« Extinction » de Julien Gosselin dans la Cour du Lycée Saint-Joseph – « Il faut que tout change pour que rien ne change »

À chaque édition du Festival d’Avignon, certains spectacles sont particulièrement attendus dès le moment où est dévoilée la programmation. Cette année, il y a entre autres « le » Gosselin, Extinction, créé au Printemps des Comédiens à Montpellier. Une fois encore après Le Passé, qui mêlait plusieurs œuvres de Leondi Andreïev, le metteur en scène délaisse la littérature contemporaine (Houellebecq, Bolaño, Don DeLillo), cette fois pour des textes du XXe siècle. Il y a celui de Thomas Bernhard qui donne son titre au spectacle, mais aussi d’autres plus anciens d’Arthur Schnitzler et Hugo von Hosmansthal. Avec ce corpus, Gosselin crée un nouveau spectacle fleuve de 5h30, qui commence tard et mène jusqu’au milieu de la nuit. Comme dans Le Passé, les différentes parties sont nettement distinguées par trois esthétiques différentes. Bref, ça ressemble bien à du Gosselin. « Il faut que tout change pour que rien ne change », dirait le prince Salina, autre représentant de la fin d’un monde ici représentée. Le spectacle démontre cependant de manière encore plus nette que les précédents que Gosselin n’aime pas la littérature, qu’il n’aime pas les acteurs et actrices, et qu’il n’aime pas le théâtre.

Alors que dans le Cloître des Carmes Pauline Bayle sert de la limonade à son public, dans la Cour du Lycée Saint-Joseph, Gosselin distribue des bières. Le geste subversif de Vincent Macaigne en 2009 continue de se constituer en lieu commun du théâtre contemporain. Ici, ce sont des bières en bouteille qui sont offertes, accompagnées de l’invitation à monter sur le plateau et à se rassembler autour d’une estrade enfumée sur laquelle se tiennent deux DJ et une chanteuse. Le nombre de places est cependant limité, et la majorité doit se contenter de boire sa boisson depuis sa place, en attendant le début. Mais le spectacle a en réalité déjà commencé : s’il débute aussi tard alors qu’il dure aussi longtemps, c’est parce qu’il entend mettre en place une ambiance de fête, dans l’Italie des années 1980 paraît-il. La première partie du spectacle prend ainsi la forme d’un DJ set electro qui fait danser le public avignonnais, pas du tout frustré de spectacle, au contraire plus heureux que jamais de boire un coup et de vibrer au rythme d’une musique intense sur un plateau de théâtre.

Pour les autres, la scène offre un beau spectacle. Les lumières, les sons, les corps qui dansent sont esthétiques. Ils rappellent l’hypnotisant Crowd de Gisèle Vienne, le décalage temporel entre corps et musique en moins. Alors que Gosselin veut sans doute nous communiquer le sentiment d’une décadence contemporaine, inspirer déjà l’idée de la fin d’un monde, c’est plutôt le plaisir de voir une fête joyeuse qui s’impose. Certains descendent au-devant du plateau à défaut de pouvoir monter dessus, et quelques-uns dansent debout depuis leur place. Les autres ont les pieds et mains qui frémissent en rythme, et rares sont ceux qui restent suspendus à leur portable pendant tout ce temps. Les séquences sont rythmées par des crescendos qui mènent à des acmés, interrompues par quelques secondes qui laissent aux danseurs le temps d’en réclamer davantage et permettent de repartir de plus belle, sur un autre rythme, une autre tonalité, encore plus fort. L’estrade recule parfois, suivie des danseurs. La caméra s’immisce au bout d’un certain temps pour filmer des corps et produire de belles images de la fête. Au sein de la foule, on distingue soudain un visage, équipé d’un micro. Une actrice traverse le plateau encombré, va jusqu’au bar et demande une bière en allemand : de premiers sous-titres viennent alors se superposer à l’image filmée et donner pour de bon le coup d’envoi du spectacle. Arrive peu après une autre actrice parmi les spectateurs transformés en figurants par la caméra, dont le visage est indissociable des spectacles de Gosselin : celui de Victoria Quesnel.

Elle court après Rosa qui est allée vomir dans un coin, puis toutes deux se réfugient à l’entrée de la Cour du lycée, près des toilettes, assises par terre. L’amie sermonne un peu Rosa sur sa consommation d’alcool, lui rappelle qu’elle a une conférence à faire sur la littérature le lendemain, et évoque à plusieurs reprises un appel reçu de « Wolfsegg ». La tension première laisse place à l’amour, dans une scène très belle, comme suspendue. Puis les deux femmes retournent danser au milieu du public resté au plateau, face à l’écran qui retransmettait la scène. Une dernière vague de musique est nettement interrompue par l’annonce d’un entracte de 20 minutes. À l’issue de cette entrée en matière radicale, qui fait immédiatement le tri entre les spectateurs, l’enthousiasme causé par l’audace de la durée du set (50 minutes), son esthétisation et l’entrée inattendue dans le théâtre à partir de cette situation est palpable. Il semble que Gosselin, dont le goût pour la musique électro a par exemple pu s’exprimer dans L’Homme qui tombe, d’après DeLillo, ait trouvé une forme dans laquelle s’épanouit son art. Il semble que tout ait changé, et pour le mieux.

Mais tout change pour que rien ne change : au bout des vingt minutes d’entracte, on retrouve les obsessions du metteur en scène. En notre absence, a été construit sur le plateau un immense décor de cinéma, décor qui plonge dans la Vienne du début du XXe siècle. Les ouvertures sont limitées : à jardin, une chambre ; au centre, une porte vitrée ; à cour, une salle de bain. Le reste est découvert par l’entremise d’images vidéo. Et tout d’abord par une succession de plans qui révèlent un espace saccagé, où des corps sanguinolents gisent au milieu d’un décor de fête – vision qui rappelle la Nuit des Longs Couteaux des Damnés de Visconti, reprise par Ivo van Hove au théâtre il y a quelques années. Chaque fois, les morts des personnages en costume diffèrent, mais tous sont arrosés de sang. La dernière révélée montre une jeune femme pendue dans une robe blanche, elle aussi, incompréhensiblement ensanglantée. Au milieu des décombres, erre un mouton noir. Le film s’interrompt et laisse place à une scène – probablement antérieure au massacre – jouée dans la salle de bain. Un couple en tenue de fête achève de se préparer : ils vont aux toilettes, vérifient leur allure dans le miroir. Elle s’effondre un instant et exprime de l’inquiétude à l’endroit d’un enfant, mais son mari la rassure, ils revêtent des masques à plumes et rejoignent une fête.

Tout se déroule alors derrière les portes vitrées rarement ouvertes, et nous est retransmis par l’entremise d’images en noir et blanc. Ce tout est en réalité peu de choses : des conversations mondaines lors d’une fête de notables privilégiés, au début du XXe siècle, peu avant la guerre. En français, en allemand ou en anglais, indifféremment, les personnages commentent les stocks de champagne, prennent des nouvelles les uns des autres, se rassemblent autour du piano, se moquent ou se séduisent. Albertine, la femme de la première scène, paraît en retrait, mal à l’aise. Quelques effets de subjectivation créés par la caméra et les sons soulignent le décalage entre le brouhaha festif et son angoisse. Mais ces effets disparaissent, hélas. Albertine se retire, et un homme vient la trouver la séduire. Les micro-actions de ce type s’enchaînent interminablement, tout au long de cette soirée structurée en trois temps : « Albertine » ; « Tabou » ; « Les Animaux ». Les discussions superficielles sont ponctuées de scènes de séduction inspirées de nouvelles de Schnitzler : entre Albertine et un médecin qui aiguillonnent l’un l’autre leur jalousie ; entre Else et Dordsay qui accepte de lui remettre l’argent dont elle a besoin pour son père en échange de quelques minutes de contemplation de son corps nu ; entre un frère aveugle et une sœur, taraudés par le fantasme de l’inceste. Cette fois, le portrait de la décadence est complet, arrosé d’ivresse et de drogues. Viendront ensuite un dîner avec des anecdotes toutes plus cyniques les unes que les autres, une performance d’avant-garde sur un morceau de musique intitulé Apocalypse, et une séance d’hypnose.

Tout cela s’étire sur près de trois heures, sous la forme d’un mauvais film tourné en direct et projeté sur un immense écran au-dessus de la scène. Les acteurs et actrices sont inaccessibles, et les quelques ouvertures ménagées ne suffisent pas à créer un véritable frottement entre la scène et l’écran. L’intérêt du mélange entre théâtre et cinéma est simplement relancé de temps à autres par les décalages de rythme et de présence qu’introduisent les maîtres d’œuvre de la grande illusion, les hommes et femmes en noir qui filment et cadrent, qui parfois sortent du décor avant la fin d’une scène pour préparer la suivante. Ces décalages ne suffisent cependant pas à capter l’intérêt, et un dépit immense s’installe devant ce spectacle d’un monde qui s’effondre, qui apparaît comme une mauvaise reprise du Guépard de Visconti, dans laquelle la littérature est totalement engloutie. Des nombreuses références que Gosselin mobilise, ne reste que l’écume mousseuse et jaune : l’extrême surface d’œuvres qui lui permettent de tisser des conversations de salon sans intérêt. La littérature paraît ici totalement dénervée. Les émotions fortes qu’expriment Albertine, Else, Aurélie et son frère aveugles ne suffisent pas à rendre du nerf aux scènes, car elles sont jouées sur un mode insituable, qui ne convient ni à l’écran ni à la scène, un entre-deux indéfinissable qui empêche l’empathie. On regrette que Gosselin, associé à la Volksbhüne, ne se soit pas laissé contaminer par la pratique de Frank Castorf, adepte et même initiateur de l’usage de la vidéo sur scène. Le cerveau et le cœur sont progressivement anesthésiés face au spectacle de cette soirée interminable. Ce n’est certes pas tout à fait incohérent, du point de vue dramaturgique, mais c’est long et pénible.

Alors qu’on guette la fin de la séquence, qu’on croit voir plusieurs signaux l’annoncer, elle tarde à arriver. Une scène de violence extrême, à la Kubrick (de cette violence qui fascine Gosselin), est suivie par un démontage : on suit les acteurs et actrices en coulisse, qui se félicitent du carnage. Rosa réapparaît et vient retrouver son amie, actrice sur ce tournage. Un lien est ainsi tissé avec la première partie, juste avant un nouvel entracte. Le public est plus clairsemé pour la dernière partie, qui change à nouveau radicalement les règles du jeu. Désormais, Rosa va nous livrer la leçon de littérature promise au début du spectacle, sur un plateau nu, simplement occupé par une estrade avec une chaise, une petite table et quelques accessoires, estrade entourée de chaises qui accueillent des spectateurs pour figurer les étudiants venus l’entendre. Le dispositif rappelle Nouveau Roman de Christophe Honoré, sur la même scène il y a plusieurs années, mais à la place d’une leçon de littérature, c’est un long monologue que nous assène Rosa. Un monologue inspiré par le texte de Bernhard d’emblée annoncé, à peine préparé par quelques mentions du Burgtheater dans le long film de fête. Troublée par l’appel reçu de Wolfsegg qui annonce le décès des membres de sa famille dans un accident de voiture, Rosa renonce à son cours et dit toute sa haine de ses parents, ses sœurs et son frère, et, en contrepoint, son amour pour son oncle Georges qui l’a sauvée du monde étriqué où elle vivait – monde que la deuxième partie du spectacle est supposée avoir dépeint, mais le lien est loin d’être évident. Rosa Lembeck, actrice de la Volksbhüne, assume seule la logorrhée de Bernhard, mais exprime moins la rage du narrateur, son amertume infinie, qu’une tristesse profonde qui transforme la déclaration de haine en déclaration d’amour – retournement opéré à la toute fin du texte, comme dans d’autres, mais qui intervient ici presque dès le début.

En dépit de cette relecture inattendue du texte de Bernhard, tant de simplicité et de clarté après le film de trois heures qui émousse tout à la fois la littérature, le jeu d’acteur et le théâtre pourraient apparaître comme un soulagement. Cependant, rien ne change. Gosselin redouble la présence de l’actrice par un grand écran, sur lequel est projetée son image captée par plusieurs caméras qui varient les cadrages. Cet écran immense diminue considérablement la présence de l’actrice au plateau, la rend, physiquement, minuscule. Le public est d’autant plus détourné d’elle lorsqu’il a besoin de suivre les surtitres français du texte débité en allemand. Alors que ceux-ci étaient précédemment inscrits au bas de l’image filmée, comme au cinéma, ils apparaissent cette fois en plein milieu. À d’infinies reprises, le texte vient ainsi barrer le visage de l’actrice, et empêcher d’apprécier son jeu à l’écran à défaut de l’apprécier sur scène. Ce parti pris achève de convaincre que Gosselin n’aime pas le théâtre, et qu’il n’aime pas les acteurs et actrices. Il l’admet lui-même à demi-mot, et paraît même s’en enorgueillir. S’il laisse enfin entendre le texte de Bernhard sans le diluer comme les précédents dans la dernière partie, jusqu’au bout, il ne cesse d’asséner ses moyens qui anéantissent le plaisir d’un jeu non médié au plateau. Et cet anéantissement du théâtre ne se fait pas à la faveur d’une résurrection in extremis, comme auparavant. L’extinction est totale, et on en sort abruti, dépité, et un peu amer aussi.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Extinction », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

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