« Sopro » de Tiago Rodrigues au Cloître des Carmes – hommage au théâtre depuis ses coulisses

Déjà présent au Festival d’Avignon de 2015 avec sa réécriture de l’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, l’artiste portugais Tiago Rodrigues est réinvité cette édition 2017. Outre un spectacle jeune public, Tristesse et joie dans la vie des girafes, Rodrigues a créé pour le Festival Sopro, « souffle », au Cloître des Carmes. A nouveau écrivain et metteur en scène pour ce spectacle, il conçoit une œuvre aux multiples niveaux d’énonciation et de jeu – comme Bovary, créé à la Bastille en avril 2016 – qui rend hommage au théâtre à travers la figure menacée d’oubli du souffleur.

Le plateau du Cloître des Carmes, cerné de voûtes et de gargouilles, est pour Sopro recouvert de lattes de bois régulières entre lesquelles émergent des herbes hautes, semblables à celles que l’on trouve dans les milieux marécageux – celles que l’on imagine autour du lac de La Mouette. La tension entre espace domestiqué et nature est redoublée par une autre, entre intérieur et extérieur, par la présence un peu décentrée d’une méridienne rouge vif. Cet univers non réaliste, indéterminé en même temps que net, est cerné de grands rideaux blancs qui ferment les voûtes du cloître. Le soir de la dernière, le 16 juillet, il n’y avait pas de mistral dans ce lieu à ciel ouvert. Pourtant, le vent soufflait. Il n’était pas perceptible à nos chairs mais seulement à nos oreilles, rendues plus attentives à son bruit par cette étrangeté sensible, à ses voix d’outre-tombe et ses notes discrètes. Ainsi captés par les sens, avant même toute présence humaine sur scène, les spectateurs étaient aussitôt invités par cette mise en condition à se rendre disponible à ce qu’il n’entend ou ne pense pas d’ordinaire.

Sans signaler par son apparition le point de départ net du spectacle, un être en noir, sans âge ni genre particulièrement marqués, surgit sur le plateau et l’arpente pendant que les derniers spectateurs s’installent. Sa présence sur scène n’a pas la fermeté de celle d’un acteur, elle n’est pas pleinement assumée, ou simplement exhibée, elle ne saisit pas par la densité de signes que tente de réunir autour de lui le comédien qui se montre pour la première fois au regard du public. Elle interpelle au contraire par son caractère indéfinissable, par ses pas qui ne paraissent pas pensés ou guidés par une intention, mais simplement fonctionnels. On doute un instant, peut-être s’agit-il d’un régisseur pense-t-on, quand on remarque le chronomètre que cette personne indéchiffrable a autour du cou, le cahier qu’elle tient à la main, sa montre qu’elle observe à plusieurs reprises, ou encore son observation attentive du public et de la mise en place progressive des conditions de la représentation.

Le vent s’arrête d’un seul coup – et l’on prend conscience de son pouvoir étourdissant, même quand il n’est réduit qu’à son bruit –, et entre une autre femme. Cette fois, son identité d’actrice est évidente, l’intensité de sa présence sur le plateau est autrement plus forte. Dès qu’elle arrive au centre du plateau et que l’être en noir se place derrière elle, l’incertitude se dissipe : celle dont on comprend progressivement qu’elle est une femme si un doute persistait encore, est sa souffleuse. Une souffleuse qui souffle à l’actrice un texte qui la désigne, elle, cette créature de l’ombre, qui n’est jamais sur scène mais simplement en ses marges, cette ombre du théâtre qui hante ses coulisses et ces zones de passage qui n’appartiennent ni à la réalité, ni à la fiction, cet animal en voie de disparition dont on réalisera la perte bien des années plus tard, reléguant pour de bon au passé son existence.

La souffleuse souffle chaque réplique à la femme, qui aussitôt la joue, trouvant immédiatement l’intonation à donner à chaque phrase. Le lien qui s’établit entre elles s’apparente à celui qui unit un marionnettiste à sa poupée, aussi consubstantiel et aussi mécanique. Une marionnettiste à plusieurs marionnettes, car c’est encore par l’indication de la souffleuse qu’entrent ensuite un comédien, et une autre comédienne. A chacun d’eux trois, elle souffle la réplique, se déplaçant de l’un à l’autre, qui chaque fois attend puis donne un signe d’assentiment au moment de recevoir la phrase qu’il est sur le point de lancer, de faire passer de la sphère de la fabrique à la sphère du spectacle, projetée vers le public, à qui ils s’adressent. Qu’ils parlent ou qu’ils chantent, ils affichent une dépendance totale à la souffleuse. Même plus, quand il arrive qu’elle ne fasse que passer derrière eux, ils s’animent pour un instant, comme malgré eux, comme des automates. S’exprime ainsi le caractère vital, ombilical du lien qui les unit, qui fait de la souffleuse la garante de la survie de leur personnage et de la fiction, et le partenaire indissociable de leurs succès.

Ce premier niveau mis en place, une structure en gigogne se dessine progressivement, aux nuances infinies. Le texte que la souffleuse souffle aux acteurs raconte la discussion d’un directeur de théâtre avec la souffleuse des lieux, lorsqu’il tente de la convaincre de monter sur scène pour qu’elle partage sa mémoire du théâtre, si particulière, et qu’ils créent un spectacle à partir d’elle. Le directeur – figuration de Tiago Rodrigues lui-même – se heurte au refus de la souffleuse – l’authentique souffleuse du Théâtre National Dona Maria II de Lisbonne, Cristina Vidal, celle-là même qui est sur scène. Le texte, chuchoté puis déclamé, ne cesse de désigner la scène et les présences qui l’habitent. Lorsqu’ils imaginent la scénographie de ce projet, le directeur dit avoir pensé représenter un théâtre en ruines, mais la souffleuse rétorque que cette image est trop triste, et que cela coûterait trop cher (heureusement, ici, restent les gargouilles du Cloître qui désignent cette hypothèse). Ils optent donc pour un vieux parquet, au travers duquel s’inviteraient des herbes sauvages – description qui évoque la scénographie finalement constituée, sans qu’elle y corresponde exactement pour autant. Le spectacle se met ainsi lui-même en scène, déployant son propre processus de création.

Pour raconter les étapes qui ont mené à la naissance de ce spectacle et l’histoire de cette souffleuse qui se refuse à jouer d’autre rôle que le sien, cinq comédiens sont sollicités sur scène. Deux comédiennes se partagent son rôle, entre l’évocation de ses débuts avec « sa » directrice de théâtre et la situation présente de sa discussion avec « le » directeur de théâtre. A ces deux autorités également incarnées s’ajoute encore une figure de comédien. Mais les rôles ne cessent de se superposer, et ils redeviennent tous acteurs quand surgissent des bribes de spectacle de la mémoire de la souffleuse – Dinis e Isabel d’António Patrício L’Avare, Bérénice, Les Trois Sœurs, Antigone… Chacun de ces souvenirs est associé à un accident, un raté, un moment mémorable – plus mémorable que les réussites –, et à chaque réplique qu’elle a dû souffler pour combler un oubli, en quarante ans de carrière, la souffleuse a inscrit une date. Si elle devait lire toutes ses répliques, elle en aurait pour 18 minutes et 23 secondes – pas de quoi faire un spectacle.

Mais dès que les situations sont reconstituées, des anecdotes pittoresques resurgissent : la fois où elle a presque crié sur scène pour qu’un acteur un peu sourd entende sa réplique,  et qu’elle a été entendue jusqu’au troisième balcon du théâtre ; la fois où ce même acteur – qu’elle nomme Verchinine d’après son rôle dans Les Trois Sœurs – a ouvert le rideau derrière lequel elle se trouvait, la découvrant aux yeux de toute la salle, alors même que la qualité de son métier tient à son invisibilité ; la fois encore où elle a été si émue par le jeu d’une actrice qu’elle a perdu le fil du texte et qu’elle a presque manqué de lui souffler le vers qui se laissait attendre… Et ce jour enfin, récent, où elle a essayé de changer le texte, pour changer le cours de l’histoire, lui donner une autre inflexion et modifier le réel lui-même. Le plateau devient ainsi espace de projection pour la souffleuse, modulé par les lumières expressives de Daniel Varela pour que toute sa mémoire hétéroclite s’y déploie.

Chacune des scènes rejouées l’est à partir de cette modeste figure de souffleuse, dont l’humilité est à la mesure de l’égocentrisme des artistes. Son point de vue domine constamment. Elle invite ainsi à être attentif au profil des comédiens – leurs oreilles, leurs fesses, leur nez –, selon la perspective qu’elle a d’eux depuis les coulisses. Elle entraîne également dans les couloirs de l’administration, au-delà des spectacles. Les détails qui s’accumulent peu à peu tracent les contours de ce théâtre, un théâtre que l’on imagine à l’italienne, au velours rouge, selon la description de sa salle et sa programmation classique, ou par le jeu un peu vieilli par le temps de ses acteurs.

Au gré de ces souvenirs –  dont Tiago Rodrigues fait une œuvre de théâtre en collaboration avec le travail des comédiens au plateau –  une poétique se tisse progressivement, depuis la souffleuse jusqu’au souffle, au murmure à partir duquel les acteurs prennent voix, et au silence qui menace de mort – la fiction ou les acteurs. Poumon du théâtre, organe vital comme la conçoit Rodrigues, la souffleuse est la première à apprendre la maladie du poumon de la directrice du théâtre, qui lors d’une représentation de Bérénice, n’avait pas un trou, mais manquait d’air. Contre les images de mort qui s’accumulent progressivement, Tiago Rodrigues, par toutes les voix qu’il fait entendre sur scène, affirme la nécessité de lutter et de vivre. Sa souffleuse refuse les ruines et les fantômes, et au-delà, l’artiste invite à se tourner du côté de la vie, à rester en vie – injonction qui paraît simpliste, mais qui retentit avec puissance. Le lyrisme qui s’élève là dénote avec les discours dominants, graves et pessimistes. Le théâtre, parce qu’il offre l’espace d’un air commun, respiré par tous ceux qui l’habitent – acteurs, spectateurs, metteurs en scène, souffleurs et autres protagonistes de l’ombre… dans le présent d’un espace commun mais aussi à travers le temps – est institué comme lieu de refuge contre la finitude, celle qui menace les hommes comme les institutions.

Si ce discours garde la puissance de sa simplicité, c’est qu’il est constamment tenu à distance par le jeu, jamais menacé par un pathos excessif. En choisissant d’imposer la présence de la souffleuse sur scène, Rodrigues exhibe pleinement le caractère joué du théâtre. Il décortique le fait théâtral et tente de désigner au public lui aussi réhabilité dans sa pleine présence ce que c’est que jouer, que dire une réplique. Et de cette exhibition, cette présentation – que Denis Guénoun caractérise comme l’essence du théâtre depuis que le cinéma s’est approprié les idéaux de l’identification et du réalisme –, il fait la matière même de son spectacle. Les acteurs qu’il invoque sur scène le sont constamment en tant qu’acteurs, avant tout rôle, toute interprétation, tout personnage, mais aussi en même temps qu’ils jouent, par la densité de leur présence concrète sur scène. Une scène particulière rend hommage au jeu. Elle n’est cette fois pas empruntée à une œuvre du répertoire, mais imaginée par la directrice du théâtre, qui demande à un de ses comédiens de rejouer la scène qu’elle a vécue avec son médecin, quand il lui a annoncé qu’une opération s’imposait au plus vite. La malade, qui est aussi comédienne, lui donne des indications pour retrouver l’intonation du médecin, et comprend à travers le jeu le poids de ses paroles, la sentence de mort qu’il prononçait en creux. La directrice du théâtre, et au-delà Tiago Rodrigues, démontre le pouvoir du théâtre à comprendre le monde, à servir d’instrument herméneutique capable d’en décrypter la complexité.

Avec cette scène qui montre des acteurs qui jouent des acteurs, qui rejouent une scène, on perçoit le plaisir et l’habileté de Rodrigues à dédoubler à l’infini les niveaux de mise en abyme. Constamment, les acteurs se désignent eux-mêmes, ainsi que le projet à l’origine du spectacle dans lequel ils jouent. Sa maîtrise toute baroque du procédé – que l’on avait pu entrevoir dans Bovary – démultiplie les strates et les nuances, de jeu comme de perception. Une certaine complaisance menace ce système qui se désigne lui-même, mais Rodrigues démontre qu’il en a conscience lorsqu’il admet par la voix de ses acteurs qu’il peine à finir son spectacle, que plusieurs scènes pourraient constituer une bonne fin, mais qu’il n’a pas su choisir. En se mettant lui-même à distance avec humour, il se disculpe et accroît encore le caractère ludique de sa démarche. Et comme point d’orgue à cet hommage, il choisit finalement de faire entendre la voix jusque-là inaudible de cette souffleuse à l’origine de tout, qui lit quelques vers sans aucune intonation, avec une neutralité qui dément jusqu’au bout la moindre prétention à être actrice. Même au-delà du spectacle, lors des applaudissements, ses saluts embarrassés révèlent que l’essence de sa présence sur scène n’est en rien altérée par ce spectacle ou les ovations enthousiastes du public avignonnais.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « Sopro », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

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