Dans le cadre du Festival d’Automne, Julie Deliquet et le Collectif In Vitro proposent au Théâtre des Abbesses un Triptyque, « Des années 70 à nos jours… », composé de La Noce de Brecht, Derniers remords avant l’oubli de Lagarce et Nous sommes seuls maintenant, création collective. En trois temps les artistes proposent de réfléchir à l’héritage de 1968, moins du point de vue politique que familial. L’ensemble, finalement pas si unifié, nourri par l’improvisation et le rejet « du théâtre classique découpé en scènes », amène à s’interroger sur la nature de ce projet, qui progressivement dérive jusqu’à faire naître une question : montrer (ce que l’on croit être) la vie sur scène suffit-il pour faire du théâtre ?
À l’origine de ce Triptyque, se trouve Dernier remords avant l’oubli de Jean-Luc Lagarce, dont le titre poétique condamne d’emblée les personnages à l’échec. Trois amants d’autrefois se retrouvent après des années dans une maison qui a abrité leur bonheur, et après lui le souvenir de ce bonheur. Pierre a continué à occuper les lieux tandis que Paul et Hélène se sont depuis mariés. Ceux-ci reviennent pour discuter de la vente de la maison qui est pour eux un gouffre financier, mais Hélène a eu beau préparer les papiers à l’avance pour régler la question au plus vite, le passé resurgit et avec lui les sentiments, malgré les efforts de chacun pour les refouler. La discussion tourne court et chaque prise de parole prend la forme d’un monologue qui ressasse la même idée, qui la reformule sans cesse par autocorrection, qui complexifie le propos plutôt que de le clarifier, et empêche finalement le dialogue de prendre place et d’avancer. Ce tâtonnement dit mieux que n’importe quelle phrase la solitude de ces trois êtres et leurs sentiments contradictoires les uns à l’égard des autres. Face à eux, les conjoints de Paul et Hélène et la fille de cette dernière assistent en spectateurs impuissants aux soubresauts du passé, au combat paradoxalement tendre mené contre lui, incapables de les faire aller de l’avant et d’empêcher la séparation et l’oubli qui menacent de tout engloutir.
Pour trouver une genèse à ce premier pan du triptyque, Julie Deliquet se tourne vers la première pièce de Brecht, La Noce chez les petits bourgeois, constituée d’un unique acte. Un couple y célèbre en comité restreint son mariage, avec familles et amis, dans leur maison nouvellement équipée. L’ambiance se dégrade à mesure que la soirée avance et les meubles fabriqués par le mari s’effondrent l’un après l’autre, comme les masques de tous les convives qui tombent un à un, jusqu’à ce que le vernis social – ce vernis qu’a refusé de mettre le mari sur ses chaises – s’écaille. La tension, présente d’emblée dans la pièce de Lagarce, monte ici progressivement jusqu’au départ inévitable des convives et un sentiment d’échec qui finit par gâcher la soirée toute entière.
Le troisième et dernier volet est quant à lui une création du Collectif, qui propose en deux temps une nouvelle réunion familiale, plus proche de nous dans le temps. Familles et amis se retrouvent dans une maison de campagne nouvellement acquise, d’abord pour l’inaugurer et une autre fois pour fêter les vingt ans de Bulle. Les retrouvailles avec un ami de jeunesse remue le passé et les langues se délient une nouvelle fois au cours d’un jeu de questions-réponses arrosé d’alcool qui ne peut que mal tourner malgré les bons sentiments de chacun.
Ainsi rassemblés, ces morceaux supposés former une « saga » – trois heures trente de spectacle en tout –, entendent poser les questions de l’héritage, de la transmission, du legs idéologique de 1968 et des désillusions qui en sont nées, à travers un portrait générationnel. Néanmoins, ce propos n’est finalement qu’anecdotique, l’enchaînement peine à aller au-delà de la pure juxtaposition, et le Collectif ne joue pas du tout sur les effets de surimpression que pourrait produire le retour des mêmes comédiens d’une pièce à l’autre. Un seul élément semble chargé de souligner une continuité entre ces trois spectacles : la table. Centrale chaque fois, elle réunit les différents protagonistes, que ce soit pour un repas partagé ou pour une conversation. Lieu de rassemblement autant que de confrontation, elle constitue un point d’ancrage, un noyau autour duquel évoluent les comédiens pour éviter le statisme et donner une impression de spontanéité, de naturel. Le décor alentour évolue quant à lui, comme les costumes des comédiens, pour signifier les changements d’époque. De la déco des seventies à ce qui aujourd’hui nous paraît neutre car trop proche de nous, le passage du temps est ainsi signalé, discrètement mais sans grande finesse. Central dans la pièce de Brecht par son rôle dramaturgique, le décor perd ensuite de son importance, progressivement déchargé de sens et relégué au rang de décoration, jusqu’à un emploi moins mimétique de la vidéo dans la deuxième partie, qui pourrait pourtant être source de richesse. Ne reste que ce point central de la table, remplie de vaisselle et de nourriture, bousculée, prise à parti, renversée… mais insuffisante pour assurer l’unité de ce spectacle, dont on ne peut inévitablement parler qu’en trois temps bien distincts, incapables de former un tout.
Comme guidés par le travail d’improvisation qui couronne ce triptyque, les comédiens commencent donc par s’approprier le texte de Brecht, avec aisance mais au point de lui faire perdre parfois de sa puissance, de le désamorcer. Il n’est pas question d’assister à un enchaînement sage des répliques, chacun parle comme dans une discussion à plusieurs, sans attendre toujours que l’autre ait fini, multipliant ainsi les conversations, mais avec néanmoins le soin de mettre en valeur certaines phrases ou certains discours. La musique, des années 1970 aussi, emporte avec elle une partie des dialogues et précipite plus rapidement vers la crise. Celle-ci est ainsi développée avec plus d’ampleur, mais avec ce même accommodement joyeux des comédiens avec le texte, qui dédramatise la situation.
Après ce premier volet, plutôt sympathique mais qui met dans une posture plus passive que réflexive, Derniers remords avant l’oubli présente une gageure pour le Collectif. Le dialogue démultiplié laisse place aux monologues de Lagarce, qui présentent un tout autre mode de parole qui convient beaucoup moins aux comédiens, tout de suite bien moins à l’aise. Plutôt doués pour les effets de groupe, pour les scènes collectives, ils forcent les traits du texte en voulant y mettre de la souplesse, de la rapidité, là où l’exploration lente, hésitante, le servirait bien mieux. Leur difficulté à travailler ce texte est telle que l’on en perd même la situation d’origine et les trois protagonistes apparaissent plus comme des frères et sœurs en conflit pour indivision que des anciens amants… Le point de départ du projet devient le point faible du spectacle du point de vue de l’interprétation, mais on a encore là un semblant de théâtre qui se perd totalement dans la troisième partie.
Puisque le texte d’auteur ne convient pas toujours, mieux vaut peut-être s’en débarrasser et laisser place à l’improvisation. Immédiatement le changement de support est sensible : les comédiens ne jouent plus avec une langue qui ne leur correspond pas, ils adoptent tout simplement la leur, celle de tous les jours, et suivent avec une liberté qui les réjouit une trame qui mène progressivement le repas à une impasse. Dans Nous sommes seuls maintenant, le collectif reprend le schéma mis en place dans les deux premiers tableaux, qu’ils appellent, d’après le langage cinématographique, « plan-séquence ». Deux dîners sont donnés à voir l’un après l’autre, sans entrées ni sorties, mais avec une conversation plurielle, chorale, qui s’étire jusqu’au drame, jusqu’à la tension insoluble. Libérés de toute progression dramaturgique ou presque, de toute écriture dramatique, les comédiens donne à voir un quotidien proche, qui se veut réaliste, naturaliste presque, bourré de clichés et de traits d’esprit probablement pas si improvisés, alors même que l’improvisation était la seule chose qui pouvait rester. Le spectacle de ces dîners n’est pas foncièrement désagréable mais on ne comprend pas où les artistes veulent en venir, ou plutôt comment, car la fin en queue de poisson semble inévitable après ce qu’ont posé les deux premiers volets. Leur plaisir évident sur scène et l’importance qu’il donne à cette troisième partie, plus longue que les précédentes, relègue les deux premiers volets au rang de mise en bouche, avant ce plat principal qui se veut clou du spectacle.
A l’issue de la représentation, l’affinité du Collectif avec l’art dramatique ne peut qu’être mise en doute. Julie Deliquet fait le vœu d’un théâtre amusant et populaire, et l’on a en effet l’impression d’assister dans le dernier temps de la soirée à une longue scène de téléfilm, qui met le spectateur en position de voyeur passif et ennuyé. La metteure en scène dit encore, lucide : « La table est tellement référent de vie que le théâtre s’efface peu à peu ». Il disparaît en effet devant le spectacle d’un dîner sans structure, qui ne mène nulle part, qui réussit parfois à décrocher un sourire mais qui met la plupart du temps le cerveau en veille. Les propos de Julie Deliquet recueillis par Eve Beauvallet parlent d’eux-mêmes : « J’ai un réel amour du théâtre mais je comprends vraiment que l’on s’y ennuie et que l’on préfère aller au cinéma ». Le seul hic est que son projet a lieu dans un théâtre, qui plus est dans le cadre du Festival d’Automne, face à un public désireux de découvertes théâtrales, et non pas d’un « théâtre très pauvre » comme ils le disent eux-mêmes…
F.
Pour en savoir plus sur « Triptyque – Des années 70 à nos jours… », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.