Le soir-même d’un réveil douloureux à Saint-Denis, qui a donné le sentiment qu’il s’agissait bien d’une guerre alors que cinq milles balles ont été tirées lors des perquisitions qui ont eu lieu suite aux attentats du 13 novembre, Jean Bellorini avait décidé de maintenir les représentations des deux spectacles à l’affiche du TGP, M’appelle Mohamed Ali, de Dieudonné Niangouna, et Trissotin ou Les Femmes savantes, mis en scène par Macha Makeïeff. Le lendemain, malgré le contexte, la tension encore présente – palpable au moment d’entrer dans le théâtre, alors qu’il faut montrer l’intérieur de son sac mais aussi « ouvrir sa veste » –, le public n’est pas si essaimé pour aller voir du Molière. Au contraire, il est étonnamment présent sur les rangs des bancs rouges, solidaire et fier de contrer le terrorisme par la culture, de faire acte de résistance par là. Avant la représentation, les membres du théâtre nous expriment leur reconnaissance, et ce faisant accroissent encore notre enthousiasme à être ici. Et s’il restait encore un peu d’angoisse, de crainte, au moment de venir, elles sont dissipées quand on repart, à la vue d’un spectacle qui nous parle.
Parmi les femmes savantes dont se moque Molière, se trouve le pédant Trissotin – replacé au cœur du spectacle par le retour au titre original de la pièce –, le trois fois sot et même moins que ça, le personnage fourbe, le Tartuffe de la science, l’imposteur, capable de déchirer une famille sans l’ombre d’un scrupule, de la diviser en son sein en y formant deux camps nets, entre les mystifiés – Philaminte, Armande et Bélise – et les autres – le mari, Henriette, Chrysale et Clitandre –, qui se mobilisent tous pour faire triompher le bon sens en piégeant l’apparente honnêteté et le faux savoir. La situation jusque-là tolérée devient crise, drame, lorsqu’il est question de mariage, d’une alliance légale qui transforme la lubie en folie, lorsque les parents se disputent leur fille pour deux fiancés – alors que l’autre, pourtant aînée, reste en berne, tout entière destinée aux plaisirs de la science.
Dans la prise de pouvoir du charlatan, on lit la capacité d’un homme à enrôler des êtres faibles, à les endoctriner, à leur faire adopter le système de pensée qu’il a conçu, à leur faire croire au mythe qu’il a bâti de toute pièces afin de susciter engouement et adhésion, jusqu’à leur faire perdre toute lucidité. Le socle revendiqué de ce clan est ici le savoir, ou plutôt le savantisme excessif qui trouble le bon sens, qui fait se retourner contre les siens et qui renverse les valeurs au nom d’un bien entièrement fabriqué. On lit là un extrême, voir un extrémisme de la pédanterie, un rapport au savoir qui engage une attitude snob, mais plus encore tyrannique, sectaire, qui provoque le rejet et le mépris de ceux qui refusent de se laisser embarquer. On lit les manœuvres d’un gourou qui vient combler une vacuité, qui prétend donner sens à une existence qui en est dépourvue, si désespérée qu’elle est prête à se vouer corps et âme au premier mentor venu pour gagner en importance.
La mise en scène donne une importance particulière aux costumes, aux coiffures, aux accessoires et aux décors. Molière est ainsi transplanté dans les années 70, dans un monde à la Austin Power ou à la Jacques Tati, où les couleurs flash et acidulées le disputent aux extrémités de vêtements élargies, aux motifs tout en rondeur, au plexi, au caoutchouc, au plastique… Cette transposition historique semble inviter à penser la condition de la femme du XVIIe à ces années-là, son assignation à une place trop étroite pour son épanouissement, son conditionnement, son asservissement au jeu social, et suggère aussi que la recherche effrénée du savoir devient un moyen pour combler le vide d’une vie ménagère – de celles de Laura Brown dans l’adaptation de Michael Cunningham de Mrs Dalloway.
Mais en réalité, ce n’est pas vraiment là le propos. Cette esthétique qui s’impose, qui préside nettement, est assumée comme un effet de stylisation, comme le résultat d’un simple goût plastique. Et au milieu des crinières imposantes et des tenues psychédéliques, le vers de Molière, avec ses di-é-rèse, détonne. Au début du moins, car la mise en valeur de la versification apparaît peu à peu comme un nouvel effet de préciosité, non plus imposé par le XVIIe, mais recherché par ces individus qui cultivent leur être – qu’il s’agisse de leur âme, de leur corps ou de leur apparence. Le décor a donc été premier dans le travail, mettant en place une atmosphère et un espace capable de devenir terrain de jeu, avant même toute lecture du texte. Mais cette intention de départ prend sens quand on apprécie la prééminence des corps, jusque dans leur moindre détail – se servir un verre, manger un fil acidulé, prendre son petit-déjeuner, taper à la machine, ranger des flacons, astiquer des vitres… Avec les costumes et les accessoires, ces attitudes qui débordent le texte dans tous les blancs qu’il laisse se reçoivent comme des propositions qui donnent encore plus de relief aux personnages. Et avec cette multiplication des plans, ces micro-actions, le regard est interpelé de toutes parts, rendu diffus sur la scène, saisi où qu’il se porte plutôt que d’être centralisé.
Dans ce contexte moderne que Macha Makeïeff caractérise de baroque, les contraires sont en effet exacerbés. Comme un filtre de couleur qui s’interpose pour plus de contrastes, le comique – incarné par Trissotin et Bélise (ou Bélis ?) – est plus comique, et le tragique latent plus tragique. Le rire paraît ambivalent, à double-tranchant, et la violence point. Celle-ci est bien présente chez Molière, car Henriette, que ses parents écartèlent en éprouvant à chaque scène plus ses muscles et ses nerfs, menace de se tuer – comme Agnès, dans L’Ecole des femmes, qui manque de se défenestrer. Plus encore, Armande, l’autre sœur, qui aurait au fond voulu recevoir à bras ouverts les séductions de Clitandre et qui se l’est interdit au nom de la pureté de sa démarche scientifique, s’est condamnée au malheur, et ne peut dès lors plus participer au dénouement, aussi heureux soit-il. L’opposition entre le savoir et les plaisirs des corps est elle aussi soulignée, matérialisée par d’une part les fioles de chimie, les tubes à essais et les livres, et de l’autre, les embrassades, les danses, la nourriture, les boissons. Mais parce que le baroque met en valeur les contrastes pour mieux saisir la complexité de la vie, ces antagonismes s’annulent lorsque le savoir devient jouissance, presque physique, substitut d’un épanouissement corporel et sexuel. Ceci est le plus évident lors de la scène majeure de la récitation de Trissotin, où l’on perçoit là l’électricité qu’il fait circuler dans le corps des femmes en adoration.
Même si cette lecture de la pièce est assez manichéenne, si le parti qui soutient Trissotin ne suscite que peu l’empathie – Armande mise à part –, le sérieux du propos est rendu particulièrement sensible derrière le comique – de la même façon qu’une matière sonore grave sert de contre-basse à la musique légère. La pièce apporte du baume au cœur par sa gaieté folle, seule capable de nous sauver, de nous décharger, de nous libérer de tensions, de se substituer à la colère. Non plus seulement chargé d’instruire comme à l’époque de Molière, le rire devient ici une arme, ou plutôt un bouclier, un rempart, qui constitue la meilleure réponse possible à la violence et à la barbarie.
F.
Pour en savoir plus sur « Trissotin ou Les Femmes savantes », rendez-vous sur le site du TGP.