signes, et même que la perte – par l’abondance, l’utilisation de plusieurs langues pas toujours traduites ou la saturation sonore – fait partie de l’expérience qu’il propose au spectateur.
Avec Bazajet, l’expérience anticipée est vite déstabilisée quand les ouvreurs font passer les retardataires par le haut du théâtre et annoncent leur arrivée en chuchotant dans leur micro – comme si l’on s’apprêtait à troubler la lente mise en condition d’un spectacle de Claude Régy, qui, pour éviter cette situation, refuse tout simplement l’entrée des retardataires. Ces précautions préparent à un calme étonnant une fois en salle. La scénographie paraît toujours aussi composite au premier coup d’œil, mais elle n’est habitée que par deux acteurs, qui ne crient pas, ne courent pas, ne sont pas nus ni ensevelis par une forte musique. Bien au contraire, un long silence occupe le plateau, pile au moment de trouver une place à tâtons. Quand enfin ils reprennent la parole, il se mettent à parler français, et non allemand. Si le kitsch de la scénographie ne produisait pas un effet de reconnaissance, on pourrait presque avoir un doute et se demander si l’on ne s’est pas trompé de salle.
Si les acteurs parlent français, c’est que pour la deuxième fois, après La Dame aux camélias en 2012, Castorf a choisi de travailler avec des acteurs français. D’un spectacle à l’autre, on retrouve d’ailleurs Jeanne Balibar, inévitablement, Jean-Damien Barbin et Claire Sermonne. S’adjoignent à cette micro-troupe Adama Diop, qui a récemment été dirigé par Julien Gosselin et Stéphane Braunschweig, et Mounir Margoum, acteur de Jean-Louis Martinelli retrouvé à Avignon l’été passé dans Nous, l’Europe, banquet des peuples. Cette distribution est relativement restreinte par rapport à l’époque de la Volksbhüne, durant laquelle Castorf travaillait avec une douzaine d’artistes – ce qui lui permettait (mais le lien de cause à effet nécessite d’être pensé) de s’emparer de grandes fresques romanesques, de Dostoïevski ou de Boulgakov.
La Dame aux camélias avait amené à faire l’hypothèse que des acteurs français, même dirigés par Castorf, restaient intrinsèquement français, et ne réussissaient pas à se mettre dans l’état de transe dans lequel s’unissaient les acteurs allemands. Ici, à voir les acteurs parler et non hurler, et commenter justement le fait de crier avec Antonin Artaud, l’idée qui affleure est plutôt que Castorf a pris du recul par rapport à sa propre pratique. Le simple fait d’invoquer Artaud, dont les préceptes servent de grille de lecture à son théâtre, renforce cette hypothèse. Lire Artaud convoque en effet le souvenir de Castorf lorsqu’il écrit par exemple : « L’acteur qui ne refait pas deux fois le même geste, mais qui fait des gestes, bouge, et certes il brutalise des formes, mais derrière ces formes, et par leur destruction, il rejoint ce qui survit aux formes et produit leur continuation »[1]. Ou lorsqu’il oppose un théâtre physique au théâtre psychologique de son époque, et qu’il rêve d’un jeu qui exigerait une intensité telle qu’elle confinerait au délire :
Une fois lancé dans sa fureur, il faut infiniment plus de vertu à l’acteur pour s’empêcher de commettre un crime qu’il ne faut de courage à l’assassin pour parvenir à exécuter le sien, et c’est ici que, dans sa gratuité, l’action d’un sentiment au théâtre, apparaît comme quelque chose d’infiniment plus valable que celle d’un sentiment réalisé.[2]
Plutôt que d’amener Adama Diop et Mounir Margoum à se mettre dans cet état de fureur, notamment par le cri, Castorf leur fait dire ici un texte d’Antonin Artaud sur le cri, sur sa puissance singulière qui vient de la faiblesse : « pour crier je n’ai pas besoin de la force, je n’ai besoin que de la faiblesse, et la volonté partira de la faiblesse, mais vivra, pour recharger la faiblesse de toute la force de la revendication »[3]. Ces lignes paraissent un commentaire sur sa pratique, qui attire l’attention sur la puissance modulée des voix des acteurs, sur leur souffle qui passe de leurs poumons à celui des spectateurs sans passer par leurs oreilles, et ceci tout au long du spectacle – et le public français peut pleinement se concentrer sur ces nuances, pour une fois que sa relation à la scène ne dépend pas de la médiation d’un panneau de surtitres.
La contenance initiale des acteurs est rapidement troublée. Les gestes, les corps, puis les voix qui déraillent trahissent bientôt la nervosité extrême des personnages. Ce sont Acomat et Osmin, conspirateurs de l’ombre qui assistent aux premières loges à la tragédie de Bazajet, Roxane et Atalide. Mais Castorf ne déploie pas la situation d’emblée insoluble qui les unit tous. Comme à son habitude, il troue l’unité du texte avec d’autres – d’Artaud, de Pascal et de Dostoïevski. En plus de cela, il reconfigure l’ordre des morceaux qu’il garde. Sa démarche n’est pas celle d’un herméneute, d’un interprète de la structure et du détail. Elle consiste plutôt à ménager de nombreuses confrontations du texte avec des éléments apparemment incongrus, qui renvoient tous à des pans de réalité différents.
Les décrochages surviennent ainsi dans la langue, quand Artaud fait irruption ou quand les acteurs se laissent aller à l’improvisation entre deux vers, se libérant pour un instant du carcan de l’alexandrin – mais révélant aussitôt la puissance expressive de la contrainte face au flux mou de la parole non écrite ni pensée. Ils surviennent encore dans les corps, qui s’agitent, font des gestes apparemment incohérents : monter et descendre une fermeture éclair de manière frénétique, allumer à tout instant une cigarette, ou même plusieurs, couper des légumes sans même regarder quitte à y perdre un doigt, ou se revêtir de tenues toujours plus majestueuses. L’organisation de l’espace ménage de nouveaux décrochages, quand les acteurs passent du plateau relativement vide et ouvert aux espaces intérieurs que dérobent au regard une tente aux allures de burqa ou un truck transformé en cuisine, planqué derrière un panneau immense représentant un sultan aux yeux lumineux, et un néon rouge indiquant « Babylon 0-24 ». Selon l’endroit où les acteurs se trouvent, le jeu n’est pas le même. Dans les intérieurs, ils sont filmés de près par une caméra, ce qui les encourage à s’exhiber, à dévoiler leur intimité de manière impudique, tandis que l’espace extérieur paraît impliquer un jeu plus hiératique – s’il est possible d’employer cet adjectif pour parler d’acteurs dirigés par Castorf !
Quand les vers de Racine retentissent dans la rue, sur le trottoir, au milieu des décorations de Noël et des bus qui passent à toute allure dans la nuit, ou quand ils sont tantôt engloutis tantôt révélés par un biais inattendu grâce à une musique rock, une impression prend la forme d’une idée. Celle que Castorf reproduit en quelques sortes par tous ces décrochages l’expérience de la lecture, lorsqu’elle est troublée par le réel, les préoccupations du quotidien, les bruits du monde. Ou quand elle fait l’objet de reformulations silencieuses, en langue ordinaire, ou de relectures qui bouleversent l’ordre linéaire du texte.
La nuance est néanmoins que sur cette scène importe moins de suivre l’intrigue qui unit les personnages – une favorite devenue sultane, un frère de sultan sur qui pèse une menace de mort, deux amours interdites… – que d’explorer les affects qui les traversent. Castorf fait d’ailleurs le choix d’exacerber ces affects en réécrivant totalement le rôle de Bazajet. Dans son spectacle, il n’est pas le jeune homme menacé de mort que deux femmes aiment, et qui hésite entre sauver sa vie ou vivre selon son cœur et prendre le risque de mourir. Il est incarné par Jean-Damien Barbin, plus âgé que le rôle qu’il est supposé interpréter, et qui cultive un style négligé à la Gainsbourg, qui demande rapidement : « Atalide ? c’est qui Atalide ? » – alors qu’elle est dans la pièce celle qu’il aime et pour laquelle il est prêt à mourir. Toutes ses répliques sont soigneusement éludées, supprimées ou remplacées par des textes d’Artaud. Bazajet paraît ainsi un homme profondément névrosé, entièrement préoccupé par lui-même plutôt que tourné vers les autres. Barbin souligne malgré lui cette dimension par un jeu très conscient, maîtrisé dans le débordement, presque maniéré. Lorsqu’il joue face à un miroir, il se regarde jouer et réfléchit à l’effet qu’il peut produire – alors que Claire Sermonne, face au même miroir, paraît ne pas se voir, chercher à s’atteindre au-delà de la détresse qu’elle exprime. Réussissant à déployer les suggestions de jeu de Castorf, elle évoque parfois les grandes actrices de la Volksbhüne, telle Kathrin Angerer. Il faudra la douleur déchirante d’Artaud réclamant une femme pour que Barbin s’oublie à son tour et touche pour de bon.
Le tragique affleure à d’autres moments, d’autant plus poignant que l’humour et la dérision règnent en maître sur la scène. La scène finale qui donne à voir Jeanne Balibar, filmée en plan serré, vibrante d’émotion, accrochée aux syllabes de Racine, disant le désespoir de Roxane trahie, remue en profondeur. Jeanne Balibar est d’autant plus poignante qu’elle s’est auparavant livrée à tous les fantasmes de Castorf – son metteur en scène et son compagnon. Elle s’est mise nue, s’est exhibée sous toutes les coutures, s’est masturbée, a présenté son anus à la caméra… Elle a franchi toutes les limites et les a ce faisant abolies, tout en affirmant, malgré cela, que quand le chaos paraît régner en maître, l’humanité ne disparaît jamais totalement, qu’elle peut resurgir à tout instant, imprévisible.
Castorf, finalement, avec ce spectacle, reste fidèle aux principes qu’il énonçait il y a 20 ans exactement. En 1999, alors que le public français découvrait son art, dix ans après l’effondrement du bloc soviétique, le metteur en scène était interrogé sur sa conception du théâtre, et notamment sur le statut qu’il accorde à la notion de fidélité à l’œuvre, malmenée dans tous ses spectacles. Il se définissait alors par contraste avec ceux qui prennent la défense du texte et affirmait :
Je viens d’une tout autre époque : celle du football, du rock’n’roll, de la mauvaise humeur, de la névrose. Là, les catégories ont explosé. Je ne crois pas à une tentative de salut esthétique par la fidélité à l’œuvre, la minimalisation de soi, l’écoute profonde d’une œuvre d’art ; je ne crois pas non plus à cette forme d’intensité issue du détail poétique.
Il décrivait ensuite sa démarche en ces termes :
Pour l’instant, j’essaie de déverrouiller les portes et de montrer les contradictions actuelles, qui ne sont pas d’ordre littéraire mais bien plutôt des problèmes humains dans les sociétés modernes, structurées plus ou moins différemment mais étroitement liées. […] Seul m’importe le fait que le spectateur prenne à nouveau position. En disant oui ou non. Et ne se méprenne pas, en disant que de toute manière, le théâtre est ennuyeux. C’est une convention à laquelle je ne souscris pas complètement. J’aimerais que le spectateur prenne à nouveau position, fût-ce contre ce moment de théâtre. [4]
Ce qui paraissait alors temporaire, le projet d’un instant seulement, n’a cessé d’être poursuivi de spectacle en spectacle. La nuance par rapport à 1999 réside peut-être dans le fait que Castorf est plus conscient de son théâtre et de ses moyens. Et que plus maître, il se révèle plus puissant : il choque plus – alors qu’il semblait déjà avoir franchi toutes les limites imaginables –, il fait plus franchement rire, il touche plus profondément, réussissant finalement à atteindre le creux d’humanité qui se loge au fond de chacun, avec d’autant plus de force qu’il emprunte des voies inattendues pour le faire.
F.
Pour en savoir plus sur « Bajazet en considérant le Théâtre et la peste », rendez-vous sur le site du Festival d’Automne.
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[1] Le Théâtre et son double, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985, p. 18.
[2] Ibid., p. 36.
[3] Ibid., p. 225.
[4] « Allemagne, œuvre et fidélité », Frank Castorf, série « Où va le théâtre ? Libération donne la parole aux metteurs en scène », in Libération, 27/07/1999