Au Théâtre de l’Odéon, la saison s’ouvre avec un spectacle de Sylvain Creuzevault, artiste associé du lieu. Après un cycle Dostoïevski, le metteur en scène a pris ses distances avec l’auteur russe à l’occasion d’un travail avec le Groupe 47 de l’École du TNS, qui a donné lieu à un spectacle, L’Esthétique de la résistance, d’après un roman de Peter Weiss. Creuzevault a imaginé offrir un pendant à l’histoire d’un jeune ouvrier allemand dans les milieux clandestins antifascistes, entre 1937 et 1945 : une genèse du fascisme à la française, pendant la Seconde Guerre mondiale. Le résultat offre une grande leçon d’histoire, au plateau, qui relève moins du théâtre documentaire que du documentaire de type théâtral. Un genre inédit, un peu bâtard, qui a ses lourdeurs et ses fulgurances.
La scène est fermée par un rideau translucide sur lequel sont projetés des mots épars, tandis que le public s’installe. Les mots clignotent, à tour de rôle, et on déchiffre, ou on finit par découvrir quand tout s’illumine et donne le coup d’envoi : « Plutôt Hitler que le Front populaire ». Le rideau s’ouvre alors sur un espace vide, structuré par un parquet en point de Hongrie et de grandes parois moulées qui dégagent des ouvertures. Là, se déroule le procès de Robert Brasillach, écrivain et journaliste jugé pour « intelligence avec l’ennemi » en 1945, et condamné à mort. L’accusé se défend tant qu’il peut contre des voix off lancées par une régie située à cour, qui a l’allure des radios de la première moitié du XXe siècle. Lorsque la sentence est prononcée, Brasillach demande à interpréter une chanson. Le jeu d’emblée introduit par le fait que le personnage historique est incarné par une actrice, Charlotte Issaly, est souligné par son interprétation a capella et ému d’un chant populaire qui lui confère le statut d’une petite fille dont le père est parti à la guerre.
Ce point de départ est en fait un point d’arrivée : le rideau se referme et nous ramène en arrière, en 1941, afin de reprendre les étapes de l’histoire qui ont mené des intellectuels à être condamnés pour fascisme pendant l’épuration. Trois hommes arrivent, seulement désignés par leur prénom, qui laissent libre cours à leur antisémitisme et leur accointance avec le régime nazi, que l’un d’eux s’apprête à soutenir en partant combattre les bolchéviques sur le front de l’Est. La situation théâtrale n’est pas perdue de vue dans le partage de ces données : les trois hommes s’adressent au public, prennent en compte les retardataires et épicent d’un humour parfois anachronique leurs échanges.
L’ensemble du spectacle sera ainsi constitué de saynètes cernées par l’ouverture et la fermeture du rideau, sur lequel sont projetées des données spatio-temporelles chaque fois différentes et les noms des personnages à venir. Ces reconfigurations permanentes permettront d’incarner sous forme de « grimaces », ou portraits caricaturés, Pierre Laval, Céline, Lucien et Jeanne Rebatet, des ambassadeurs français et allemands, des journalistes, des paysans, une concierge, une postière… Toute une galerie de personnages distingués avec force costumes et perruques, parfois armés de pancartes qui indiquent leur prénom temporaire, interprétés par des fidèles de Creuzevault – Vladislav Galard, Arthur Igual, Frédéric Noaille, Valérie Dréville, Pierre-Félix Gravière –, et de nouveaux visages rencontrés au TNS : Juliette Bialek, Charlotte Issaly et Lucie Rouxel.
Tous se prêtent régulièrement au travestissement pour incarner une trentaine de personnages et dessiner grâce à eux une fresque, une histoire du fascisme français pendant la Seconde Guerre mondiale, entre zone nord et zone sud, France et Allemagne, chaque fois désignés par des indications qui descendent des cintres. L’esthétique du documentaire télévisé s’impose progressivement avec la projection de vidéos didactiques sur le rideau, qui soutiennent le récit de la rafle du Vél’d’Hiv grâce à une carte des arrondissements de Paris, ou donnent à voir de manière distancée les acteurs et actrices sur le point d’incarner de nouveaux personnages, à l’écran exclusivement. La vidéo sert également de support à une leçon d’histoire de l’art sur un tableau de Brueghel, Margot l’enragée, qui sert à métaphoriser la guerre totale.
Dans ce format singulier, dont la mécanique est trop huilée pour véritablement fonctionner, on retrouve l’exigence de Notre terreur ou Le Capital et son singe dans l’abondance de données historiques contenues dans les projections et les dialogues. Le rythme est enlevé, au point que les enjeux de certaines scènes finissent à peine par être identifiés que l’on passe à la suivante. On perçoit l’immensité du travail de recherche effectué en amont du spectacle, on reconnaît le caractère profondément érudit du théâtre de Creuzevault. Cependant, les nombreuses questions qui l’ont guidé, qu’il formule avec son dramaturge Julien Vella dans l’entretien reproduit dans la feuille de salle, n’ont pas le temps de nous parvenir. Creuzevault va trop vite, pense trop vite, et surestime notre capacité à l’accompagner – ce que des spectacles comme Le Grand Inquisiteur laissaient déjà entrevoir.
Quelques fulgurances permettent de détendre le visage, dont les sourcils sont la plupart du temps froncés. Ce sont parfois simplement des répliques comiques qui fusent, des gestes, des attitudes, des séquences burlesques, ou une danse qui capte l’attention et permet de mieux entendre ce que disent deux musiciens. D’autres fois, c’est plus durable, comme la scène mémorable du départ en Allemagne de Pierre Laval et l’ambassadeur Otto Abetz, au volant d’une Citroën ; ou la scène très réussie des coups de téléphone du même Pierre Laval à ses ministres, alors que les Alliés ont envahi les colonies et qu’ils débarquent. Une dernière encore saisissante, qui rappelle la Médée-matériau de Vassiliev : lorsque Valérie Dréville-Jeanne Rebatet, rasée, le crâne ensanglanté, se tient assise sur un tabouret, les jambes écartées, et qu’elle refourre dans son vagin son fils désormais condamné.
La qualité de jeu de la troupe est indéniable, l’érudition évidente, l’humour, que Creuzevault dit devoir à Dostoïevski, fonctionne. Mais l’ensemble ne prend pas. La circonscription très précise de la période historique, sondée en profondeur, permet mal de penser le présent à l’aune du passé. Le mitraillage de données submerge et entrave la réflexion, plutôt que de la faire advenir. Peut-être que ce qui manque, c’est le souffle narratif qu’un Dostoïevski ou un Peter Weiss sont capables de donner au théâtre de Creuzevault, pour faire passer du cours d’histoire à la fiction, et pour le public, de la posture d’apprenant qui prend la mesure de son ignorance à celle d’être sensible, émotionnellement et intellectuellement engagé dans un récit.
F.
Pour en savoir plus sur « Edelweiss [France Fascisme] », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.