En 1991, Christoph Marthaler monte L’Affaire de la rue Lourcine d’Eugène Labiche, et collabore pour la première fois avec Anna Viebrock, qui signe par la suite la scénographie de tous ses spectacles. Près de vingt-cinq ans plus tard, il revient à cet auteur avec un montage de textes à partir de courtes pièces, parmi lesquelles La Poudre aux yeux, qui donne leurs noms au personnage. Poussant à bout les procédés comiques du vaudeville à l’œuvre dans ces textes, il fait disparaître la fable derrière le spectacle de la folie dans Das Weisse vom Ei (Une île flottante), celle qui révèle les failles de l’être mais plus encore la folie douce qui suscite le rire.
Au-devant d’un rideau rouge, authentique, qui désigne le théâtre dans ses codes anciens, ceux avec lesquels il va s’agir de jouer, les comédiens sont en ligne et se présentent, sans ordre ni logique, proposant un prologue inaudible qui évacue d’emblée le sens, le congédie d’entrée de jeu de la scène. Par la suite, le rideau ne s’ouvre pas mais s’envole dans les cintres, pour se faire oublier, et donne à voir un plateau extrêmement chargé. Les objets qui sont sur scène sont hétéroclites, et leur nombre empêche de leur attribuer un sens unique, une symbolique propre, d’autant plus que des codes différents se côtoient, que deux lieux et deux milieux sont superposés.
C’est en effet la même scène qui donne à voir l’intérieur des Malingear et celui des Ratinois, les deux familles bourgeoises vouées à se réunir autour de leurs enfants épris, Frédéric et Emmeline. Les premiers sont plus aisés que les seconds, et ils occupent davantage les gros fauteuils ou le siège derrière l’imposant bureau à jardin, que les chaises en bois qui entourent la table rustique qui trône au centre de la pièce. Le caractère composite de cet espace est également rendu perceptible par la confrontation sur les murs de tableaux d’ancêtres à des masques africains et de pauvres toiles, et sur les tables, de la porcelaine de la salle à manger à des bibelots en tous genres dans le salon.
Le temps est laissé au spectateur d’appréhender ce milieu composite, encore indéchiffrable, entre deux répliques du couple Malingear. Tous deux sont assis dans leur salon, et leur dialogue est décomposé à l’extrême, par un rythme d’une lenteur extraordinaire. Les coups de cloches qui font le décompte des heures retentissent des dizaines de fois d’une phrase à l’autre, et des journées entières s’écoulent ainsi. Ce fond sonore insistant marque la dilatation excessive de l’instant, le présent éternel de la répétition et de l’immuable. Dans la même perspective, les personnages sont redoublés dans leur posture par leurs portraits aux murs, qui semblent désigner la reproduction exacte du même de génération en génération, le règne de ce qui se perpétue sans fin dans l’indifférence de l’évolution des mœurs.
Les longues pauses qui déconstruisent l’échange ordinaire de ce couple produit des effets d’aller-retour. Les entrées et sorties caractéristiques du vaudeville, absentes dans ce spectacle, sont ici transposées de la scène à la salle : par les paroles des comédiens, le spectateur est un instant extrait du mode contemplatif qui lui fait regarder le plateau comme un tableau, de l’extérieur, avant d’y revenir par le silence qui s’y réinstalle. Ces va-et-vient persistent longtemps, avant que le rythme ne se rapproche d’un débit plus familier, plus naturel, qui invite pour de bon sur scène – avant qu’un nouveau rejet soit provoqué par une reprise da capo qui annule tout ce qui précède, et anéantit tout l’effort produit. Ces variations rythmiques exacerbent celles qui structurent les pièces de Labiche, et mettent en œuvre le principe de Grüber – qui lui aussi a monté l’Affaire de la rue de Lourcine – selon lequel il faut ralentir ou accélérer le rythme dans ce théâtre, pour ne pas entrer dans la psychologie et pour dévoiler la vanité des apparences.
La traditionnelle question d’un mariage, de l’union de deux familles, est remise en jeu de multiples manières sur la scène de Marthaler. Ainsi, le bilinguisme du titre du spectacle rend compte des deux langues qui séparent les familles, qui mettent à l’épreuve leur communication, entre elles mais aussi en leur sein, les parents ne parlant pas la même langue que les enfants. Ce point d’écart ne fait que souligner le même souci qui les habite, celui d’embellir leur image et leur situation, et l’ensemble de la mise en scène travaille moins à marquer leurs différences à l’origine de l’intrigue que leurs nombreux points communs sur un mode satirique.
Les proportions sur lesquelles repose le vaudeville, entre le naturalisme et sa déconstruction comique par le langage, les situations ou les gestes, sont ici inversées. Ce qui domine est moins l’imitation du réel que les failles, les brèches qui parcourent la représentation sociale, et les névroses des personnages. Le dérèglement des comportements est tel que la norme qui permet d’en prendre d’ordinaire la mesure disparaît, fait tomber dans la pure fantaisie, dans le règne du comique absurde, déjà pressenti et initié par Labiche, un siècle avant Ionesco. Toute forme de dénonciation, de critique sociale, est ainsi atténuée à la faveur d’un rire à provoquer par tous les moyens.
Que ce soient les jeux de langage, les farces gestuelles, les sketchs scatologiques, les pantomimes absurdes, ou les délires musicaux, de Mozart à Boby Lapointe, diffusés ou chantés, le comique parcourt la scène sous toutes ses formes, invoquant sur scène Ionesco, Tati, Dada, Chaplin, Brecht et bien d’autres. La définition de Bergson du comique, « du mécanique plaqué sur du vivant », est mise en œuvre à chaque instant, dans l’unique but de déclencher le rire et d’amuser. Néanmoins la poésie surgit parfois, comme lorsque le père d’Emmeline manifeste un émerveillement enfantin face aux plumes qu’il sort de sa poche et qu’il fait voler avec joie, qui suggèrent qu’il est peut-être empaillé lui aussi, comme tous les animaux amenés sur scène par le domestique, et peut-être mort de l’intérieur, derrière l’apparence et le jeu social.
Cette mécanique s’éraille parfois, et l’inquiétant surgit alors, quand le sang coule d’un nez ou sur une main, quand les corps chutent au sol, ou quand un vase est violemment éclaté sur un visage. De même, des apartés soulignés par des atmosphères plus sombres font entendre des confidences, des révélations ou des rêves, en décalage complet avec ce qui a lieu sur scène, et font atteindre à autre chose, donnent une autre dimension à la représentation, avant que ces ouvertures ne soient rebouchées par un nouveau gag. L’intrigue disparaît derrière le fonctionnement instable du langage et les jeux scéniques, ce qui a pour effet de déplacer les affrontements de l’extérieur à l’intérieur. Les personnages apparaissent alors comme des pantins soumis à leurs instincts et à leurs inconscients, en lutte avec le monde et avec eux-mêmes plus qu’avec les autres.
Après la longue scène finale qui rassemble les deux familles autour d’un dîner, le plateau est soigneusement rangé par les comédiens, donnant à voir l’après du spectacle, la destruction de l’illusion, mais aussi la libération des personnages du mécanisme de représentation. Seule une comédienne reste encore prisonnière d’une phrase qui reste inarticulée et qui la condamne à jamais à dans ce monde déréglé, qu’elle essaie de retenir en vain par le langage.
Avec ce spectacle, Marthaler offre une version extrême du vaudeville, en poussant à bout ses procédés. Ce faisant, il le rapproche du boulevard, dont le rire n’est pas aussi féroce qu’il peut l’être chez Labiche, qui substitue le burlesque à la satire, et qui mobilise une dramaturgie démonstrative pour emporter l’adhésion par le rire et divertir.
F.
Pour en savoir plus sur « Das Weisse vom Ei », rendez-vous sur le site de l’Odéon.