« The Way She Dies » de Tiago Rodrigues à la Bastille – déclaration d’amour, à la littérature

Après Bovary en avril 2016, Tiago Rodrigues s’attaque à une autre grande héroïne de la littérature, Anna Karénine, dans The Way She Dies. Avec ce titre, il attire d’emblée l’attention sur la mort célèbre du personnage, qui se jette sous les roues d’un train dans la gare-même où elle avait rencontré son amant. La mise en valeur du suicide du personnage laisse croire à une reconstitution de l’histoire qui y a mené. Néanmoins, l’approche de Tiago Rodrigues est tout autre, et cet épisode qui paraît au centre de l’adaptation n’en est en réalité que le point de fuite. Le travail mené par l’auteur avec deux membres du tg STAN et deux acteurs portugais déplace en effet le centre de gravité du spectacle, du suicide d’Anna Karénine à sa séparation avec son mari, du tragique romanesque au quotidien, plus proche, plus sensible et ainsi plus appropriable.

Pour amener Anna Karénine au théâtre, Tiago Rodrigues n’essaie pas d’adapter le roman, de le transformer en drame ou d’essayer de « tout » en restituer par une approche plus épique. Son ambition est plus modeste, mais aussi plus engageante pour lui : elle la fait passer du statut d’adaptateur à celui d’auteur. De la même façon qu’il abordait Madame Bovary par le procès qu’il a coûté à Flaubert, et les lettres qu’il écrivait à ce sujet, il crée une fiction à partir de celle de Tolstoï, et imagine l’histoire de deux couples profondément influencés par cette œuvre. Plus encore que du roman lui-même, cette adaptation de l’ordre de l’inspiration se nourrit de l’expérience de sa lecture, de ces instants rares et précieux où la littérature devient une expérience vitale, capable de modifier le cours d’une existence.

The Way She Dies commence ainsi avec une scène qui réunit deux acteurs du tg STAN, Frank Vecruyssen et Jolente de Keersmaeker, acteurs bien connus du public de la Bastille, qui sont déjà passés par de nombreux rôles sur ces planches. Ils sont cette fois – du moins c’est ce qu’ils paraissent au premier abord – Anna Karénine et son mari, Alexei. Leur premier échange les saisit au moment crucial où Anna quitte son mari, parce qu’elle en a rencontré un autre qui lui a fait réaliser qu’elle ne l’aime plus. Si l’on reconnaît la situation, si l’on devine le rôle de Vronski jamais nommé, les mots, eux, ne sont pas de Tolstoï. Tiago Rodrigues emploie les siens, ceux qu’ont suggéré les acteurs au cours d’un travail élaboré entre la table et le plateau. Alors qu’Anna fait l’expérience de son amour pour son mari des yaourts à la main, elle en vient ainsi à déclamer une déclaration de désamour mémorable – dont la beauté ne produit pas un effet moins cruel à Alexei.

Lui ne parle pas, ou presque, puis réserve son droit de réponse pour plus tard. Avant de réagir aux propos de sa femme, il souhaite lire Anna Karénine. Ou plutôt relire ce roman, dans le volume que sa mère a surligné. Cette situation initiale prend de l’ampleur quand un autre couple vient à son tour occuper le devant de la scène, arrivé quasiment au même point de la séparation. Alors que lui choisit la couleur de la peinture avec laquelle ils vont rafraîchir leur chez-eux, elle s’est mis en tête d’apprendre le français en lisant une traduction d’Anna Karénine. Après plusieurs scènes où les couples s’entrecroisent, on comprend qu’un photographe belge a offert à la femme ce livre, et qu’elle découvre dans ces pages la force de sa passion pour cet homme. En nouvelle Bovary, elle s’oublie dans les pages du roman, en surligne des passages entiers, et fait de la vie d’Anna la sienne, trouvant grâce à Tolstoï le courage d’aimer un autre homme que son mari.

Dans l’un comme l’autre cas, les personnages évoquent ceux d’Anna Karénine, mais une ambigüité entretenue par des détails ou des gestes cultive une certaine distance. A ce trouble s’ajoutent des jeux d’emboîtements, quand à côté des couples mariés est donnée à voir la passion amoureuse, celle qu’inspirent Anna et Vronski. Les paires s’échangent, toutes les configurations sont explorées, révélant une dramaturgie gigogne caractéristique de l’art de Tiago Rodrigues.

Au désamour frémissant répond ainsi l’amour fébrile, qui s’exprime dans des baisers retenus, qui brûlent les lèvres et font trembler les corps, plus intenses que n’importe quelles embrassades langoureuses. Toutes ces scènes s’emboîtent et se déboîtent à la faveur d’un changement de chemise ou d’une jupe imposante, sous un auvent qui prend les contours d’une gare, omniprésente, menaçante quand on connaît le destin d’Anna. Un facteur linguistique entre également en compte, qui démultiplie encore les strates de jeu : un couple parle néerlandais, l’autre portugais. Entre amants, ils optent pour le français ou parlent chacun leur langue. Le titre anglais du spectacle amplifie ce multilinguisme, qui illustre le langage universel de ce roman, des questions qu’il soulève sur l’amour, le désir ou l’émancipation, du point de rencontre entre les cultures que la littérature peut constituer et duquel peut surgir le théâtre.

Ces questions linguistiques que soulève la présence d’acteurs de nationalité différentes prennent place au cœur du texte, quand les personnages choisissent la langue qu’ils parlent en fonction de leurs sentiments et non de leurs interlocuteurs, ou quand le mari délaissé cherche à déchiffrer les sentiments de celle qui le quitte à travers plusieurs interprétations des mots de Tolstoï. La question de la traduction devient même le point de fuite de la pièce de Tiago Rodrigues, quand le fils qui a hérité du roman surligné comprend qu’il n’y trouvera pas la réponse qu’il cherche, que le suicide d’Anna Karénine décolle trop de la situation dans laquelle il vit. Quand le tragique fait irruption, le jeu d’écriture au départ mis en place prend fin : il n’est plus question de se l’approprier, mais simplement de le sonder à travers plusieurs traductions, de le disséquer grâce à toutes les langues parlées sur scène – exercice passionnant qui fait dériver la fiction première et ramène au destin de l’œuvre de Tolstoï.

Avec ce spectacle, la virtuosité de l’écriture de Tiago Rodrigues rencontre des acteurs d’envergure, avec lesquels il a collaboré pendant plusieurs années. Les tg STAN se trouvent au départ un peu figés dans les limites de ce texte, qu’ils ne peuvent, comme ils en ont l’habitude, faire leur grâce à l’improvisation. Néanmoins, s’il leur faut un peu plus de temps que les acteurs portugais, Isabel Abreu et Pedro Gil, pour épouser la vibration de cette œuvre, ils y parviennent et finissent tous quatre par enrichir des infinies nuances de leur jeu et de leur sensibilité un texte en forme de déclaration d’amour à la littérature.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « The Way She Dies », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.

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