Maintenant que le travail d’adaptation des deux œuvres de Ionesco est à eu près au point, qu’on a un texte à peu près en place – même s’il va, et qu’il doit, encore bouger avec les répétitions, le rapport des comédiens avec lui, qu’il va s’enrichir de ce qu’ils vont chacun apporter –, est venu le temps de penser la scénographie, l’organisation des significations sur le plateau, qui relève encore pleinement de la dramaturgie même si elle ne relève plus seulement des mots, mais prend en compte toutes les dimensions du spectacle – l’espace, les corps, les matières, les objets, les lumières, les sons, les déplacements, les gestes…
Ce qui est nouveau pour Laura, bien qu’elle n’en soit pas à sa première mise en scène, c’est que le texte n’est pas préexistant à son travail. Jusque-là, la scénographie naissait dans son esprit dès le moment de la lecture d’une œuvre ouverte à d’innombrables possibilités, mais fixée à un certain point de sa réalisation par l’auteur. Là, le texte, c’est elle qui l’a réécrit en partie, c’est nous qui l’avons fabriqué à partir de matériaux divers, de sources différentes, et le moment nous paraît encore loin où les mots et les phrases seront pour de bon arrêtés – s’ils le seront jamais un jour.
Néanmoins, à nous deux, les idées fusent dans tous les sens quand il s’agit de penser la scène à partir de cet objet encore mouvant, metteure en scène ou spectatrice, cette partie-là d’un spectacle nous paraît plus que cruciale. En vrac, voici le compte-rendu de plusieurs rendez-vous particulièrement animés.
L’une des premières choses à laquelle Laura a pensé et à laquelle elle tient encore, c’était d’accorder une importance toute particulière au sol et au plafond. Un sol qui donnerait l’impression de retenir le moindre pas, et un plafond bas, pesant comme un couvercle. Elle avait imaginé créer cette impression d’étouffement en laissant pendre des bandes de scotch noir, qui prendraient la forme de stalactites. Mais telles que je visualisais les choses à l’écouter, j’ai eu peur que le procédé connote trop des noces funèbres ou un bal de vampires ! On a tout de suite pris conscience que les mots ne suffiraient pas toujours à amener l’autre à se figurer les idées déjà si précises que chacune avait en tête, et on a donc pris un crayon et une feuille blanche, pour esquisser des croquis, bien piètres mais qui ont aidé.
Lorsque Laura évoque le fait que le sol pourrait par exemple être recouvert de faux gazon, bien désigné comme factice, ne prétendant pas faire illusion – en rangeant un tabouret au-dessous par exemple –, l’adaptation de Bullet Park par les Possédés à la Bastille me revient en mémoire. Satire qui vise elle aussi la famille, dont la scénographie était faite de frigos et de télés, peu à peu bouleversée, détruite, pour révéler les failles du système conformiste de l’American way of life.
Les murs de la scène, plutôt bas, auraient aussi leur importance pour En miettes, en partie repeints par le vieux, à partir du moment où il perd un peu pied et s’évade. Non pas recouverts de couleur au gros rouleau, mais plutôt avec un petit pinceau, voire crayonnés, pour donner à percevoir le dérisoire de l’entreprise, et une durée, un temps long, sans limite, en parallèle de ce qui se joue sur scène. Cela implique de déterminer la surface de ce plateau – quoiqu’il soit déjà défini, car la création se fera à la Manekine. Dans l’idéal, faudrait-il qu’il soit vaste ou étroit ? Avec dérision, nous sommes allées voir ce que l’auteur avait écrit dans les didascalies initiales : « Le plateau est assez vaste, et presque vide » – ce qui laisse en réalité pleine liberté ! La seule chose qui s’impose, est la « boîte » dans laquelle se trouve Sacha, dont il faut déterminer la taille, et avant cela, la signification précise entre la boîte à poupée et la prison, entre la bulle médicale et la cage à animaux.
On se met ensuite à imaginer les objets qui se trouveraient sur scène. Peut-être des valises, des malles, mais qui seraient détournées de leur usage, pour dire l’impossible départ, le voyage tant rêvé et jamais accompli. Une autre idée serait d’accumuler des objets identiques, comme le fait l’artiste Arman, qui crée des sculptures avec des marteaux, des trompettes, des carafes, des clés anglaises ou des chaussures, ou rassemble dans des vitrines des couverts, des montres ou des dentiers. Il s’agirait de reproduire le vertige provoqué par la répétition d’un même objet, produit en série –récemment vécu quand il m’a fallu acheter trois ans de shampooing d’un seul coup. Mais la question que soulèvent ces suggestions est celle de savoir si Camille collectionne ces objets, et s’il sort pour les collecter. Comme dans Canine, j’imagine qu’il ignore le dehors – sans quoi il se consolerait en passant ses journées à la fenêtre. Peut-être même que personne ne sort, si ce n’est le père, et le médecin, mais pas même la mère, dans ce schéma patriarcal. S’il ne sort pas, on pourrait même imaginer une collection beaucoup plus dérisoire, comme celle de médicaments, sous forme de pilules, ou de peaux d’orange ou de mandarines. A même surgi la vision du vieux collectant les cheveux de la mère qui tombent de ses épaules, ou les ongles qu’elles se coupent. J’avais alors en tête la scène liminaire de Rouge décanté sur le plateau de Guy Cassiers, alors que Dirk Roofthooft se ponçait les pieds le temps que le public s’installe, et ne se contentait pas d’enlever ses peaux mortes, mais avait soin de les récupérer dans un mouchoir, comme des parties de lui-même. Laura se met à imaginer que le vieux pourrait faire des tas avec les pelures d’orange, et qu’il indiquerait leur âge, comme on recense les années d’un bon vin, suivant un système qui pourrait être complètement absurde, où il faudrait changer les chiffres toutes les cinq minutes pour indiquer leur durée de survie.
L’idée tissée à demi-mots est celle d’entropie, concept scientifique qui désigne la dégradation constante et irréversible de la matière, jusqu’au désordre et à la destruction. Des artistes tels que Duchamp ou Smithson et des penseurs tels que Georges Bataille se sont réappropriés cette notion, en la mettant en œuvre par la dégradation, la redondance, l’accumulation et la profusion infinies, l’inversion, le tarissement, l’usure ou encore le non-usage… Pour contrer ce mouvement, lui résister, l’artiste Dieter Roth entreprend par exemple de faire œuvre de tout, en refusant de jeter quoi que ce soit. La mise en valeur de la pourriture, de la décomposition, du déchet, de la poussière exprime alors l’envahissement de la matière, et la lutte désespérée de l’homme pour mettre le monde en ordre.
Cette idée de délitement, très présente dans le texte, qui pourrait être donnée à voir par des moutons de poussière énormes par exemple, entrait en contradiction – que l’on a mis un certain temps à dégager comme telle – avec une autre intuition de Laura, celle d’une scène aseptisée, presque médicale – qui correspond en effet à un autre aspect de la pièce. Il me semblait qu’une scénographie surabondante rendrait mieux compte du poids du temps si central, et qu’un papier peint fleuri comme on trouve dans les maisons de grands-mères serait peut-être trop littéral, mais mettrait d’emblée en place une atmosphère. Une horloge pourrait également retentir à intervalles réguliers, mais de manière non linéaire et logique, faisant entendre des secondes plus ou moins longues, et sonner des heures qui ne devraient pas s’enchaîner. Quand je pense à des esthétiques surabondance, que je mobilise ma mémoire de spectatrice, me viennent les images du dernier spectacle de Marthaler, Dass Weiss von Ei. L’immense bazar rassemblé par Anna Viebrock était si hétéroclite et impressionnant que les objets ne véhiculaient pas de sens particulier, si ce n’est celui de l’accumulation, de l’enchevêtrement qui fait confondre les milieux et les univers de deux familles réunies par le mariage de leurs enfants. Une fois la pièce terminée, les comédiens prenaient le temps de déconstruire tout ce décor fourmillant, en emportant dans les coulisses tous ces éléments un à un, les désignant objets sans usage – et quelques mois plus tard, les tg STAN faisaient de même à la fin de la Cerisaie, mais pour signifier cette fois le départ de la maison, la fin d’une lutte pour la conserver et de toute une ère pour la famille, et l’ampleur de la perte, cette fois moins matérielle que symbolique.
Au-delà du décor, proprement dit, la scénographie prend également en compte le rythme du spectacle. Dans l’idée de Laura, la pièce est ponctuée par des moments d’improvisations, de pantomimes, où chaque personnage se révèle dans une action qui rend compte de ce qu’il est, de son intériorité. L’important me semble ici de déjouer autant que possible l’effet d’attente qu’induit un tel procédé, une fois que le spectateur a compris que chaque personnage va avoir son moment à lui. Peut-être qu’il faudrait alors associer ces moments aux monologues extraits de Journal en miettes et répartis entre les personnages, qui interviennent sans régularité dans la pièce, de façon plus ou moins rapprochés. On pourrait imaginer que le geste précèderait la parole, ou la poursuivrait. Et chacune de ces cavités creusées révèlerait un coin du plateau, un espace propre à chacun, que le personnage se serait approprié dans le lieu commun, imposé comme symbole de la réunion familiale.
Pour montrer le poids de la famille, du patriarcat, Laura voudrait placer une table au milieu de la scène. Mais en même temps, elle voudrait qu’il n’y ait pas de changement de décor, qu’il évolue à vue. C’est pourquoi je lui suggère quelque chose de plus composite, et je lui cite la mise en scène de Vincey d’Yvonne, princesse de Bourgogne, pour laquelle il a imaginé avec Mathieu Lorry-Dupuy un espace très lisse entouré d’une jungle, où sont mal cantonnés les instincts primaires des personnages qui finissent par resurgir. A mon sens, l’esthétique de l’épure, qui veut suggérer par l’absence de signe, d’assignation, que la mise en scène se passe de tout contexte précis, qu’il soit temporel ou social car le texte est assez universel pour être transposable dans les univers de chaque spectateur, est vue et revue. En tant que spectatrice, ce qui me touche et m’intrigue ce ne sont pas les scènes vides, mais au contraire celles qui déplacent les textes, en leur imposant d’autres cadres par exemple, et qui jouent de ces superpositions de sens – comme Petit Eyolf de Julie Bérès, ou Trissotin ou Les Femmes savantes de Macha Makaïeff. Lorsque les objets ne sont pas tous signifiants, qu’ils ne servent pas tous à quelque chose, que se côtoient le nécessaire et le contingent, il me semble qu’il ne s’agit plus alors d’offrir une décoration au texte. Aussitôt, le spectateur est inscrit dans une durée, dans une densité telle que celle qui s’impose quand on entre chez quelqu’un, qu’on le connaisse bien ou pas, qu’on essaie de déchiffrer son intérieur pour en savoir plus sur lui.
A ce stade s’est imposé la nécessité de déterminer clairement l’espace de scène. S’agit-il de la chambre de Camille ? – ce qui impliquerait qu’il ait un espace propre, même s’il est constamment violé par la présence et le regard de ses parents ? Ou s’agit-il d’une pièce à vivre partagée, qui empêche précisément la solitude ? – ce dont Dostoïevski a le plus souffert pendant les quatre années qu’il a passées au bagne. Les deux peuvent être imbriqués, dès lors que l’espace est composite, qu’il permet des parcours différents en lui, que l’on se passe d’une scénographie toute structurée autour d’une table centrale, comme on en voit fleurir tous les ans, avec plus ou moins de bonheur (Le Capital et son singe de Creuzevault, le Triptyque du Collectif In Vitro…). La table qui trône au milieu du plateau – indiquée par la didascalie initiale du texte de Laura – implique des mouvements trop déterminés, et l’image de l’enfant cerné par ses deux parents qui président, en plus d’être conventionnelle, trop lisible, trop peu dérangeante et intriguante, fige la scénographie tout entière, car ne restent que des coins de scènes, plus ou moins révélés selon les lumières, qui permettent des effets de gros plan et de plans d’ensemble. Ce qui est en jeu dans ce choix central, c’est que le plateau révélé sera le premier contact mis en place avec le public, le premier signe qu’il aura à déchiffrer. Et s’il ne voit qu’une table dans un espace nu, son regard sera aussitôt moins intrigué, entièrement porté sur le texte et le jeu des comédiens, et précisément, l’attention que l’on pourrait porter à la scénographie n’agirait que de façon infra-consciente.
De fil en aiguille, on en vient à parler de l’évolution de Camille. Dans la pièce de Ionesco, la rupture se fait avec la prise de conscience de Jacques, quand il apprend qu’il est chronométrable. Dans En miettes, Camille sait déjà qu’il est chronométrable, le choc a eu lieu en amont, et la scène à laquelle on assiste au début de la pièce a pu se répéter plusieurs fois. La véritable progression tient à l’arrivée du médecin, au centre du spectacle, et il faut bien le donner à percevoir.
Laura m’apprend à ce moment-là de notre échange qu’elle envisage à nouveau la présence d’une caméra sur scène, présence que j’encourageais dès nos premiers rendez-vous. Si la projection implique en général de grands moyens techniques, on pourrait au moins imaginer que Camille se filme, sans que le spectateur ait accès à l’image créée, mais simplement à sa captation. L’image vidéo pourrait être employée par Camille comme une trace de ce qu’il est, Laura l’envisage même comme une forme de journal intime, comme en fait usage le personnage de Xavier Dolan dans J’ai tué ma mère. Affluent aussi les souvenirs du Richard III d’Ostermeier, qui se confie à une caméra qui pend des cintres et qui suggère un cordon ombilical qui établirait un contact secret entre lui et l’autre en lui, donnant à voir sa conscience, ou ceux des Idiots de Serebrennikov, dont les images vidéo décomposaient les êtres et la scène. Par ce que l’image vidéo introduit de décalage, de redoublement, de déconstruction, par l’usage des gros plans, peut être exprimé à mon sens l’informe dont souffre Camille aux yeux de ses parents. De même que le vieux est donné à comprendre par ses pelures d’orange, ou la mère par son miroir auquel elle confie toutes ses inquiétudes qu’elle déguise. La vidéo peut aussi bien montrer le poids d’un regard extérieur, à la Big Brother, qu’ouvrir à l’intime, immédiatement – et c’est bien ce que recherche Krystian Lupa dans l’usage qu’il en fait, dans les immenses failles qu’il ouvre sur scène par les monologues de ses comédiens –, un intime solitaire, ou partagé, avec Sacha. Enfin, si la projection en temps réel est envisageable, l’irrégularité du fond de scène qui servirait d’écran pourrait encore ajouter à la déconstruction de l’image apparemment lisse de premier plan. Mais tout ceci posé, le danger que l’on constate sur les scènes contemporaines est la substitution de la recherche scénique et du jeu en présence des comédiens à ces effets multiples que permettent la caméra. Ici, il faudrait donc en modérer l’usage, que la vidéo ne surpasse pas les autres composantes de la scénographie, espace, lumière, sons, etc.
Restait enfin à penser les costumes, qui prennent eux aussi en charge une bonne part des significations que l’on veut faire passer, notamment sur le contexte. Aussitôt Laura me dit qu’elle envisage le vieux en tenue d’enterrement, prêt à être placé dans son cercueil. Pour les autres, on s’accorde à dire qu’ils doivent probablement être plus neutres, non pas attachés à une époque, mais discrets, invisibles si cela était possible, du moins irremarquables.
Voilà ces premières idées lancées, saisies au vol par des notes rapides et brouillonnes. Mais elles, comme beaucoup de choses encore, vont bouger, évoluer, au contact des comédiens, de la scénographe de la Manekine et des autres personnes qui vont interagir avec le spectacle. Et en attendant leur mûrissement, la prochaine étape de notre travail aura lieu en avril, avec les premières répétitions.