« Les Frères Karamazov » d’après Dostoïevski à la Friche Babcock – dynamitage signé Castorf

Après Bellorini cet été à Avignon, c’est au tour de l’Allemand Frank Castorf de présenter son adaptation des Frères Karamazov, créée en 2015. Le metteur en scène, venu en France il y a quatre ans pour la dernière fois avec sa Dame aux camélias, a cette fois été invité dans le cadre du Festival d’Automne. A quelques mois de son départ de la Volksbhüne, grande scène du théâtre allemand, et après l’adaptation de tous les grands romans de Dostoïevski – Les Démons, Humiliés et offensés, L’Idiot et Crime et châtiment – ce spectacle apparaît comme la fin d’un cycle, sinon comme un testament théâtral et esthétique qui s’épanouit dans toute sa plénitude.

Castorf - K - débutLa MC93 de Bobigny en travaux jusqu’en janvier prochain, Hortense Archambault a délocalisé son activité dans la Friche Babcock, à la Courneuve, proposant à Castorf un lieu à la mesure de son théâtre. Dans ces immenses halles vides, dont il ne reste plus que les murs, le toit et les poteaux qui soutiennent l’ensemble, se déploie sa scénographie monumentale, presque proportionnée dans cet espace. La scène disposée dans la longueur, le public atteint les gradins par le côté, accueilli par un gros polygone de lumière, puis au loin, sur le mur du fond, par une grande enseigne Koka kola rose fushia – couleur de cette adaptation, de ses lumières, de ses portraits ou de ses poupées gonflables. Face au spectateur, la scénographie est panoramique, impossible à embrasser d’un seul coup d’œil. En tout, elle ménage près d’une dizaine d’espaces qui figurent différents lieux, révélés par l’emploi de la caméra : datcha en bois, kiosque au milieu d’un bassin, couloirs cernés de planches en bois, pièces superposées.

Le spectacle commence comme une adaptation traditionnelle. Un groupe de comédiens entre d’un seul coup, et s’installe dans le kiosque. D’emblée, ils marchent sans manière dans l’eau – la fange, la boue, le vice – et dérangent déjà un peu l’ensemble bien cerné, mais c’est encore sage. Castorf s’empresse de commencer droit au but, avec la scène de réunion chez le starets Zossima, chargé de régler les différends de la famille Karamazov, en particulier ceux qui opposent le père à Dmitri. La réunion débute à peine que déjà ce dernier arrive en courant depuis le fond de la halle – course réelle, longue, physique, et non de celles que rendent fausses les plateaux de théâtre ordinaires – pour combler son retard. Il surgit au moment où un débat anime les personnes déjà présentes, débat sur la vertu, l’amour de l’autre et la foi, qui conduit Ivan à conclure que sans Dieu, « tout est permis ». Une fois l’accent mis sur ce bout de controverse théologique en préambule, l’action s’emballe et l’on enchaîne avec l’inclinaison du starets, l’agitation qu’elle produit, le départ des uns et des autres…

Castorf - K - GrouchAussitôt, la narration vole en éclats. Il ne s’agit pas ici de raconter cette histoire mille fois racontée d’un père tué par un de ses fils ou par tous, mais de mettre en jeu cette idée d’Ivan, de questionner la possibilité d’être vertueux dans un monde athée. Pour ce faire, Castorf place donc au cœur même du roman une bombe, qui en fait rejaillir des morceaux, sans continuité et dans le désordre. Sa redistribution des épisodes conduit parfois à des incohérences, non atténuées, ou d’autres fois à des répétitions. Ainsi le starets Zossima meurt plusieurs fois, Aliocha toque à la porte d’Ivan à la fin de son entretien avec le diable mais aussi au début, et le père est assassiné, mais sa mort – centre aveugle de l’œuvre adaptée – est presque anecdotique. Paradoxalement, c’est comme si le metteur en scène dédramatisait le roman, lui enlevait tout ce qu’il a d’un peu trop théâtral – la concentration temporelle, les enchaînements d’événements guidés par la nécessité, les circonstances qui frôlent l’invraisemblable –, pour mieux s’en emparer sur scène.

Le traitement de Smerdiakov dans cette adaptation est particulièrement symptomatique de cette appropriation. Interprété par une femme, Sophie Rois – il est devenu une « demi-sœur » des Karamazov, comme le dit Aliocha, de même que le starets est une femme ici, comme s’il s’agissait de rééquilibrer le monde essentiellement masculin de Dostoïevski, ou de renoncer à toute logique de genre, ou encore simplement d’inviter à un déplacement – il se trouve relégué à l’arrière-plan. Le récit de sa naissance, généralement réinvesti dans les adaptations pour faire son portrait autant que celui du père Karamazov, est occulté par Castorf. La scène cruciale de sa préparation du crime, dans l’allée qui mène à la maison du père, est quant à elle bien déployée, mais les trois entrevues avec Ivan qui constituent le véritable dénouement du roman sont réduites à quelques phrases hors de tout dialogue – forme pourtant si chère à Dostoïevski, si centrale dans sa poétique. Une telle réduction met moins l’accent sur la culpabilité dont Ivan prend conscience après coup que sur le combat avec le diable qu’elle provoque.

Castorf - K - christCar la question que Castorf cherche à approcher avec ce roman est celle du mal, question qu’il transpose de la Russie de la fin du XIXe à notre monde contemporain, prenant en compte l’Histoire qui nous sépare de Dostoïevski. Ainsi, pour exprimer son doute quant à l’existence de Dieu, Ivan n’invoque pas les crimes infligés aux enfants dont il collectionne les récits, mais les pratiques amorales du chanteur punk hardcore GG Allin. C’est là un exemple des strates de discours que Castorf superpose au roman. Le récit éclaté est en effet émaillé de multiples citations, autant des autres romans de Dostoïevski – le Christ d’Holbein qui pourrait faire perdre la foi de l’Idiot, le cancrelat des Possédés, l’article de Raskolnikov… –, que de sources plus récentes, notamment Exodus de l’anarchiste DJ Stalingrad, qui rend compte des subcultures russes, des skinheads aux gauchistes, des néofascistes aux fondamentalistes. L’exploration des violences d’aujourd’hui, du cynisme et du nihilisme de notre temps, font encore surgir Poutine, le métro, Castro, l’orthodoxie, l’antisémitisme ou le terrorisme. Ce montage de textes est redoublé et ainsi mis en en valeur par une même diversité de références du point de vue musical : les chants religieux russes côtoient Gainsbourg et ACDC.

Pour sonder au plus profond cet abîme du mal, Castorf affaiblit les remparts dressés par Dostoïevski dans son roman. Le discours qu’il oppose à celui d’Ivan, cristallisé par le récit de la vie du starets fait par Aliocha en réponse à la Légende du Grand Inquisiteur est évacué, et le roman des enfants autour du petit Ilioucha est réduit à des bribes qui ne font pas le poids. Plus encore, le personnage du starets et même celui d’Aliocha perdent du terrain. Le dernier des frères apparaît plus karamazovien que jamais. Castorf déploie en effet le potentiel sensuel que met en place Dostoïevski en vue de la suite qu’il envisage pour les Frères Karamazov, centrée sur la chute de son héros. Suivant cette même logique, une place importante est accordée à Rakitine, le moine qui entraîne Aliocha dans la débauche et le mondain qui se laisse séduire par les discours d’Ivan, ou à Liza, l’amie d’Aliocha qui lui confie sa fascination pour le vice. La victoire du mal sur le bien est remportée par Jeanne Balibar, qui délaissant le corps malade du starets et celui torturé de la Kokhlakova, se dresse sur ses pointes et parade dans son manteau de fourrure pour incarner le diable, un diable qui parle aussi bien l’allemand que le français, ainsi capable de désamorcer tous les raisonnements possibles.

Castorf - K - caméraL’écriture bien particulière de Castorf passe par ces manipulations textuelles, mais aussi par l’emploi qu’il fait de la vidéo sur scène. Aux onze comédiens s’ajoutent en effet trois caméramans et deux perchistes, ainsi qu’un monteur en temps réel. Ces hommes en noir que l’on voit passer comme des ombres poursuivent les comédiens d’un espace à l’autre, de la maison du vieux à l’église, de l’espace de Grouchenka à celui de Katherina, des lieux de passages incertains au sauna qui dégage à intervalles réguliers sa fumée, et jusque dans la Friche elle-même, ses ouvertures, ses alentours. Pendant une majorité du spectacle, la scène face à laquelle on se trouve est donc vide, désertée, et ne reste que le grand écran qui la surmonte. Quand n’y sont pas projetées des images filmées en amont, à caractère surtout ironique, on y voit celles directes des comédiens qui jouent, images dont l’authenticité est révélée par la sueur qui leur vient sur le visage et le torse, les postillons qui maculent la caméra, les apparitions d’une perche tenue trop bas ou des silhouettes qui tentent de s’effacer. Cette présence de la vidéo sur scène, qui a caractérisé le théâtre de Castorf dès ses débuts au point de faire de lui le précurseur de cette pratique, s’élève ici au rang d’art. L’image a beau être en construction, instable, le cadrage en direct est extrêmement bien maîtrisé.

Pour le spectateur, il n’est pas toujours possible de reconstituer l’image projetée. La scénographie garde secrets ses différents décors, ne laissant que quelques ouvertures pour les laisser entrevoir. Néanmoins, pour la grande scène laissée à Grouchenka peu avant le départ à Mokroïé, alors qu’elle vient de quitter Aliocha et Rakitine, Kathrin Angerer investit l’immense espace qui sépare les gradins du fond de la halle, et ses effondrements successifs se laissent apprécier tant de loin que sur l’écran, ce qui rend son jeu plus poignant encore. A l’inverse, la performance impressionnante d’Alexander Scheer qui interprète Ivan, au moment de conter a Légende du Grand Inquisiteur, a lieu sur le toit de la friche, et ne nous est accessible que par l’écran, qui réussit à rendre sa puissance. D’un regard, dispersé, inquiet, divisé entre le panneau des surtitres et les extrêmes de la scène, son foisonnement, on passe à une vision plus centralisée quand l’écran domine.

Castorf - K - roseCes différents modes de perception déplacent l’expérience de spectateur, qui sans cesse passe des deux dimensions et des gros plans de la vidéo à la résolution des scènes en présence, les comédiens face à nous, mais comme rapetissés et désormais obligés de crier pour combler l’absence de micro. Eux aussi oscillent entre deux techniques de jeu, soit seuls sur scène, cherchant à s’imposer dans ce plateau monumental, soit traqués par la caméra, qui les saisit au plus près, et qu’ils dévisagent parfois en retour. Dans le second cas, la captation vidéo ne limite en rien la vigueur de leur expression, véritablement physique, en particulier lorsque les personnages sont pris par le « nadriv », soumis à une saturation émotionnelle, à l’exacerbation de leurs affects qui frôle la folie.

L’ensemble de ce spectacle, de ce montage à la fois textuel, sonore et visuel, donne au spectateur le sentiment de ne pas dominer la scène, d’être dépassé par elle, débordé par tout ce qu’il s’y dit en même temps que l’on voudrait prendre le temps d’isoler et de déplier. Le sentiment est proche de celui que peut produire une première lecture de Dostoïevski, alors que le lecteur se laisse emporter au fil de la narration sans parvenir à la surmonter totalement. Du roman à la scène, on retrouve le foisonnement du récit, les digressions qui ouvrent des possibles, la multiplicité des discours qui sont tous mis sur le même plan. La démesure de Dostoïevski, de ses œuvres, se communique et vient caractériser autant le lieu d’accueil du spectacle que l’adaptation de Castorf, la scénographie de Bert Neumann, ou le jeu des comédiens – une démesure nécessaire, à la hauteur du projet et du discours de l’artiste. Au terme de ces 6h15 de tumulte organisé, le spectateur repart vidé autant que chargé d’un conglomérat d’images et de tirades qu’il reste encore à déployer.

F.

Pour en savoir plus sur « Les Frères Karamazov », rendez-vous sur le site du Festival d’Automne.

 

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