« Le Théâtre et son double » de Gwenaël Morin aux Amandiers – Artaud est mort, vive Artaud !

Avec Le Théâtre et son double, présenté aux Amandiers de Nanterre, Gwenaël Morin paraît poursuivre son travail de recherche sur l’histoire du théâtre. Depuis plusieurs années, il s’attache en effet à recréer des œuvres marquantes de la deuxième moitié du XXe siècle, tels que les Molière de Vitez, ou la performance du Living Theatre Paradise. Cette fois, il se tourne vers Antonin Artaud, penseur révolutionnaire du théâtre des années 1930, qui a eu et a encore une influence considérable sur l’art théâtral. Les créations précédentes de Gwenaël Morin construisent l’attente d’une expérience aussi sensible qu’intellectuelle, qui noue enquête sur le passé et recherches pour la scène actuelle. La nuance est néanmoins que le metteur en scène ne cherche cette fois pas à rendre vie à un spectacle déjà créé. C’est à un texte qu’il se confronte, texte qui clame à chaque page avec ardeur la nécessité d’une refonte totale du théâtre, mais dont les propositions ne permettent pas d’en laisser entrevoir la réalisation. De la théorie à la pratique, le spectacle de Morin creuse un fossé latent. La puissance du texte d’Artaud est affaiblie et l’expérience proposée ramène finalement à la convention théâtrale qu’Artaud exécrait.

Après un message alertant les spectateurs sur la situation qui menace le CDN dans les mois à venir, du fait des travaux de réhabilitation prévus pour le théâtre (qui impliquent calendrier incertain, ateliers non relocalisés, espaces de travail non prévus pour la durée des travaux), les ouvreurs des Amandiers emmènent les spectateurs sur le plateau de la grande salle, mais en passant par l’extérieur du bâtiment. Le trajet place dans la continuité du précédent spectacle de Gwenaël Morin, qui avait présenté Re-Paradise en mai 2018 dans le hangar des ateliers, situé en face de l’entrée du grand plateau. Ce dernier est méconnaissable. Coupé de la salle, il a en outre été métamorphosé par Philippe Quesne, qui l’a recouvert du sol au plafond d’un immense bâche de plastique blanc. Le drapé du plastique dessine les ogives d’une cathédrale de fortune. Un grand lustre éclaire l’ensemble, fait d’un empilement de longues lumières à néons. Pas de gradins dans cet espace, ni de chaises. Le public, majoritairement composé de jeunes probablement en lien avec le théâtre par les études ou la pratique, appréhende les lieux un moment, avant de s’asseoir par terre, spontanément, sans dessiner de figure particulière, sans recréer de scène nulle part.

« Nous supprimons la scène et la salle qui sont remplacées par une sorte de lieu unique, sans cloisonnement ni barrière d’aucune sorte, et qui deviendra le théâtre même de l’action ». (« Le théâtre de la cruauté, premier manifeste »)

Un homme, Gwenaël Morin, entre à toute vitesse, un gros bloc léger à la main. Il se fraie un chemin parmi les spectateurs et dresse son objet non identifié en un endroit, révélant la reproduction géante de la couverture d’un livre, « Antonin Artaud, Le Théâtre et son double ». L’objet ainsi érigé prend l’allure d’une pierre tombale.

« Mannequins, masques énormes, objets aux proportions singulières. Comme des images verbales ». ». (« Le théâtre de la cruauté, premier manifeste »)

Gwenaël Morin ouvre ensuite une trappe, d’où sortent des acteurs, comme venus d’un autre monde. Ils se disséminent parmi les spectateurs et se mettent en position d’attente. La parole surgit alors. Portée par un des acteurs, tandis que les autres paraissent figés par l’écoute, elle se déverse comme un flux. Elle est parfois une suite de syllabes incompréhensibles, liées par une intonation virulente, et s’organise d’autres fois en phrases fracassantes. La poésie de la langue d’Artaud retentit, faite de sons et de pulsions, de mots violents et de colère. C’est une langue entièrement habitée par un désir de performativité, qui souhaite devenir action.

Mais alors qu’Artaud n’avait que les mots, Gwenaël Morin, lui, a un espace, des corps et un public. Dans un premier temps, il ne les exploite pas, laissant toute la place aux mots d’Artaud, qui avait pourtant cherché et trouvé dans le théâtre balinais « un théâtre pur [qui] supprime toute possibilité de recours aux mots pour l’élucidation des thèmes les plus abstraits, [qui] invente un langage de gestes faits pour évoluer dans l’espace et qui ne peuvent avoir de sens en dehors de lui » (« Sur le théâtre balinais »), et qui rêvait dès lors « la création d’un véritable langage physique à base de signes et non plus de mots » (« Le théâtre de la cruauté, second manifeste). Alors qu’Artaud voulait soustraire la scène à l’emprise du texte, que l’expérience du spectateur ne soit plus intellectuelle mais sensible, Gwenaël Morin fait énergiquement débiter certains de ses textes, faisant entendre une parole exigeante qui ne se déchiffre qu’à force d’écoute et d’attention. Face à cette langue qui mitraille, le spectateur est plus que jamais spectateur, assis par terre, assailli par ce flux qu’il cherche à recevoir.

Les mots d’Artaud passent d’un corps à l’autre – et même à travers celui d’un spectateur. Les acteurs ne sont ni personnages, ni figures, ni même eux-mêmes. Ils sont simplement des supports de la parole, traversés par elle, parfois mis en mouvement. Ils poussent des cris, se déplacent, hurlent au caca. Certains touchent, qui paraissent plus dans la sensibilité que d’autres. Quand en chœur ils appellent l’esprit d’Artaud, tournés vers le lustre de néons, s’imposent des réminiscences de Re-Paradise. Mais le caractère pseudo-religieux du rituel inventé ne prend pas. Que les acteurs les invitent à se lever ou fassent mine de leur tomber dessus, les spectateurs restent distants, souvent rigolards. L’arrivée d’Artaud, sous une perruque de cheveux longs, qui se déplace comme un fauve en cage en débitant de nouvelles phrases n’effraie pas. Les gestes des autres acteurs qui font mine de protéger les spectateurs voudraient faire croire à une menace, mais le public n’entre pas dans le jeu et s’amuse de la mascarade.

« Il importe avant tout d’admettre que comme la peste, le jeu théâtral soit un délire et qu’il soit communicatif. » (Le théâtre de la peste »).

La distance se creuse à chaque instant plus, au point que le retour tonitruant du même acteur avec un marteau géant avec lequel il frappe les murs en tôle qui se trouvent derrière la bâche blanche, laisse presque insensible.

Jusqu’à un éclair de génie : Gwenaël Morin, qui depuis le début de la représentation dirige ses acteurs parmi les spectateurs, discrètement, les mains fébriles – fébrilité qui le rend plus intéressant à observer que ses acteurs – intervient en criant à son tour et arrête tout, pour dire ce qui paraît de minute en minute une évidence : « ça ne marche pas, on n’arrive pas à faire du théâtre avec tout ça ! ». Le paradoxe est formulé : faire du théâtre avec Artaud, ce ne peut se résumer à dire ses textes. Cela ne suffit pas.

On croit que c’est là un tournant du spectacle, qui pourrait bien rattraper tout ce qui précède. Mais l’éclair disparaît aussitôt, le metteur en scène passe à l’idée qu’il y a trop de haine dans ces textes, en demande une nouvelle démonstration à une actrice étrangère qui éructe, et le mouvement de circulation de la parole reprend ensuite. Quand les acteurs meurent de la peste à deux reprises (en pleine crise du Coronavirus, au moment même où le Président annonce la fermeture des crèches, des écoles et des universités), certains offrent une performance qui saisit pour un moment. Mais la majorité des réactions suscitées reste le rire, et non l’horreur. La fureur des acteurs ne laisse croire qu’elle pourrait mener au crime (« Une fois lancé dans sa fureur, il faut infiniment plus de vertu à l’acteur pour s’empêcher de commettre un crime qu’il ne faut de courage à l’assassin pour parvenir à exécuter le sien », « Le théâtre de la peste »), et l’action du théâtre ne gagne jamais « le plan d’une véritable épidémie » (« Le théâtre de la peste »).

Même si l’acoustique troublée du lieu interpelle parfois l’ouïe, même si les vibrations du sol découvrent parfois des sensations, même si des jeux d’ombres titillent l’imaginaire, jusqu’à la fin, la destruction des formes n’a pas lieu. Les sens ne sont pas bousculés (« Je propose donc un théâtre où des images physiques violentes broient et hypnotisent la sensibilité du spectateur pris dans le théâtre comme dans un tourbillon de forces supérieures », « En finir avec les chefs-d’œuvre »), le spectacle ne réveille pas « nerfs et cœur ».

La non-correspondance entre l’œuvre créée et les ambitions d’Artaud ne serait pas un problème si la première donnait lieu à une expérience théâtrale féconde. En outre, Gwenaël Morin dit bien dans un entretien reproduit dans la feuille de salle vouloir mettre en œuvre le programme du « Théâtre de la cruauté ». Pour ce faire, il aurait peut-être fallu prendre de la distance avec Artaud, l’aborder de biais, comme peuvent le faire des metteurs en scène tels que Castorf (qui a justement créé à l’automne dernier Bajazet « en considérant le théâtre et la peste ») ou Vincent Macaigne, dont les spectacles font bien percevoir les enjeux du théâtre de la cruauté. Dans la continuité des dernières créations de Gwenaël Morin, le plus cohérent aurait alors été de recréer Autour d’une mère, spectacle mythique de Jean-Louis Barrault inspiré par Tandis que j’agonise de William Faulkner qui a profondément marqué Artaud et lui a laissé entrevoir la concrétisation du théâtre qu’il rêvait : « notre émotion devant lui a été grande comme si avec son entrée de cheval-centaure Jean-Louis Barrault nous avait ramené à la magie » (« Deux notes »).

 

F.

Pour en savoir plus sur « Le Théâtre et son double », rendez-vous sur le site du Théâtre Nanterre-Amandiers.

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