« Catarina ou la beauté de tuer des fascistes » de Tiago Rodrigues aux Bouffes du Nord – confronter les extrêmes, au péril du théâtre et de la pensée

Plusieurs spectacles de Tiago Rodrigues animent cette rentrée théâtrale : Dans la mesure de l’impossible aux Ateliers Berthier, Chœur des amants et Catarina ou la beauté de tuer des fascistes aux Bouffes du Nord. Les deux plus récents signalent un tournant politique dans la trajectoire du metteur en scène, jusque-là plutôt préoccupé de littérature (Bovary, The Way She Dies), d’offrir au théâtre son propre reflet (Sopro) ou d’explorer les fragilités du couple (The Way She Dies à nouveau et Chœur des amants). Tiago Rodrigues, nouveau directeur du Festival d’Avignon, semble désormais mettre son écriture et sa science du théâtre au service de sujets d’actualité plus ou moins sensibles : l’action humanitaire et le fascisme. Dans Catarina il aspire certainement à atteindre la complexité et la nuance que ses mises en abyme permettent d’ordinaire, et il donne l’impression d’y parvenir au début de Catarina. Mais il a beau multiplier les renversements, les infinies teintes de gris qui séparent le noir du blanc sont délaissées. Son art théâtral, pourtant brillamment mis en œuvre au début du spectacle, se trouve englouti par des discours extrêmes qui congédient la réflexion.

La scène des Bouffes du Nord accueille pour ce spectacle une grande maison de bois, dont s’échappent des feuilles du toit et des rayons de lumières des fentes. Devant a été dressée une grande table, recouverte d’une nappe sur laquelle est brodé : « Naõ passaraõ », équivalent portugais du « No pasarán ! » issu de la guerre civile espagnole, devenu symbole de la résistance antifasciste. En bout de table, se tient un homme, mais il attire moins le regard qu’un groupe constitué de deux hommes et une femme à jardin, qui attendent avec nous le début du spectacle en nous regardant. Un jeune homme déambule dans l’espace, un casque de musique sur la tête. Dès les premières minutes du spectacle, il contribue à troubler les repères spatio-temporels par son allure, la conjonction d’une jupe sombre ornée d’un tablier, semblables à ceux que portent le petit groupe, et un casque de musique et des baskets montantes. Il porte sur lui les signes de la rencontre entre une tradition qui amène hommes et femmes à s’habiller pareil et d’un présent technologique et estampillé de marques. Ce jeune s’adresse à nous comme un narrateur et nous parle d’incendies, de l’inquiétude des hommes à les éteindre, et de la beauté méconnue qu’il y a à les allumer – discours qui fait écho aux feux dévastateurs de l’été. Ce qui est beau, quand on les allume, c’est qu’on ne peut en connaître l’issue, prétend-il.

La musique qui accompagne ses propos s’arrête quand il ôte son casque de ses oreilles, et un dialogue s’engage avec les autres personnages en jupe. On assiste à une réunion de famille, à l’occasion de laquelle l’un a cuisiné des pieds de porc, qu’il espère aussi bons que ceux de sa mère qu’il évoque avec émotion. Une jeune fille proteste et demande s’il y a autre chose à manger, car elle est végan. Un clash générationnel et genré s’installe entre les hommes carnivores et la jeune fille végan, clash émaillé de citations de Brecht que l’oncle ne cesse de citer et auquel met fin la mère de la jeune fille : elle mangera des pieds de porc comme tout le monde, un point c’est tout. Au gré de leurs répliques qui fusent, non sans humour, ils ne cessent d’évoquer Catarina, qu’ils attendent. Mais progressivement, on comprend que tous s’appellent Catarina : « Catarina mon frère », « Catarina mon oncle », « Catarina ma fille »… L’uniformité des prénoms fait écho à l’uniforme vestimentaire. Les liens de cette famille ne sont pas que sanguins, ils sont mis en évidence par des vêtements et un même prénom.

Catarina, celle qui est tant attendue, arrive enfin. Elle sort de la maison en entonnant un chant révolutionnaire que tous reprennent en chœur, puis ils interprètent une chorégraphie qui soulignent encore leurs rapports au moment de poser pour prendre une photo. Les ressorts de l’art de Tiago Rodrigues – dialogues, espace, chant, corps, jeu et prise en compte du public – se trouvent ici mobilisés à plein et exercent leur séduction. Grâce à ses acteurs et actrices qui tous saisissent, le metteur en scène parvient à faire sonner un portable comme jamais un portable n’a sonné sur scène, à faire chanter des hirondelles, à donner à voir un corps kidnappé et prisonnier sans bâillon ni cordes. La dramaturgie gagne en perspective quand Catarina, pour ce jour de fête au cours duquel elle doit tuer le fasciste qu’elle a enlevé, s’inquiète à cause de ce portable qui sonne, redit rapidement comment s’est passé l’enlèvement et les raisons qui l’ont poussée à choisir cette victime en particulier – celle qui se tient au bout de la table, seul personnage à ne pas porter une couche de jupes aux teintes marron, mais revêtu d’un pantalon de costume, d’une chemise et de chaussures à boucles. La dramaturgie gagne ensuite en épaisseur quand Catarina décide malgré tout de tuer ce fasciste, malgré cette erreur qui pourrait tout compromettre, et qu’elle lit la lettre de son aïeule qui, il y a 70 ans, a mis en place cette tradition de tuer chaque année un fasciste en famille et de planter pour chacun des chênes-lièges après en avoir elle-même tué un, et de nommer tous les enfants de la famille après la femme qu’elle a vengée, l’historique résistante Catarina Eufémia.

Tout est désormais prêt, le pistolet de Catarina est pointé vers le fasciste muet depuis le début, bâillonné même sans bâillon – mais Catarina n’appuie pas sur la gâchette. Elle dit être saisie par un doute qui s’est infiltré en elle comme le vent – comme la lumière entre les lattes espacées de la maison. L’oncle cite Brecht, confiant, et s’ensuivent de premiers échanges, des dialogues qui évoquent les premiers débats entre la végan et les carnivores, des tentatives d’argumentation, et même des négociations avec le kidnappé. L’action, et plus encore le théâtre, laissent alors place à de longs débats d’idées, des joutes oratoires de moins en moins spectaculaires. Catarina cherche à ébranler le dogmatisme de la tradition, non pour faire l’apologie du fascisme, mais pour questionner l’usage de la violence, ou plus précisément de cette violence à dose homéopathique qui prétend soutenir la démocratie bien faible face au virus du fascisme. Cependant, sa famille ne doute pas, et le fasciste, quant à lui, démontre toute son abjection : les hirondelles dont le chant est régulièrement écouté restent noires et blanches, malgré les tentatives de Catarina de faire émerger du gris.

Les jeux de renversement qu’affectionnent Tiago Rodrigues, s’ils troublent un peu l’opposition manichéenne de départ, ne permettent cependant pas d’aborder cette immense zone trouble, ambiguë, qui est le domaine de la tragédie selon Jean-Marie Domenach – tragédie que Brecht remettait radicalement en cause. Suivant la pensée du dramaturge et théoricien allemand qui hante tout le spectacle, le parti à prendre est très clair. Une fois la situation posée, elle ne soulève cependant pas des dilemmes aussi profonds que Mère Courage par exemple, pièce citée dans le spectacle. La réflexion est en outre congédiée par l’émotion à la fin, lorsque le public est invité à réagir au discours du fasciste qui, après avoir fait l’éloge de la liberté et laissé croire que son idéal était proche de celui des Catarina, en vient à prendre le parti de la sécurité, de l’autorité, de la majorité contre toutes les minorités, du patriarcat et de toutes les violences qu’il génère. D’un soir à l’autre, les réactions sont plus ou moins franches, du rire vaguement gêné et gênant à l’attaque directe de l’acteur. Quand bien même des boulettes de programme ou des chaussures volent à son endroit – suivant un phénomène d’adhésion totale à la fiction théâtrale que Brecht rejetterait –, la radicalité croissante du discours supplante l’intellect, atrophie la pensée à force de simplification – arme majeure du fascisme qui n’est pas désignée comme telle.

Du spectacle, se dégage une réflexion sur le danger des dogmatismes. Mais Tiago Rodrigues qui aime les effets gigognes joue un jeu dangereux en établissant des équivalences entre les dogmatismes nationaux, les dogmatismes familiaux, les dogmatismes alimentaires ou les dogmatismes de l’ordre du langage. La mise en accusation de la liberté d’opinion par Catarina la mère, selon elle à l’origine de la montée de l’extrême droite, se trouve mise sur le même plan que les idées ultra-conservatrices du fasciste, et l’un paraît de cette façon valoir l’autre. Ces confrontations, plutôt que de faire douter comme Catarina doute, confortent chacun dans ses convictions sans les éclairer. Opposer au fascisme un tradition familiale radicale conduit en outre de manière problématique à faire le procès des révolutionnaires en même temps que celui du fascisme. Enfin, Tiago Rodrigues se dérobe à la nécessité absolue de déconstruire un discours qui se fige et qui séduit les masses. Le faire retentir de manière crue n’est pas l’affaiblir, le rendre de plus en plus caricatural jusqu’à susciter l’ire n’offre pas le moyen de le contrer. La nécessité d’armer contre ce discours, en pensée et en langage plutôt que simplement en émotions, s’impose avec force à l’issue du spectacle, car des velléités révolutionnaires des spectateurs et spectatrices qui partent, protestent ou s’offusquent, que reste-t-il, une fois le spectacle terminé ?

F.

 

Pour en savoir plus sur « Catarina ou la beauté de tuer des fascistes », rendez-vous sur le site des Bouffes du Nord.

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