Après plusieurs mois de lectures et de travail chacune de notre côté, est enfin venu le moment de croiser nos regards sur un même objet, En miettes. Ce titre désigne le texte écrit par Laura à partir des œuvres de Ionesco, Jacques ou la soumission et Journal en miettes. Le geste d’adaptation a enfin eu lieu, et il a suscité une lecture à la loupe, puis un long dialogue, au cours duquel on a retrouvé l’enthousiasme qui avait présidé à notre premier rendez-vous.
En réalité, le geste de Laura est pluriel. Son texte est en effet le fruit de plusieurs démarches. D’une part, la réécriture de Jacques ou la soumission. Laura a gardé la même structure en deux temps de la pièce, le refus de Jacques, jusqu’à sa soumission ; puis sa confrontation avec sa fiancée, qui entreprend de le séduire sous le regard attentif de ses parents, en retrait. Elle a aussi gardé les personnages principaux : Jacques – devenu Camille –, ses parents, son grand-père, et Roberte – devenue Sacha. Et elle a ajouté un personnage de son cru : le médecin. Suivant les grandes étapes de la pièce, elle a donc réécrit les dialogues et recomposé les scènes, à partir de ces nouveaux personnages et dans un style qui lui est propre. Là se tient la différence la plus sensible avec l’œuvre de Ionesco : l’absurde a été évacué, ou du moins atténué, au profit d’un réalisme plus grand, et selon nous, plus percutant à notre époque.
Cette trame s’est ensuite enrichie d’extraits de Journal en miettes, après une sélection des passages qui semblaient les plus proches de la pièce. Quand ils ne livrent pas un état d’âme, un état intérieur qui permet de pénétrer un peu plus la complexité du personnages, ces passages se présentent comme des divagations oniriques, qui ouvrent le sens, le multiplient. Le statut de ces prises de paroles qui prennent la forme de monologues est un peu différent de celui des dialogues, ils se situent comme à un autre plan : entre la parole intérieure que personne n’entend et la tirade adressée hors de tout ancrage, ils mettent en place une forme d’infra-communication, ou de supra-communication – communication par ailleurs totalement absente de la pièce d’origine – entre les trois personnages qui prennent en charge ces extraits : Camille, Sacha et le grand-père.
La dernière partie du manuscrit, quant à elle, reprenait de façon presque littérale la dernière scène de la pièce de Ionesco entre Jacques et Roberte. Mais très tôt, il est apparu dans notre dialogue que le décalage était trop grand entre le début et la fin de la pièce, que l’orientation donnée par la réécriture ne permettait pas de revenir au texte d’origine. L’une des conclusions de notre échange était qu’il fallait donc lui aussi le soumettre à l’entreprise de réécriture.
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Je ne savais pas exactement à quoi m’attendre en ouvrant le document que m’a envoyé Laura, malgré toutes nos discussions et tous nos échanges par mail. Du projet à sa réalisation, l’écart peut être immense, et le passage de la théorie à la création me semblait particulièrement difficile à concevoir. Je suis donc allée de surprise en surprise – de bonne surprise en bonne surprise – et j’ai lu le texte avec attention, excitation mais aussi avec un regard critique, pour que de cette première version et de celles encore à venir naisse un texte vraiment solide et dense. Dans les marges, sont alors apparues des remarques, et surtout des questions – pour éclaircir, élargir, approfondir, suggérer…
Pour la première fois, malgré tous les textes de théâtre que j’ai rencontrés, tous ceux que j’ai pu décortiquer dans le détail au cours de mes études, j’ai envisagé une œuvre non comme achevée – et donc par-là ayant atteint son degré de perfection aux yeux de l’auteur, à considérer comme intangible et autarcique, suivant cette conception romantique de l’œuvre qui survit – mais dans le cours de sa construction, dans une phase de création qui pouvait impliquer des modifications, plus ou moins importantes. J’en suis venue à me poser des questions nouvelles, sur la structure, l’équilibre d’ensemble du texte, ou sur la cohérence de la voix d’un personnage (ce qui m’a amenée à dire ensuite à Laura : « tu as parfaitement trouvé la voix du médecin, celle du père est moins convainquante »).
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Assez vite après cette lecture déjà très stimulante, nous nous sommes retrouvées pour en parler de vive voix. Notre échange était guidé par mes questions, qui se résument toutes à peu près à celle-ci : « Moi, c’est ça que j’interprète quand tu écris ça. Est-ce que ça correspond bien avec ce que tu voulais ? ». Quand on tombait sur un nœud, une difficulté, il s’agissait de les résoudre ensemble après en avoir dégagé les enjeux.
Ces questions invitaient à considérer les effets de chaque réplique : à quel moment de la vie du personnage se situe-t-on ? quel est le milieu dans lequel s’ancre la famille ? quel est l’endroit d’où ils parlent, et où ils se situent en disant telle ou telle chose ? C’est avec ce décorticage que Laura s’est rappelée qu’elle avait parfois ajouté des bouts de phrases après coup. Ou qu’elle avait écrit tel autre en pensant à une personne en particulier dans sa vie, qu’il prenait sens par rapport à cette lecture autobiographique, mais qu’hors d’elle, il fallait lui en rendre.
D’autres questions étaient davantage tournées vers la compréhension et la perception des spectateurs à venir. L’enjeu est là de retrouver un regard neuf, neutre, vierge de toutes les lectures que nous avons faites et de toutes les discussions que nous avons eues. Mais à l’inverse, faire confiance au spectateur et ne pas aller trop loin dans l’explicite, manipuler de l’implicite, jouer de la suggestion. Cette équilibre fragile, cette recherche de subtilité avait pour contrepoint la figure du jeune critique, trop content de tirer un unique fil interprétatif pour lire le spectacle et y appliquer une lecture évidente, mais singulière, et donc réductrice.
Les didascalies de Laura et ces remarques nous ont inévitablement tournées vers la scène. Il s’agit de se demander quel est le sens des signes manipulés sur le plateau, qu’ils relèvent de l’espace, des corps ou des objets qui s’y trouvent. Cette tension nécessaire vers la scène tenait aussi aux interrogations nées des différentes intonations des répliques. Leur lecture à voix haute par l’une ou l’autre révélait des interprétations parfois différentes, et donc des intentions différentes attribuées aux personnages. Et l’on envisageait alors des gestes pour appuyer le texte, lui donner la direction voulue. L’un des soucis de Laura, qui relève beaucoup à la mise en scène, est de provoquer le rire. Non plus par le recours à l’absurde, mais par la présence de l’humour, qui devrait contrebalancer la gravité liée à la situation de Camille. Un humour qui passerait notamment par le recours à la pantomime, à des scènes non parlées, qui ouvriraient à d’autres modes de perception de la scène.
La question du corps a été particulièrement présente à un certain point. Parmi nos lectures, les références que l’on a mobilisées au cours des derniers mois, la pensée de Gombrowicz sur l’informe a tenu une place particulière. En plus de son appropriation dans le texte, Laura voudrait la réinvestir sur scène par un travail sur le corps de Camille. Depuis longtemps déjà, elle avait en tête de faire appel à un circassien pour interpréter ce rôle, et avec la mobilisation de cette notion, cette envie prend sens. L’idée serait que dans le second temps de la pièce, le comédien rende compte de l’informe dont on lui fait le reproche, de la mise en forme auquel on voudrait le soumettre, par l’intervention de Sacha.
Cela a été l’occasion de nous poser nouvelle fois la question du sens du refus de Camille, des raisons qui le poussent à dire non à ses parents – puis ensuite des raisons qui l’amènent à se soumettre à eux. Le fait qu’il n’y ait pas une réponse décisive, unique, me plaît. Comme dans Elephant, Virgin Suicides ou dans un autre registre Crime et châtiment, il est difficile de répondre de façon claire à la question pourquoi, et il revient à chacun d’apporter sa propre lecture des faits, de s’investir de façon personnelle dans la quête d’une explication. Alors que le spectre de la pièce de Ionesco flotte sans cesse au-dessus de nous, que Camille est parfois – souvent – appelé Jacques, de nouvelles références continuent donc de surgir pour enrichir notre dialogue, notre pensée. Outre celles-ci, le mythe de Pygmalion, et du point de vue esthétique, scénique, la mise en scène du Petit Eyolf de Julie Bérès, présentée aux Abesses la saison dernière.
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Alors que Laura craignait que son texte soit trop court – dix-huit pages – l’ensemble de nos remarques tendent vers un accroissement. Pour la nouvelle version, il faudra approfondir les problématiques qui nous semblent importantes et/ou qui nous tiennent à cœur, filer les métaphores qui nous parlent, auxquelles nous sommes sensibles, et peut-être les multiplier par endroit, ménager les transitions entre les bouts de phrases qui nous plaisent pour donner de la fluidité au texte. Et en plus de cette amplification, cette nouvelle étape d’écriture doit tendre à une harmonisation, des styles, des tons de chaque personnage, pour que le montage ne se fasse pas sur le mode du choc, à la Franck Castorf, mais sur le mode de la familiarité, de la co-appartenance – ce que Rancière appelle le montage symbolique, contraire au montage dialectique.
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Et toujours, la question de l’adaptation, du droit à créer à partir d’œuvres déjà existantes, de la légitimité de Laura à faire cela, plane. Mais jamais très longtemps, car le texte l’impose, car il est difficile à recevoir comme tel aujourd’hui, et parce que faire un spectacle, ce n’est pas seulement faire du théâtre, monter une pièce, mais c’est créer une œuvre dans toutes ses dimensions, à partir d’une inspiration première – comme dans le cirque nouveau, dit Laura.