Après Les Bonnes en 2012 à l’Athénée et La Vie est un rêve en 2013 au Théâtre 71, Jacques Vincey revient dans ce dernier lieu pour présenter une nouvelle création, à partir d’un texte du Polonais Witold Gombrowicz, Yvonne, princesse de Bourgogne. Alors même que l’auteur, plus connu pour ses œuvres romanesques que dramatiques, estime que la forme théâtrale est « perfide, répugnante, incommode, rigide et désuète », cette pièce, qui est la première qu’il a écrite, rencontre un succès populaire, très jouée dans le monde, et notamment en France. Gombrowicz la considère comme une comédie, comme une parodie shakespearienne – ce que suggèrent d’emblée les sonorités du titre – alors même qu’elle s’achève dans la mort. Cette progression vers le drame, cette tension entre le rire et le sérieux, sont particulièrement sensibles dans la mise en scène de Jacques Vincey, extrêmement précise et brillante.
A la cour du roi Ignace et de la reine Marguerite, le prince Philippe s’entiche par ennui autant que par provocation d’une jeune fille laide, Yvonne, rencontrée par hasard au cours d’une promenade. Sous les yeux ébahis et un peu effrayés de Cyrille, son compagnon de jeu et son confident, Philippe fait un choix apparemment contre-nature et présente Yvonne à ses parents comme sa fiancée. Le roi et la reine comprennent d’abord cela comme une plaisanterie dont ils rient allègrement, avant d’avoir à se confronter à la ferme décision de leur fils. La bienséance impose alors de transformer ce geste subversif et insolent de Philippe en une démonstration de philanthropie, de noblesse et de pitié, et il s’agit dès lors d’initier Yvonne aux us et coutumes de la cour.
L’affaire pourrait s’en tenir là, mais Yvonne n’est pas une jeune fille tout à fait ordinaire. Lorsque la pièce est traduite en français, Gombrowicz pense à lui donner un autre titre, plus explicite : « La princesse Anémie ». De fait, Yvonne, en plus d’être laide, souffre d’un affaiblissement du corps, dû à un sang « paresseux », elle est sans force et sans vigueur, ce qui la rend apathique, totalement absente et comme étrangère à ce qui lui arrive – en apparence du moins. Cette attitude jette le trouble au sein de la cour, dont les mœurs sont ébranlées, et les tentatives de la famille royale pour soumettre Yvonne aux convenances échouent, à tel point que ce sont le roi, la reine et tous les courtisans qui lui font la révérence, dans l’espoir de lui donner l’exemple, alors qu’elle reste impassible. Cette scène donne d’entrée de jeu à voir le pouvoir extraordinaire d’Yvonne sur l’esprit de ceux qui l’entourent. Son absence, son indifférence, sa léthargie qui peut apparaître comme un mécanisme de protection dans un univers hostile, comme chez les animaux, irritent et dérangent, au point que le prince, le roi et la reine se trouvent touchés d’une forme de folie, manifeste par la révélation et la libération de leurs secrets et de leurs pulsions primaires au contact d’Yvonne.
Pour bien poser le contraste entre l’avant-Yvonne et l’après-Yvonne, pour installer dans la durée la situation initiale avant qu’elle ne soit bouleversée, Jacques Vincey place les comédiens sur scène avant même que le public s’installe. Dans un espace très lisse et précisément délimité, entouré d’une dense forêt tropicale, la cour fait son sport : ping-pong, course sur tapis, abdos et autres exercices musculaires, danse. Suivant le rythme d’une musique de plus en plus présente, les comédiens engagent ainsi d’emblée toute leur personne dans ce spectacle et se trouvent déjà en sueur avant même l’arrivée d’Yvonne. Ce parti-pris qui peut être lu comme une critique du culte du corps à l’œuvre dans notre société, aussi factice et destructeur que la bienséance de cour, révèle aussitôt la modernité et la jeunesse énergique de cette mise en scène, étonnamment fidèle au texte. Les quelques quatre-vingt ans qui nous séparent de l’écriture de la pièce se dissipent immédiatement, ce qui est aussi bien sensible visuellement, par la scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy, que par la langue, extrêmement fluide dans la bouche des comédiens, devenue bien moins écrite que parlée.
Cette mise en scène joue également beaucoup sur le rapport scène-salle, et les lumières mettent du temps à s’éteindre dans l’espace réservé au public. La frontière est autant brouillée par les interpellations directes du public par les personnages, notamment le chambellan qui invite à chanter les louanges du roi et à exprimer son approbation à chacune de ses phrases ou presque par de grands « Aaaah », que par des déplacements, des franchissements physiques de la ligne imaginaire qui sépare les comédiens des spectateurs. Le public est ainsi impliqué dans la représentation, chargé de figurer le peuple qu’il faut flatter en ce jour particulier. Ainsi, alors qu’un spectateur reçoit quinze euros comme preuve de la bonté et de la générosité du roi, une autre se fait insulter par Philippe qui l’attaque violemment pour sa laideur. Le reste du public commence à rire, avant que ne perce le malaise devant son insistance, qui va bien au-delà de la simple boutade. Le trouble et l’inquiétude naissants sont ensuite dissipés par la certitude qu’il s’agit bien d’une actrice, Marie Rémond, qui monte sur scène et interprète alors Yvonne.
Ce double mouvement du rire au malaise et du malaise au soulagement structure en réalité tout le spectacle. Il œuvre autant à l’échelle de la représentation tout entière qu’à celle de chaque scène. De fait, la distinction entre le comique et le tragique, qui suscite bien ici autant la terreur que la pitié, est si infime qu’elle ne se laisse percevoir, et le spectateur est contraint de passer de l’un à l’autre, tout au long du spectacle. Ce basculement dans l’ordre des émotions est le plus sensible dans les accès de folie des personnages, déclenchés par Yvonne pourtant muette. Philippe d’abord, le premier, perd toute forme de raison face à elle, extrêmement désireux de la comprendre, d’assigner un sens à son attitude et d’en extraire quelque chose, que ce soit par la tendresse ou la violence. Comme il le formule lui-même, la faiblesse de cet être est telle qu’il se sent pour la première fois supérieur, avant d’être engagé avec elle dans un rapport dialectique de maître à esclave extrêmement complexe et intriqué. Il passe ainsi de la haine et du mépris à l’amour inquiet, soumis par Yvonne à toutes ses pulsions, à tous ses instincts, exprimés sans ordre ni mesure.
Par sa seule présence silencieuse, Yvonne apparaît donc comme un catalyseur, un élément qui provoque des réactions extrêmes. Après le prince, elle réanime chez le roi le souvenir d’une jeune fille abusée par lui qui s’est tuée, souvenir qui fait naître à la fois sa culpabilité et le désir d’assassiner Yvonne. Une telle envie s’empare aussi de la reine Marguerite, qui au cours d’une scène rendue cauchemardesque par les lumières de Marie-Christine Soma et la musique, aussi discrète soit-elle, libère ses accès poétiques, dissimulés aux yeux de tous, et avec eux ses instincts meurtriers. Cette séquence, particulièrement poussée et spectaculaire grâce à Hélène Alexandridis, porte à son comble la tension entre rire et malaise, jusqu’à ce que le second l’emporte pour de bon, laissant un goût amer à la fin du festin qui clôture la pièce.
L’effet très fort de cette représentation sur le spectateur, de ce transfert d’émotions de la scène à la salle, tient autant au texte de Gombrowicz, ubuesque, absurde, jubilatoire et inquiétant, qu’à sa mise en scène. Le rôle de révélateur d’Yvonne à la cour, de miroir qui renvoie chacun à ce qu’il est au-delà des apparences, des discours et de l’artifice des conventions, est autant mis en valeur par les jeux avec l’illusion théâtrale, détruite par les allers-retours de Valentin par les portes automatiques, valet de la pièce devenu régisseur venu nourrir les poissons rouges présents sur scène, que par les performances impressionnantes des comédiens. Le prince, Thomas Gonzalez, comme la reine à la fin, est animé par une énergie spectaculaire, qui rend lisible toutes les nuances de ses sentiments contradictoires à l’égard de sa fiancée. Comme tous les autres comédiens réunis par Jacques Vincey, il fait corps avec la scénographie, capable de sauter d’un bond pour se retrouver allongé dans un canapé ou debout sur une table de ping-pong. Cette façon d’habiter l’espace est d’autant plus belle que celui-ci donne à voir le retour progressif des personnages à une nature animale. Le plateau, extrêmement lisse au départ, est en effet progressivement dérangé, bouleversé, jusqu’à ce que, symboliquement, des plantes de la forêt qui entoure la pièce fassent soudainement irruption à l’intérieur.
Au cœur de cette tension de plus en plus palpable, Yvonne se déplace comme un fantôme, un être lunaire, extrêmement fragile. Le corps frêle de Marie Rémond est ainsi manipulé et violenté, désarticulé au point qu’elle s’effondre par terre comme une marionnette dont on aurait lâché les ficelles d’un seul coup. Quoique radicalement opposée à celui des autres, son jeu est tout aussi remarquable que celui de Thomas Gonzalez, et le contraste qui s’établit entre eux deux ne fait que le souligner et mettre en valeur la relation qui les rend prisonniers l’un de l’autre.
Dans la pièce, le prince Philippe dit lorsqu’il découvre Innocent, un jeune homme qui aime Yvonne malgré sa laideur : « Voici que d’un seul coup, tout est devenu sérieux. Vous savez…, ces brusques passages du rire au sérieux ?… L’instant a quelque chose de sacré… ». Ces instants se démultiplient tout au long de la soirée, et cette mise en scène de Jacques Vincey surprend et convainc une fois de plus par sa justesse et sa beauté.
F.
Pour en savoir plus sur « Yvonne, princesse de Bourgogne », rendez-vous sur le site du Théâtre 71.