« Antoine et Cléopâtre » de Shakespeare mis en scène par Célie Pauthe aux Ateliers Berthier – l’ambition de l’exhaustivité

La saison théâtrale touche à sa fin avec deux longs spectacles : L’Odyssée de Krzysztof Warlikowski d’une part, à la Colline, et Antoine et Cléopâtre de Célie Pauthe, à l’Odéon. Outre leur durée (3h45 chacun), les deux spectacles se ressemblent par leur ambition toute épique. Tandis que le metteur en scène Polonais émaille le récit homérien de multiples références, la directrice du CDN de Besançon entreprend de suivre tous les fils entremêlés de la pièce la plus longue de Shakespeare, une pièce tentaculaire qui se déroule sur plusieurs années entre Rome et Alexandrie, puis entre Athènes et les champs de bataille d’Actium qui servent de décor aux dernières scènes. La pièce n’est pas adaptée, mais bien montée de bout en bout dans la nouvelle traduction d’Irène Bonnaud, avec 13 acteurs sur scène pour incarner la trentaine de personnage. L’espace magnifique créé par Guillaume Delaveau accompagne dans un long et tortueux voyage entre Orient et Occident et à travers le temps.

La scénographie séduit dès le premier regard. Elle est structurée par un espace feutré, comme tenturé de velours, aux couleurs bleu-vert parsemé d’or. Dans cette grande maison au toit protecteur et aux portes hautes, se trouvent des coussins, des coffres, un ibis sacré et un rideau de chaîne d’or. Une première femme fait retentir ces chaînes, suivie d’un homme qui l’embrasse. On pourrait croire un instant que ce sont les héros éponymes de la pièce de Shakespeare, mais quand les amants finissent par se rouler par terre à force de s’enlacer, il leur manque la dignité des rois. Entre ensuite une femme, robe turquoise, cheveux noirs tressés, couronne. Elle a cette fois la prestance de Cléopâtre, mais elle prononce dans son chant le nom de la reine d’Égypte, se plaçant ainsi à distance d’elle. Arrivent enfin Mounir Margoum et Mélodie Richard, qui incarnent les deux héros après avoir endossés ensemble les rôles d’Antiochus et Bérénice dans un précédent spectacle de Célie Pauthe. Les amants n’arrivent pas en grande pompe mais dans l’effervescence d’une fête, précédés par les hommes d’Antoine qui disent de leur général qu’il « déborde la mesure », que le chef de guerre comparable à Mars sur le champ de bataille a délaissé son armure pour se soumettre à l’éventail de Cléopâtre. Antoine confirme leurs dires en arrivant déguisé d’une robe de la reine qu’il dévore et palpe comme le plus grand des trésors.

L’attente de l’apparition des deux personnages met en place l’une des oppositions structurantes de la pièce, que met en évidence la mise en scène. À Alexandrie, règnent l’opulence, le désir et l’ivresse qui déchaînent les passions amoureuses ; à Rome, le pouvoir froid et calculateur, qui prend appui sur un décorum strict. Octave, qui fait courir le bruit qu’Antoine sape l’autorité de l’Italie en s’oubliant dans les bras d’une étrangère, n’est soucieux que du protocole qui démontre selon lui la puissance. Quand sa sœur, qu’il marie à Antoine avec l’espoir de le ramener à la raison, revient d’Égypte délaissée, il lui reproche de n’avoir pas annoncé son retour qui aurait dû être acclamé par la foule. Quand plus tard il apprend le suicide d’Antoine, il s’étonne de ce que la nouvelle que lui apporte un soldat n’ait pas déjà jeté les lions et les citoyens dans les rues. Quand victorieux il rêve de son retour à Rome avec Cléopâtre, désormais soumise à lui, il imagine la liesse des Romains qui les accueilleront. Aucun de ces fantasmes ne se réalisera cependant, car la reine d’Égypte préfère se donner la mort grâce à la morsure d’un serpent plutôt que de devenir l’animal de foire d’Octave.

C’est peut-être pour souligner cette importance majeure qu’Octave accorde aux apparences, cette conviction que la solennité peut compenser le manque d’aura – conviction qui n’est pas sans évoquer une certaine victoire aux élections présidentielles célébrée dans la cour du Musée du Louvre – que Célie Pauthe donne une allure si frêle à Octave. Face à lui, Antoine se montre à ses hommes soumis à ses pulsions et ses passions et ne s’offusque pas que son second, Eros, embrasse avec fougue la suivante de Cléopâtre, Charmian. Le respect que lui manifestent malgré tout ses hommes, qui tous lui restent fidèles – à l’exception d’un qui désertera mais le regrettera à en mourir, littéralement – se passe de toute étiquette car il est inspiré par d’authentiques qualités de chef de guerre.

La pièce commence donc avec les plaisirs d’Alexandrie, le spectacle de la fougue érotique, nourrie par l’alcool, les danses et la musique. Le buste de César qui traîne au sol est rétabli sur une console pour la première scène à Rome. La débauche laisse alors place à l’austérité, signalée par quelques chaises noires et des verres de whisky, ainsi que par les costumes d’hommes d’affaire des gens de pouvoir romain, Octave, Lépide ou encore Agrippa. Le contraste est temporel en plus d’être spatial avec l’Orient des 1001 nuits que font rêver les couleurs chatoyantes d’Alexandrie, les peaux cuivrées ornées de bijoux d’or qui tintent, les tenues claires et vaporeuses de Cléopâtre renouvelées presque à chaque scène afin que la reine soit élégante même au cœur de la nuit ou à l’article de la mort. Antoine est le seul capable de passer d’un monde à l’autre. Il quitte la robe lacée de Cléopâtre pour un costume noir au moment d’épouser Octavie, avant de mieux revenir à la première. Cet Orient fantasmé est cependant progressivement envahi par l’Occident, les coussins et instruments sont retirés. Après l’entracte, le rideau de chaînes d’or disparaît et découvre un désert de sable rouge au fond de la scène. Ce désert déborde par l’une des ouvertures de ce qui était jadis un palais, désormais jonché de bois mort et de parpaings bruts. Une autre image de l’Orient se substitue à la première, discrètement annoncée par les treillis des hommes d’Antoine et Octave ; c’est désormais l’Orient que les guerres des deux derniers siècles ont rendu familières qui s’impose.

L’espace scénique réussit ainsi là où Antoine échoue. Il rend possible la rencontre de ces deux mondes, leur coexistence sur un même plateau, mais pour mieux montrer le combat triangulaire dans lequel sont pris Octave, Antoine et Cléopâtre, tous animés par des rêves d’empire. Le premier ne supporte pas l’insubordination du deuxième, la reine d’Égypte honnit l’autorité à laquelle prétend Rome et Antoine essaie de concilier ces deux jougs qui se définissent l’un contre l’autre… Dans cet affrontement aux multiples combinaisons possibles, la séduction est cependant tout entière du côté d’Alexandrie, et le contraste scénographique reproduit le déséquilibre de la pièce. La traduction d’Irène Bonnaud contribue encore à le creuser. Alors que les scènes égyptiennes paraissent parfois immédiates, qu’elles laissent entrevoir l’humour et les sous-entendus grivois de Shakespeare, l’entremêlement étroit des déclarations de guerre et d’amour dans les dialogues d’Antoine et Cléopâtre, les tractations politiques qui animent Rome sont beaucoup moins évidentes, les répliques, quoiqu’aussi longues, paraissent froides et lisses. Si le soufflet retombe ainsi à plusieurs reprises quand Octave et les siens s’avancent, c’est encore dû à la distribution. Mounir Margoum est sensuel, animal, puissant et volage ; Mélodie Richard, quoiqu’à l’écoute de ses moindres humeurs, capricieuse à souhait mais aussi amusée que torturée par ses fantaisies, est impériale. Face à ce couple qui constitue un spectacle à lui seul dans ses revirements, la présence qu’Eugène Marcuse donne à Octave paraît bien fragile.

Son autorité surtout soucieuse d’apparat est encore sapée par les manières d’Agrippa, qui plus d’une fois suscite le rire. Seconds, dames de compagnie, messagers et gardes de camp viennent régulièrement apporter un contrepoint à la gravité des échanges, à Alexandrie comme à Rome. Tous en viennent à prendre en charge la dimension comique de la tragédie shakespearienne, dimension que nourrit la traduction d’Irène Bonnaud par quelques anachronismes et la suggestion de plusieurs pantomimes éloquentes. Parmi ces personnages secondaires, Lounès Tazaïrt, devin, précepteur ou paysan aux figues, se distingue par sa parole aussi sage que facétieuse qui l’inscrit dans la lignée des bouffons des comédies de Shakespeare. Célie Pauthe ménage également des contrepoints musicaux grâce à un violon, un clavier ou des chants interprétés par Dea Liane – chants issus de poèmes ou d’opéras arabes du XXe siècle inspirés par la figure fascinante de Cléopâtre comme l’apprend le programme de salle.

Les moyens conséquents déployés sur scène sont à la hauteur de cette pièce exigeante, dont le titre aux deux prénoms n’est qu’un indice de son extraordinaire profusion. L’embrouillamini dramaturgique qui la constitue fait parfois regretter le didactisme des performances du Forced Entertainment, capable de résumer une pièce de Shakespeare, aussi complexe soit-elle, en une heure maximum. Tout au contraire, la traversée est ici lente, et le temps paraît si étiré que quand arrive l’entracte, on se croit déjà proche des trois heures de spectacle alors que deux seulement se sont écoulées. Ce mélange de profusion et de longueur laisse place aux multiples rêveries que déclenchent les personnages et l’espace scénique, à tel point que le spectacle n’est plus seulement fait des scènes qui le composent mais aussi de ces échappées hors de lui. L’ambition d’exhaustivité de cette mise en scène se manifeste jusqu’aux interminables agonies d’Antoine et de Cléopâtre, démultipliées par tous ceux qui les entourent de manière presque caricaturale. Comme Shakespeare, Célie Pauthe exprime avec elles l’envie de ne pas voir disparaître trop vite ces personnages, de les accompagner l’un après l’autre dans la mort pour raviver le plus longtemps possible la légende.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Antoine et Cléopâtre », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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