« Les Démons » de Sylvain Creuzevault aux Ateliers Berthier – embarquement au cœur de la tempête dostoïevskienne

Après Jean Bellorini et Frank Castorf ces derniers mois, c’est au tour de Sylvain Creuzevault de se prêter à l’adaptation d’un roman de Dostoïevski. La pratique est fréquente depuis 1910 en France, initiée par Jacques Copeau, bientôt imité par Gaston Baty, André Barsacq, Albert Camus, Chantal Morel, Roger Planchon ou Vincent Macaigne – pour ne pas citer les autres grands metteurs en scène européens qui s’y sont essayés. En adaptant Les Démons, Sylvain Creuzevault s’inscrit donc dans cette grande tradition théâtrale et se soumet à ce qui est presque devenu un rite de passage dans le parcours d’un artiste. Dans sa trajectoire, le jeune metteur en scène né en 1982 poursuit avec ce roman son enquête sur le socialisme, commencée avec Notre Terreur et poursuivie avec Le Capital et son Singe. Ce dernier spectacle permet également d’articuler cette recherche à un autre axe de son théâtre, moins explicitement politique et davantage tourné vers son art car né d’improvisations, qui a notamment donné lieu au Père Tralalère et à Angelus Novus. S’inspirant librement de Dostoïevski comme il l’annonce, Creuzevault trouve enfin l’équilibre entre un théâtre savant, qui parfois frôle l’opacité, et un théâtre ludique, qui gagne en portée.

Le public des Ateliers Berthier est chaleureusement accueilli par les comédiens qui lui souhaitent la bienvenue, distribuent des coupes de champagne, ou invitent quelques spectateurs à venir s’asseoir sur la scène, pour créer un effet de masse, d’audience, autour d’eux. En attendant que chacun s’installe, les plus consciencieux se plongent dans la « Feuille anti-panique » glissée dans le programme, chargée de résumer l’intrigue du vaste roman de Dostoïevski. Le ton humoristique du titre est aussitôt repris par Nicolas Bouchaud, en Stépane Trophimovitch, accompagné par Frédéric Noaille, en Anton Grigorieiev, ami du premier et narrateur dans le roman. La notice explicative comme les premières phrases prononcées mettent le public en garde : le roman que l’on s’apprête à restituer sur scène fourmille de personnages aux noms russes difficiles à apprivoiser, et il est en plus extrêmement dense. Mais en même temps que ces difficultés sont soulignées, les deux acteurs s’efforcent d’être rassurants, et embarquent mine de rien au cœur de l’œuvre.

Plutôt que de simplifier le roman, de l’éclaircir, metteur en scène et comédiens ne cessent au contraire de jouer de cette abondance qui déborde le spectateur, supposé ingurgiter plus de 1000 pages en quatre heures de spectacle. La feuille anti-panique produit l’effet inverse de celui qu’elle promet : elle perd le spectateur en rappelant de manière extrêmement condensée l’entremêlement des intrigues et la façon dont elles sont nouées par les différents personnages, mais surtout en reproduisant les effets de mystère de la narration de Dostoïevski à force de points de suspension et d’allusions. L’introduction des deux personnages que l’on a évoqués suit la même logique, car tous deux imitent les manies du narrateur du roman, qui se montre soucieux de produire des effets mais qui embrouille le récit des faits plus qu’il ne l’éclaircit par sa rhétorique. Une telle entrée en matière justifie le choix de Creuzevault d’avoir fait appel à Nicolas Bouchaud, maître dans le registre du théâtre épique, capable de tenir en haleine un public grâce au seul appui d’un texte, comme il l’a fait il y a peu à la Bastille, avec Maîtres anciens d’après Thomas Bernhard.

À deux voix, ils mettent donc en place son personnage, présentant Stépane comme un révolutionnaire de salon ayant eu de l’influence sur la jeune génération de son village, qui continue d’animer des réunions à caractère politique chez la riche propriétaire Varvara Petrovna. Discrètement, la narration laisse place à l’action, et les épisodes s’enchaînent. Là encore, Creuzevault joue de l’abondance du roman et fait sauter les jointures. Se passant de toute mise en place, de toute transition, il passe d’une scène à l’autre, dévoilant à demi-mots leurs enjeux par quelques indications mais voulant chaque fois, comme le narrateur, ménager des effets de suspens et des coups de théâtre. Avec un rythme effréné, s’enchaînent ainsi l’épisode de la boiteuse qui débarque de manière impromptue chez Varvara ; l’arrivée de son frère le capitaine Lébiadkine qui vient la chercher et multiplie les allusions à une relation qu’elle aurait eue avec Stavroguine, le fils de Varvara ; l’irruption de Piotr, fils de Stépane, suivi de près de Stavroguine lui-même ; l’annonce du mariage de Stépane et sa pupille Dacha, et sa mise en échec par Piotr. Le spectateur est ainsi précipité au cœur de la scène-conclave qui conclut la première partie du roman, et se retrouve ainsi avec un amas d’informations qui le dépassent mais le captent.

Une fois Stavroguine placé au cœur des intrigues, Creuzevault prend le temps de déployer ses relations avec Chatov, Kirilov, Piotr, Gaganov fils, Tikhone et Fédka le bagnard. Tous sont autant de doubles supposés révéler des facettes différentes de ce personnage impénétrable. Mais comme le metteur en scène l’annonce dans la deuxième partie du spectacle, il n’y a ici « Pas de mystère » (Macaigne, lui, affichait : « Il n’y aura pas de miracles ici ») : le personnage de Dostoïevski n’est plus cet être impénétrable, aux actions incompréhensibles et choquantes. La posture « ironique » qui empêche dans le roman de le cerner est avec Creuzevault reléguée dans le passé, cantonnée à cette époque où il traînait avec Lébiadkine, se mariait avec sa sœur la boiteuse (et chauve) Maria pour choquer la bienséance, et où il faisait l’expérience de l’injustice, puis du crime, avec la petite Matriocha.

Le Stavroguine qu’interprète de façon saisissante Vladislav Galard est davantage un repenti, un être lassé de ses frasques, qui cherche le repos et la simplicité d’une vie retirée dans les montagnes suisses – projet qu’il expose à chacune des femmes qui l’entourent, Maria, Liza ou Dacha. Confronté à chacun de ses doubles, il refuse les élans mystiques de Chatov, la transcendance philosophique de Kirilova, la fascination du crime de Fédka, ou les manigances politiques de Piotr. La complexité que lui préserve Creuzevault se situe dans un détail de la confession qu’il fait à l’évêque Tikhone, que le metteur en scène met en valeur : il se dit hanté par un démon du mal. Sur scène, ce démon prend forme et se confond avec Fédka ou Tikhone, et cette incarnation qui l’éprouve tend à le dédiaboliser, faisant  croire que le mal est hors de lui. Un nouveau maëlstrom s’élève de cette façon autour de lui jusqu’à sa confession à Tikhone, pièce manquante au puzzle du roman lors de sa publication, car censurée.

Après l’entracte, une autre dynamique se met en place, moins centrée sur ce personnage et les intrigues qui se tissent à partir de lui que sur les discours de ceux qui l’entourent. Retentissent ainsi celui de Chigaliova, sur le système d’organisation de la société idéal, celui de Piotr, sur son rêve de faire de Stavroguine un nouveau Christ politique, celui de Stépane, qui emprunte les mots d’Adorno pour opposer la pensée à ceux qui le pressent d’agir, ou celui de Kirilova, sur l’homme-dieu. Ce dernier surtout prend la forme d’un morceau de bravoure, interprété par Valérie Dréville. Dans cette longue tirade qui révèle les contradictions de l’athéisme modéré, on perçoit le travail effectué au plateau avec les comédiens, la part d’improvisation qui leur a permis de s’approprier la matière romanesque, les personnages et leurs discours.

Entre ces grandes envolées, les éléments qui relèvent de l’intrigue sont encore moins posés que dans la première partie. De manière symptomatique, l’incendie qui ébranle la ville n’est pas raconté, mais imposé de manière sensible au public, asphyxié par une marée de fumée seulement colorée par des gyrophares rouges. L’ambiance apocalyptique qui caractérise la fin du roman est encore nourrie par la musique ou les tags aux murs – Dieu est moi / mort ? / mou / amour. Dans les décombres du plateau, surgissent un instant Stavroguine et Liza pour jouer l’échec de leur amour, puis Stépane qui passe avec une valise et fait entendre par quelques phrases seulement la conversion finale qui l’illumine, et enfin Chatov et sa femme Maria qui se retrouvent après plusieurs années. Mais là encore, le discours l’emporte. C’est par exemple précisément au moment de l’accouchement de cette dernière que Kirilovdécide de développer sa pensée sur les minutes éternelles.

Cet intérêt porté aux discours des personnages, Creuzevault l’assume pleinement. Il explique dans le programme du spectacle avoir été attiré par Les Démons pour les idées que brasse le roman. Lui le metteur en scène qui fait des spectacles à partir de l’histoire et de la philosophie, a choisi cette œuvre car dans celle-là plus qu’aucune autre, l’Idée ne s’incarne pas seulement dans le caractère d’un personnage, ou dans son geste romanesque, elle aussi révélée par de longs exposés à caractère politique. Quitte à faire de Dostoïevski un penseur, moins romancier que chroniqueur de son temps, comme il l’a été dans son Journal d’un écrivain, Creuzevault met en place un dialogue profond avec lui et ses personnages, rétablissant de la monologie là où Dostoïevski privilégie au contraire la polyphonie de réflexions jamais refermées sur elles-mêmes.

Mais si Creuzevault n’a pas peur de proposer des spectacles savants, comme l’ont prouvé ses derniers opus, il retrouve avec ses Démons une certaine immédiateté de la scène. Le roman lui inspire un jeu constant avec le théâtre, ses moyens, ses conventions, ses registres, ses niveaux de parole, et les multiples formes de comique qu’il permet. Creuzevault s’amuse à donner à voir sur le plateau une nuit de tempête pluvieuse, un duel à l’arme à feu, un accouchement avec sang et boyaux, une pendaison à la fois grotesque et touchante. Le metteur en scène prend un malin plaisir à manipuler les effets d’illusion et à les désamorcer, ou à rythmer son spectacle par des moments de pause ou des gags sans parole, qui contrastent avec le débit le reste du temps soutenu. Cette dimension ludique est avant toute chose l’œuvre des comédiens, dont le jeu est à la fois intense et désigné comme interprétation, par l’enchaînement de morceaux de bravoure, tirades saillantes et performances d’acteur. Entre les mains du metteur en scène, Dostoïevski devient ainsi une matière propice à faire du théâtre, à faire émerger des situations théâtrales, en dialogue avec l’époque contemporaine. Grâce à cette inspiration romanesque, Creuzevault retrouve un contact plus direct avec le public, pris en compte et à parti, embarqué dans un grand dialogue à plusieurs, situé à de multiples niveaux – politique, théâtral, humain.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « Les Démons », rendez-vous sur le site de l’Odéon.

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