L’Espace 1789 à Saint-Ouen a proposé deux soirées en une ces derniers jours, avec Lettres non écrites de David Geselson et Chœur des amants de Tiago Rodrigues. Ces deux spectacles ont d’abord pour point commun David Geselson, concepteur, auteur et lecteur dans le premier spectacle, et acteur dans le second. De manière plus profonde, ces deux œuvres s’intéressent à des vies ordinaires, non pas celles qui font l’objet de tragédies, mais celles dont les joies et les malheurs plus modestes les apparentent aux nôtres. Le défi consiste dans les deux cas à les mettre en mots et en jeu pour qu’elles deviennent théâtre.
Le plateau de la grande salle est vide ou presque, simplement occupé par deux tables et quelques chaises. L’espace prépare à une conférence plutôt qu’à un spectacle, et ce pacte scénographique est renforcé par David Geselson, lorsqu’il s’avance et vient nous raconter l’origine du projet, alors que les lumières de la salle restent allumées. L’artiste relate sa participation au projet Occupation Bastille en 2016, projet au long cours qui lui a donné l’idée de proposer aux spectateurs du Théâtre de la Bastille d’écrire pour eux des lettres qu’ils n’ont jamais réussi à écrire, inspiré par la Lettre à D. d’André Gorz. L’acteur et metteur en scène s’est fait pour un temps écrivain public, professionnel de l’écriture qui écrit pour « ceux qui ne savent pas écrire ou maîtrisent mal l’écriture », suivant la définition qui accompagne l’émergence de l’expression en 1835. Le protocole de mise en œuvre est nettement défini : chaque volontaire a 35 minutes pour raconter à David Geselson la lettre qu’il aurait voulu écrire, puis ce dernier consacre 45 minutes à l’écriture de la lettre qu’ils lisent enfin ensemble, afin de décider s’ils la gardent ou la jettent.
Après le Théâtre de la Bastille, le projet s’est démultiplié dans plusieurs villes de France, et même en Belgique. Des dizaines et des dizaines de lettres ont ainsi été collectées et continuent de l’être pour chaque représentation. Pour celles programmées à Saint-Ouen, Geselson a rencontré des Audoniens qui lui ont confié leurs histoires. En quelques heures à peine, avec deux lectrices, une dessinatrice sur sable et la régie, ils ont ensuite choisi les lettres qu’ils allaient lire chaque soir et leur enchaînement. L’artiste termine en annonçant que le spectacle ne peut être parfait dans ses conditions, sollicitant notre bienveillance, avant de se baisser vers l’imprimante qui trône à l’avant-scène pour attraper la feuille qui en est sortie et lire la première lettre.
Geselson n’est plus alors auteur mais lecteur, rôle qu’il partage avec Charlotte Corman et Marina Kelchewsky. Tous trois se passent le flambeau, s’approchent à tour de rôle de l’imprimante qui délivre ses oracles, ou sortent les lettres de leur poche ou d’une enveloppe avant de les déposer au sol quand ils ont terminé de les lire. Le projet, tel qu’il a été présenté, pourrait laisser croire que ces lettres non-écrites contiennent des secrets jamais avoués, des règlements de compte cinglants et des vérités dures à entendre. Le ton que laissent entendre les premières lettres n’est pas si grave, il est même plutôt léger. Des morts hantent ces textes, ainsi que des coups et des séparations, mais ces mots qui délivrent du silence contiennent surtout des aveux d’amour (beaucoup de « je t’aime » jamais dits), des désirs débordants de dire ou de se dire, des demande de pardon qui sont encore des manifestation d’amour.
L’écrivain public, qui consacre son temps à l’écriture de lettres et d’actes, n’est pas connu pour son talent littéraire. Plutôt que transformer les récits qui lui ont été faits en œuvres, la tâche de Geselson a consisté à rendre compte de la voix de ses confidents, de leur oralité. Le temps lui manque pour styliser davantage leur parole, comme pour creuser les abîmes parfois entrevus. L’exercice reste donc à la surface de la langue et des émotions, et les lectures qui sont faites des lettres, qui ne prétendent pas au jeu, restent à ce degré superficiel d’intimité qui se dévoile pudiquement, cette humilité de bribes de biographies aussitôt oubliées.
Le travail en revanche mené par Élodie Bouëdec donne une tout autre dimension à cette forme bien peu spectaculaire. L’artiste crée et recrée d’instant en instant le fond de scène, grâce à une caméra qui filme son plan de travail, sur lequel elle dessine avec du sable. Un sable noir, très fin, manipulé avec une règle, un pinceau, une paille, ou simplement des doigts. Grâce à ces outils apparaissent des silhouettes et des paysages qui rappellent les lavis de Victor Hugo, la grâce de l’éphémère et du fragile en plus. Ces esquisses constamment recommencées creusent l’appréhension des lettres lues en tissant des rêveries imagées à partir d’elles : on devine les labyrinthes d’un cerveau à qui manque un chromosome ; la mer dans laquelle un homme se noie en sauvant une femme ; la silhouette d’un frère jamais retrouvé ; le dessin précis, au grain de sable près, d’une petite fille qui tend les bras vers son père, au visage trompeur… Ces apparitions et métamorphoses constituent un spectacle à elles seules, qui en viennent à renverser le rapport d’attention : ce sont moins les lettres que ces dessins de sable qui la retiennent. La performance ouvre la voie à une évasion sensible qui fait dépasser le caractère anecdotique des récits disparates, dont l’intérêt réside peut-être plus dans la démarche qui les font advenir que dans le résultat.
Après 15 minutes d’entracte, le public revient en salle. La scène est quasiment identique, et pourtant différente. Une table se situe à peu près au même endroit que précédemment, mais elle est accompagnée de chaises plus sophistiquées et elle porte une théière et des tasses, et le fond qui servait d’écran est désormais tendu d’un tissu vert de velours. Ces quelques indices suffisent à suggérer un décor, à déplacer de la conférence au spectacle. S’avancent alors David Geselson et Alma Palacios, couple d’acteurs déjà formé par Tiago Rodrigues pour Bovary, spectacle mémorable d’après le roman de Flaubert, le procès qu’il a engendré et les lettres qu’écrivait l’auteur à Elisa Schlésinger pour lui relater. Dès les premiers mots prononcés, le titre du spectacle prend sens : côte à côte, les deux acteurs parlent en même temps. Ils disent les mêmes phrases, aux pronoms près : lui dit « elle » et elle dit « je ».
Leur position sur la scène et les conditions d’énonciation qui les réunissent les constituent aussitôt en couple, ce que confirment bientôt leurs paroles. À deux voix, ils relatent une soirée ensemble, interrompue par une crise d’asthme. La ventoline ne suffit plus, l’air manque, ils partent en trombes aux urgences. D’une même voix, ils racontent l’événement traumatique dans tous ses détails : les feux rouges, la vitesse, l’inquiétude, les rares paroles qu’ils échangent, la peur de la mort qui s’impose à chaque seconde plus, l’arrivée à l’hôpital. Il s’agit en effet de l’un de ces épisodes de la vie qui se racontent avec les mêmes mots, tant ils mettent au diapason. Mais l’unisson devient polyphonie quand l’homme se retrouve en salle d’attente tandis que la femme est en réanimation. La mort n’aura été cependant qu’un scénario possible, et les deux amants se retrouvent et reprennent leur chant. De retour à la maison, au quotidien, quelques discordances viennent cependant troubler l’harmonie initiale. Une telle épreuve oblige à changer le quotidien, tout ne peut rester à l’identique.
Après ce point de départ raconté minute par minute, le récit de la vie de ce couple s’accélère, rythmé par des extraits de Scarface avec Al Pacino, de la croissance de leur fille qui devient enfant puis adulte, de la mort de leurs parents, de leurs succès, de leur séparation temporaire, de leurs choix de vie qui changent plus ou moins radicalement le quotidien, de leurs maladies et de leurs morts. Alors que la leçon de la crise initiale était : « On a le temps », les années passent à toute allure et les saisons défilent. Des détails d’une justesse touchante viennent émailler cette vie ordinaire, détails qui rendent compte d’un amour de la vie, d’une joie de vivre qu’on retrouve dans d’autres textes de Tiago Rodrigues, écrits après celui-ci, le premier de tous ceux qu’il a écrits.
Outre son écriture virtuose, le talent parfois agaçant du metteur en scène portugais réside dans sa capacité à concevoir des dispositifs d’écoute et de jeu pour ses textes, même et surtout quand ils racontent trois fois rien. Dans ce spectacle, tout repose sur cette idée d’un chœur, en apparence harmonieux, parfois dissonant, parfois même dissout dans des partitions individuelles. Cette idée règle les quelques déplacements des acteurs, leur jeu la plupart du temps adressé au public, les mains tendues. La direction n’a rien de spectaculaire, mais elle est d’une efficacité redoutable. Elle aiguise l’écoute, elle fait entendre, grâce à ces acteurs accordés comme des instruments, entre eux et à sa langue, les moindres nuances qui composent son écriture, et elle transforme des vies de pas grand-chose – comme celle d’une ouvreuse de théâtre – en art. Tiago Rodrigues introduit également du jeu, des strates de jeu, cette fois non pas en mobilisant une œuvre littéraire, comme précédemment Flaubert et Tolstoï, mais un film, qui donne lieu à des séances d’imitation et devient fil narratif tissé tout au long de la vie de ce couple.
Qu’il émane de lui ou s’en approche par un récit susceptible de lui ressembler, ce diptyque situe le théâtre tout près du public. Le miroir tendu laisse entrevoir toutes les histoires dont sont faites chacune de nos biographies, mais il révèle aussi, par des moyens différents, qu’il ne suffit pas de les raconter sur une scène pour que le théâtre advienne. Un petit supplément d’art est nécessaire pour que la réalité quotidienne soit dépassée, que l’imaginaire du spectateur soit mobilisé et qu’il s’investisse dans l’œuvre à laquelle il assiste, avant de repartir avec une parcelle de l’œuvre en mémoire.
F.
Pour en savoir plus sur « Lettres non-écrites » et « Chœur des amants », rendez-vous sur le site de l’Espace 1789.