Séance de rattrapage pour les retardataires : plus dix ans après sa création, Antoine et Cléopâtre de Tiago Rodrigues est repris au Théâtre de la Bastille, après être passé par le Festival d’Avignon en 2015, le Festival d’Automne l’année suivante, et quantités de lieux qui l’ont programmé régulièrement jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit de l’un des premiers spectacles invité en France de l’actuel directeur du Festival d’Avignon, spectacle qui a contribué à le faire connaître et à introduire la manière si singulière qu’il a de dialoguer avec les œuvres – celles de Shakespeare, Flaubert, Tolstoï ou Tchekhov. Son choix se portait alors sur une tragédie historique, que l’on tend à dissocier du couple mythique qu’elle choisit de raconter. Prenant acte de cette postérité, Rodrigues retient l’imaginaire de la pièce de Shakespeare plutôt que la lettre du texte, sa fable ramenée à son plus simple appareil, et offre à partir d’elle une partition pour un chœur des amants – du titre d’une de ses œuvres ultérieures, qui présente beaucoup de similitude avec celle-là.
L’entrée en salle du public est accompagnée par une musique discrète de film ou d’opéra, diffusée par un tourne-disque posé sur un banc et entouré d’enceintes. Devant, est exposée une pochette de vinyle qui suggère une adaptation de la pièce de Shakespeare – à l’opéra ? à l’écran ? Le programme livre la clé : il s’agit de la bande-originale du film de Mankiewciz, Cléopâtre, qui réunissait en 1963 Elizabeth Taylor et Richard Burton. Cette touche épique est aussitôt mise à distance par le dispositif de diffusion modeste, et est ainsi introduite une tension constamment explorée dans le spectacle entre le mythe et le quotidien. À jardin, un grand mobile porte quatre grands ronds de plexiglas jaunes et bleus, couleurs indissociables de cette tragédie, semble-t-il, si on se souvient de la récente mise en scène de Célie Pauthe qui adoptait les mêmes teintes. Ces éléments disparates sont réunis dans un même espace par une grande tenture qui sert tout à la fois de fond et de sol, discrètement texturée. L’ensemble paraît dérisoirement dépouillé, mais les lumières Nuno Meira feront de cet espace une surface de projection permettant de passer de l’Égypte à Rome, des bords du Nil et au Palais de la reine, de l’intimité de l’amour à la froide solennité de la politique.
Entrent Sofía Diaz et Vítor Roriz, dans des habits de tous les jours. Leur arrivée paraît presque provocante, tant elle est dépourvue de pompe, et même de sens. Aucun récit ne s’attache à leur allure, leurs pas, leurs mouvements. Ils sont tout bêtement deux interprètes qui arrivent des coulisses et s’avancent vers le bord de la scène, dont le travail ne commence qu’avec les premiers mots qu’ils prononcent – et c’est ainsi au texte qu’est délégué tout le soin de faire advenir quelque chose. Antoine, Cléopâtre, Antoine, Cléopâtre. Les deux prénoms indissociables sont répétés de manière lancinante, insistante. Sofía répète : « Antoine ». Vítor répète : « Cléopâtre ». Ils ne s’adressent pas l’un à l’autre mais parlent l’un de l’autre, tournés vers nous, comme le confirment les premières phrases qui suivent. L’histoire de la reine égyptienne et du général romain est ainsi racontée à la troisième personne, la « non-personne » selon Benveniste, celle qui désigne l’absence. Ils ne sont pas incarnés par le couple présent sur scène, mais scrutés dans leurs moindres gestes par ceux qui pourraient être leurs confidents, ou des metteurs en scène, ou des réalisateurs qui décrivent à deux voix un film rêvé.
Cette modalité de narration dissocie les personnages des corps sur scène. Parfois ceux-ci redoublent légèrement un geste, un mouvement du menton ou de l’épaule, mais la plupart du temps, ils ne jouent pas l’un face à l’autre, mais l’un à côté de l’autre. Non pas l’un avec l’autre, mais chacun avec l’absence qu’ils font vivre par leurs mains ouvertes, leurs gestes qui suivent la trace des personnages alors qu’ils marchent, courent ou s’enlacent. Antoine et Cléopâtre vivent ainsi grâce aux mots de Tiago Rodrigues, aux phrases courtes qui indiquent leurs actions – se servir d’un verre de vin, s’approcher, changer de vêtements, respirer tout simplement –, et grâce à des mouvements d’une précision chorégraphique. Après coup, on apprend que les deux artistes présents sur scène sont des chorégraphes, qui écrivent donc à eux deux la danse d’Antoine et Cléopâtre.
Ce choix de distribution et la réécriture de la pièce qu’il inspire situe à hauteur de corps. Avec Sofía Diaz et Vítor Roriz, Tiago Rodrigues écrit une histoire avant tout sensible. Son ambition n’est pas de raconter le dilemme de l’amour et du pouvoir ; il est plutôt question de parfum, d’ivresse, d’odeur des corps, de jeux dans l’eau. Il faudra bien qu’Antoine rentre à Rome pour épouser Octavie, la sœur de César, mais tout cela est comme à l’arrière-plan du spectacle, comme les personnages parfois évoqués qui entourent les deux amants, présents mais invisibles, ou comme l’œuvre de Shakespeare, qui hante discrètement le spectacle, si discrètement que l’on n’identifie pas les vers de Jean-Michel Déprats disséminés dans les phrases de Rodrigues. Des phrases d’une simplicité redoutable, composées d’un sujet et d’un verbe, d’un sujet, un verbe et un complément tout au plus. Pas de connecteurs logiques, de liens de coordination ou de subordination entre elles. Est ainsi congédiée toute forme d’explication, d’ordre psychologique ou historique, qu’appelle l’intrigue complexe de la pièce de Shakespeare. Ici, ce ne sont plus que deux amants qui s’aiment, sont séparés pendant un temps, se retrouvent et finissent par mourir. Les subtilités qui lient ces étapes entre elles sont évacués, à la faveur de motifs poétiques – le jeu des temps, l’opposition du passé et du futur qui extraient du temps présent de l’amour, ou les ombres –, motifs qui permettent d’investir autrement l’histoire, de manière sensible.
Le jeu des deux chorégraphes est extrêmement précis, dicté par une écriture dont l’exigence pour l’interprétation est inversement proportionnel à son économie grammaticale. Leurs rapports évoluent cependant, les pronoms glissent de la troisième personne à la deuxième, après les retrouvailles, et à la première, dans la scène finale, dans laquelle les personnages sont enfin incarnés. La progression de la tragédie est également marquée par la musique rallumée entre chaque acte, qui donne l’occasion de boire un peu d’eau et d’échanger quelques phrases inaudibles. Le mobile quitte quant à lui sa fonction purement décorative quand les deux amants sont séparés. Cléopâtre, restée en Égypte, dessine les contours des ronds translucides, redoublés par les lumières sur le fond du plateau. Ils deviennent alors lune et soleil, Orient et Occident, passion et raison d’état. Toutes les dichotomies du texte se retrouvent contenues dans ce ballet de sphères, dont les girations imprévisibles soutiennent la perception et permettent de réinvestir un peu du folklore associé à cette histoire mythique hors des mots.
Tiago Rodrigues ne fait cependant jamais oublier son écriture, personnage principal de ses spectacles, et il la replace au centre de l’attention dans la scène de la mort d’Antoine, préfigurée dès le début du spectacle alors qu’il entrevoit son avenir, le corps transpercé d’une épée et suspendu au bout d’une corde. Les répétitions déjà extrêmement nombreuses – « Antoine marche. Cléopâtre marche. Antoine marche. Cléopâtre marche. », ad. lib. – prennent une forme plus radicale encore : « la corde, la corde, la corde… » devient « d’accord, d’accord, d’accord… » puis « encore, encore, encore… », et le cadavre exquis style Trois Petits Chats se poursuit pendant de longues minutes. Les mots se déforment insensiblement, deviennent parfois micro-phrases qui relancent l’espoir alors qu’Antoine est mourant et ne cesse de mourir. Les mots luttent tant qu’ils peuvent contre la fin irrémédiable des amants, jusqu’au silence. On atteint là un sommet de virtuosité, dans l’écriture et dans le jeu, aussi complice et dérisoire que tendu et émouvant. L’émotion reste cependant au seuil de cette langue qui paraît presque trop brillante, trop maîtrisée, qui ne se laisse jamais déborder par son mouvement ou son sujet, qui jusqu’au bout s’efforce de tout contenir de manière exhaustive.
F.
Pour en savoir plus sur Antoine et Cléopâtre, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.