Étiquette : dramaturgie

Le virus Dostoïevski sur la scène théâtrale française contemporaine

La métaphore de la contagion invite à envisager la récurrence avec laquelle les œuvres de Dostoïevski sont adaptées depuis la fin des années 1990 comme la deuxième vague de contagion d’un virus apparu à la fin du XIXe siècle, dont les effets ont été perceptibles jusqu’à la fin des années 1950. Cette deuxième vague est particulièrement marquée par Frank Castorf, metteur en scène allemand qui est constamment revenu aux œuvres de Dostoïevski de 1999 à 2015, que l’on peut considérer à l’origine d’un variant dont sont entre autres porteurs Vincent Macaigne et Sylvain Creuzevault. Cet article s’efforce d’identifier les différents symptômes de ce variant, du point de vue de la dramaturgie, de l’esthétique scénique et du jeu d’acteur.
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« Orphelins » de Dennis Kelly, mis en scène par Sophie Lebrun et Martin Legros au Théâtre de Belleville – jouer avec le texte, tout le texte, pour mieux le jouer

Au Théâtre de Belleville est repris un spectacle créé en 2018 par la compagnie normande La Cohue, et programmé au 11, à Avignon en 2019 : Orphelins de Dennis Kelly, mis en scène par Sophie Lebrun et Martin Legros. Il s’agit du texte le plus monté en France de l’auteur britannique, qui a également inspiré des mises en scène de Love and Money, Girls and Boys, ADN ou Débris. Son écriture ciselée, qui décortique des faits divers et joue sur des effets de révélation, met le jeu d’acteur au défi. Le parti des pris des artistes est d’intégrer une strate de plus de ce texte, afin d’introduire encore plus de jeu et de nuance.
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« Avant la terreur » de Vincent Macaigne à la MC93 – artiste d’une seule œuvre ?

Cette rentrée marque le retour au théâtre très attendu de Vincent Macaigne, après six ans – malgré l’impression mitigée qu’avait laissé Je suis un pays. L’hypothèse alors formulée était que manquait à ce spectacle une grande œuvre avec laquelle l’écriture du metteur en scène dialoguerait, comme dans ses premières créations. Notre prière semble avoir été entendue : après Au moins j’aurais laissé un beau cadavre, d’après Hamlet, Macaigne revient à Shakespeare, en choisissant cette fois Richard III. Comme à son habitude, il modifie le titre de l’œuvre qui l’inspire pour souligner le geste d’adaptation-appropriation qui est le sien, et nomme son spectacle « Avant la terreur ». Il réunit ses fidèles compagnons de route, en agrège de nouveaux et se voit accueilli dans une structure qui lui permet de voir grand : la MC93. Tout semblait favorable à une nouvelle gifle macaignienne. La déception est hélas à la hauteur des attentes, qui étaient immenses.
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« Hedda » d’Aurore Fattier aux Ateliers Berthier – pendant les répétitions

Le Théâtre de l’Odéon offre en cette fin de saison l’occasion de découvrir le travail d’Aurore Fattier – actrice dans Le Firmament de Chloé Dabert en ce moment en tournée – en tant que metteuse en scène. L’artiste française dont les spectacles sont surtout présentés en Belgique est ici programmée avec une adaptation d’Hedda Gabler d’Ibsen, ou plutôt, une « variation contemporaine » signée par son dramaturge, Sébastien Monfè, et par Mira Goldwicht. À l’origine de ce projet, il y a sans doute la question : comment monter ce texte classique aujourd’hui ? La réponse est apportée sous forme de mise en abyme : le spectacle donne à voir une metteuse en scène et sa compagnie au travail, à quelques jours de la première. La dramaturgie d’Ibsen se trouve ainsi décalée, décentrée, mais aussi dédoublée. La mise à distance n’est pas des plus fines, mais le dispositif exerce un certain pouvoir de fascination.
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« Par autan » de François Tanguy à la Comédie de Caen – promenade sur cimes alpines

Après Strasbourg, après Perpignan, Par autan arrive à Caen. Le Théâtre du Radeau a courageusement repris les routes avec son dernier spectacle créé à Montpellier en mai dernier, spectacle irrémédiablement marqué par le décès de François Tanguy, survenu début décembre 2022, à quelques jours des premières dates prévues au T2G. François Tanguy a signé la mise en scène et la scénographie et cosigné l’élaboration sonore et les lumières de toutes les créations de la compagnie depuis 1985. Son activité théâtrale se résume à ses spectacles ou presque, car il n’a jamais répondu à une commande, ni jamais dirigé une institution. Ce faisant, il a affirmé une singularité exceptionnelle, grâce à laquelle il a occupé une place bien particulière dans le paysage théâtral contemporain, une place qui lui est propre. Par autan bien loin d’offrir le point final, imprévu, de quarante ans de travail, révèle tout ce qui était encore en mouvement, en déplacement, dans la recherche artistique de Tanguy. Le spectacle se présente comme une promenade sur cimes alpines parfois venteuses, promenade composée d’innombrables textes dont se dégagent facétie et mélancolie.
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« Catarina ou la beauté de tuer des fascistes » de Tiago Rodrigues aux Bouffes du Nord – confronter les extrêmes, au péril du théâtre et de la pensée

Plusieurs spectacles de Tiago Rodrigues animent cette rentrée théâtrale : Dans la mesure de l’impossible aux Ateliers Berthier, Chœur des amants et Catarina ou la beauté de tuer des fascistes aux Bouffes du Nord. Les deux plus récents signalent un tournant politique dans la trajectoire du metteur en scène, jusque-là plutôt préoccupé de littérature (Bovary, The Way She Dies), d’offrir au théâtre son propre reflet (Sopro) ou d’explorer les fragilités du couple (The Way She Dies à nouveau et Chœur des amants). Tiago Rodrigues, nouveau directeur du Festival d'Avignon, semble désormais mettre son écriture et sa science du théâtre au service de sujets d’actualité plus ou moins sensibles : l’action humanitaire et le fascisme. Dans Catarina il aspire certainement à atteindre la complexité et la nuance que ses mises en abyme permettent d’ordinaire, et il donne l’impression d’y parvenir au début de Catarina. Mais il a beau multiplier les renversements, les infinies teintes de gris qui séparent le noir du blanc sont délaissées. Son art théâtral, pourtant brillamment mis en œuvre au début du spectacle, se trouve englouti par des discours extrêmes qui congédient la réflexion.
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Sous le masque : déconstruire le mythe Marilyn Monroe par le rêve du théâtre

Cet article propose une analyse dramaturgique du spectacle Persona. Marilyn créé par Krystian Lupa en avril 2009, et s’attache à montrer que pour sonder la personnalité scindée de la star, le metteur en scène polonais accorde une place déterminante à un projet de théâtre qu’avait authentiquement Marilyn Monroe : interpréter le rôle de Grouchenka dans une adaptation des Frères Karamazov qu’avait envisagée son dernier mari, Arthur Miller. Le vertige du dialogue dramaturgique établi entre l’icône de la culture américaine des années 1960 et l’un des personnages emblématiques de la littérature russe est décuplé par le souvenir de l’adaptation que Lupa a lui-même faite du roman de Dostoïevski en 1990, par le personnage de Paula Strasberg dans la pièce, double déformé voire dégradé du metteur en scène, et par le travail d’appropriation de Marilyn par l’actrice Sandra Korzeniak.
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« Quizoola ! » du Forced Entertainment à l’Espace Pierre Cardin – dialogue impromptu, sans fin ni début

Après quelques semaines de trêve pendant le mois d’août, la saison théâtrale est inaugurée par le Festival d’Automne à Paris. Parmi les événements organisés pour le week-end d’ouverture, était programmé un spectacle de la compagnie britannique Forced Entertainment, la même à qui était consacré tout un portrait l’an dernier. Onze mois après Complete Works : Table top Shakespeare, le public se retrouve ainsi au même endroit, à l’Espace Cardin, pour retrouver deux membres du collectif. Le rendez-vous n’est pas précis : à partir de 19 heures, sont proposées quelques trois heures de « performance-marathon », au cours desquelles le public se trouve libre d’entrer et de sortir à sa guise. Dans le flux de questions et de réponses échangées au plateau, dans une ambiance intime, cette autorisation qu’a pu également donner Bob Wilson se révèle ici authentique.
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« L’Étang » de Robert Walser mis en scène par Gisèle Vienne à Points communs – adaptation ventriloque

L’Étang de Gisèle Vienne est de ces spectacles qui entretiennent un désir particulier avant leur découverte, à force d’être programmé, annulé, reporté – d’abord à cause du décès d’une actrice, Kerstin Daley, puis à cause du covid. Le spectacle est en outre chaque fois présenté pour quelques dates seulement aussitôt prises d’assaut, ce qu’explique entre autres la présence d’Adèle Haenel sur scène. La tournée touchait à son terme – pour cette saison du moins – à Pontoise, où s’est réuni un public nombreux. Comme espéré, L’Étang s’inscrit dans le sillage des précédentes créations de Gisèle Vienne, Jerk, This Is How You Will Disappear, The Ventriloquist Convention ou Crowd. L’artiste intègre cependant une nouvelle donnée à son geste artistique : un texte de Robert Walser, adapté à plusieurs mains. Le spectacle ne prend pas pour autant la forme d’une adaptation ; la relation au texte mise en place est plutôt de l’ordre de l’ingurgitation. Le travail mené sur les conditions d’appréhension du plateau impose une perception intra-utérine du texte qui produit une nouvelle expérience singulière – mais peut-être moins convaincante que les précédentes.
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« Une mort dans la famille » d’Alexander Zeldin aux Ateliers Berthier – rétablir un continuum entre les âges

Le dernier spectacle du metteur en scène britannique Alexander Zeldin constitue un événement en ce début d’année, d’autant que l’attente de la découverte d’Une mort dans la famille a été nourrie par un report de quelques semaines de la première dû au covid. Vient enfin le moment d’entrer en salle, une salle comble aux Ateliers Berthier, impression que nourrit le fait qu’une partie des gradins est ouverte en éventail et que le public déborde jusque sur le plateau. La frontière scène-salle, d’emblée poreuse, prépare à l’abattement du mur bâti entre la troisième ou quatrième génération et celles qui se rendent au théâtre. Afin de penser le sort réserver à nos vieux – question d’actualité avec le scandale Orpea – et plus encore de rétablir un continuum entre les âges, Zeldin immerge dans un Ehpad grâce à une scénographie spectaculaire, une dramaturgie très fine qui multiplie les points de fuite, et, de manière inattendue, une langue sensible qui maintient sur le fil de l’émotion.
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