Après plusieurs mois d’attente depuis l’annonce d’une nouvelle adaptation de Dostoïevski, cette fois-ci par Jean Bellorini après Vincent Macaigne et avant Frank Castorf à la rentrée prochaine, voici venu le moment de découvrir Karamazov. L’espoir investi dans ce spectacle était au moins aussi grand que le défi que se sont posé le metteur en scène et sa troupe, et il aurait probablement fallu un miracle pour qu’il soit comblé. Mais si l’œuvre et la pratique sont trop pensés pour ne pas y trouver à redire, un dialogue s’est ouvert le temps d’une courte nuit, et la réflexion sur l’adaptation théâtrale s’est trouvée ranimée par de nouvelles questions.
Le public est déjà rassemblé dans les navettes qui l’emmènent en-dehors d’Avignon, au milieu de la Garrigue, loin des affiches et de la frénésie à l’intérieur des remparts. Le rendez-vous est donné bien en amont aux spectateurs pour empêcher les retards, ce qui allonge encore le temps que l’on va partager ensemble, à écouter des pages de Dostoïevski dans la nuit. Avant le spectacle, il est encore suffisamment tôt pour voir le soleil décliner sur le mur de calcaire qui s’impose comme fond de scène, et pour entendre les cigales. Mais déjà le vent fait chanter les feuilles et claquer des câbles le long de poteaux, comme des drisses sur des mâts de bateau, dans un port. Cet imaginaire du voyage, on le retrouve lorsque l’on s’installe dans les gradins, face à une scène qui représente une gare, avec un long bâtiment face à des rails. Deux boîtes transparentes émergent et représentent des espaces distincts, qui nous font d’emblée comprendre que des fragments de décors vont circuler latéralement pour donner à voir les multiples lieux du roman.
Cette scénographie lissée, aux contours nets, en contraste avec les anfractuosités de la roche, est occupée par un petit garçon au visage de poupée qui nous observe et impose sa présence par ce regard et ses déplacements ponctuels. Son assurance évoque le personnage de Krassotkine, mais quelque chose laisse à penser qu’il s’agit plutôt d’Ilioucha, qui juge les hommes du haut de ses treize ans. En attendant d’en avoir la confirmation, on comprend déjà que le roman des enfants, qui se développe en marge du nœud principal du roman, ne sera pas mis de côté comme c’est souvent le cas. Une fois le public nombreux installé, Camille de La Guillonnière, dramaturge qui collabore avec Bellorini depuis des années, prend en charge l’entrée en matière. Avant Dostoïevski, il s’agit de mettre le spectateur en condition pour la soirée, que l’on pressent longue, en annonçant quatre parties délimitées par des pauses et un entracte, le tout durant plus ou moins 5h30. Au ton facétieux du comédien s’ajoute le fait qu’il est habillé en femme – ceci car il va incarner pendant quelques minutes la Khokhlakova, au monastère, face au starets Zossima, lorsqu’elle pousse le fauteuil de sa fille Liza jusqu’à lui. La commère du roman devient ainsi le narrateur du spectacle, ce qui n’est pas sans cohérence, car celui de Dostoïevski dans Les Frères Karamazov n’a pas une voix neutre, il émet des doutes, formule des jugements et se dit tributaire des bruits de la ville.
C’est donc à la Khokhlakova que revient le rôle de résumer la vie de la famille Karamazov, la débauche du père, l’abandon de ses trois fils à la mort de leurs mères, leur éducation, leurs parcours, leurs caractères, leurs conflits. D’emblée avec cette synthèse du premier livre du roman, Bellorini inscrit ce spectacle dans la démarche qu’il a suivie jusque-là. On retrouve un peu de ses Paroles gelées d’après Rabelais, et plus encore de sa Tempête sous un crâne d’après Les Misérables d’Hugo. Adepte de l’adaptation, ses spectacles se caractérisent par une importation au théâtre de l’art du conteur. Loin de réduire l’épique, de le transformer en dramatique, le metteur en scène se fie à la théâtralité de la langue elle-même et ne craint pas de laisser un homme seul sur scène, s’adresser au public et tenter de le capter par sa diction, ses intonations, ses gestes et ses déplacements, tous chargés de porter son discours, de transformer la lecture en écoute.
Avec cette façon de faire, qui évoque le théâtre-récit de Vitez, les moments racontés alternent avec les scènes jouées, ce qui permet dans le cas des Frères Karamazov de laisser place à ce qui est d’ordinaire mis de côté dans une adaptation. Avant tout la Légende du Grand Inquisiteur, à la frontière entre le récit et le jeu, tant Geoffroy Rondeau, Ivan Karamazov, va porter ce récit du retour du Christ dans l’Espagne du XVIe – long fragment au cœur de l’œuvre qui se trouve à l’origine du projet d’adaptation, quand Bellorini a entendu la lecture qu’en a proposé Patrice Chéreau il y a quelques années. Mais aussi le petit oignon de Grouchenka, l’instruction et le procès de Mitia, même réduit à l’état de bribes, le rêve du petiot, les miettes de pain d’Ilioucha… L’impressionnant dans ce spectacle, c’est que l’immense fresque romanesque paraît se retrouver sur scène, jusque dans ses digressions et ses excroissances. Peu d’épisodes sont laissés de côté, même si tous sont synthétisés, et les rares simplifications sont de l’ordre de l’indispensable. Le choix le plus significatif est finalement celui de laisser de côté la Vie d’un grand pêcheur, la biographie du starets Zossima, conçue par Dostoïevski comme une réponse au poème d’Ivan. La réflexion religieuse est ainsi davantage placée du côté du doute plutôt que de la foi, et le dialogisme de l’œuvre est quelque peu réduit à la faveur d’un questionnement sur la nécessité de la pensée de Dieu, questionnement que Bellorini place au cœur de sa démarche si l’on en croit le propos qu’il tient sur le spectacle.
Mais si le manque est sensible pour le lecteur familier de l’œuvre, et met sur la voie de ce prisme, la lecture faite du roman n’apparaît pas avec évidence par ailleurs. Ce qui semble primer, c’est le désir véritable de raconter une histoire, de rendre compte d’un roman, sans nécessairement le transformer en pièce de théâtre. Les dialogues sont suffisamment dominants dans l’œuvre pour n’avoir pas à en rajouter, et dans ce cas-ci, il arrive même qu’ils soient transformés en tirades pour ne pas casser l’élan d’une déclamation – ce qui là encore, ramène à l’épique. Raconter une histoire donc, pour s’adresser au goût ancestral d’en écouter, et pour divertir. On perçoit une certaine ambition de plaire, de saisir le spectateur, de le séduire, même avec ce matériau apparemment peu attractif, ou peut-être plutôt précisément avec ce matériau, cette œuvre que l’on place au sommet de la littérature. Dostoïevski devient accessible, populaire presque, et le directeur du CDN de Saint-Denis, qui place ces préoccupations au cœur de son projet, se rapproche là un peu de Thomas Jolly – comme Camille de la Guillonnière en Khokhlakova n’est pas sans évoquer la rhapsode de son Henri VI.
Certains codes invoqués ne semblent ainsi pas autrement motivés que par le souhait de créer un univers de références communes, empruntées aux cultures populaires. Aliocha, grand manteau rouge, cheveux oxydés, paraît tout droit sorti d’un manga, surtout quand il est sur une plateforme qui le fait avancer sur les rails contre le vent qui souffle !… De même Grouchenka, avec ses cheveux roses, ou Katherina, tout droit sortie de la maison de Dorne dans Game of Thrones. Et quand les références ne sont pas aussi nettes, un peu de russéité est insufflée par une fourrure, une barbe qui évoque celle de Dostoïevski lui-même, ou un chapelet. Dans tous les cas, les contrastes sont sans nuance – entre Aliocha la pureté, et Dmitri, interprété par Jean-Christophe Folly à la peau noir et au costume sombre –, les tenues de Macha Makeïeff sont nettes et stylisées.
A ces signes qui s’imposent dès l’entrée en scène des comédiens, s’ajoutent des percées ludiques au cœur-même du tragique. Dostoïevski, on l’oublie, est un auteur qui est aussi comique, capable de susciter le rire dans les scènes les plus dramatiques. Mais dans sa démarche, Bellorini déplace cette dimension, fait passer l’humour de la langue à la réalité de la représentation, par des effets de distance et de jeux avec la convention théâtrale. On assiste ainsi étonné, perplexe, parfois dans l’incompréhension totale, au rire presque continu du public face au drame qui se joue. Le changement de tonalité est en partie à mettre sur le compte de la musique. Un pianiste et un percussionniste sont présents en permanence sur scène, afin de souligner l’intensité de certaines scènes, quitte à produire des accents un peu mélodramatiques. Le spectre de la comédie musicale est encore plus palpable quand les comédiens s’y mettent, qu’ils constituent un orchestre de cuivres – image saisissante mais que l’on ne réussit pas à relier au reste –, qu’ils se mettent à chanter, en chœur ou seul. L’Hymne à la joie de Schiller chanté par Dmitri prend des accents de variété, et le chant à la guitare de Smerdiakov faisant la cour à une jeune fille avant d’être surpris par Aliocha devient ainsi une interprétation de Tombe la neige d’Adamo…
Ce qui ne paraît au départ que latent est nettement plus assumé – et donc moins gênant – après l’entracte. Le sommet est atteint quand un narrateur-chanteur prend en charge le récit du meurtre du père. Sa déclamation mélodramatique, en alternance avec les apparitions pathétiques du vieux à sa fenêtre, fait du parricide un moment hautement comique. Le drame est tellement mis à distance qu’il est tourné en dérision, et la portée de la réflexion de Dostoïevski sur ce geste, considérablement réduite. De la même façon, la figuration du diable qui torture Ivan en un chat qui évoque celui de Boulgakov, la prestance en moins sous son masque de carton, tend à dédramatiser l’œuvre.
Dans ces conditions, certaines scènes se distinguent par leur gravité, comme les tirades de Liza dans lesquelles elle dit sa détresse et son attirance pour le mal ; le poème d’Ivan et le développement qui le précède sur la souffrance des enfants ; ou les affrontements d’Ivan et Smerdiakov, à la fin. En revanche, la prosternation du starets – interprété par Hugo Sablic, meilleur percussionniste que comédien – face à Dmitri ne suscite pas grand-chose, ou l’affrontement attendu de Katherina et Grouchenka échoue par trop de distance et de maniérisme. Le tragique paraît désamorcé, substitué par quelque chose de plus léger, et probablement plus accessible. Et alors qu’il semble que tout le roman se retrouve sur scène ou presque, certains éléments mis de côté tendent à nouveau à atténuer la violence et la complexité des relations, à alléger le drame : l’unique dialogue d’Aliocha et Smerdiakov, la colère d’Ivan après le baiser d’Aliocha, qui plagie le Christ de son poème, l’épisode de la reconnaissance du chien entre Ilioucha et Krassotkine, la fin de l’échange d’Ivan avec le diable…
L’œuvre est comme ramenée à son mode de publication, le roman-feuilleton, mais moins par la composition du spectacle que pour la connotation populaire du genre. On serait même presque tenté de parler de roman de gare au vu de la scénographie. Une telle cohabitation entre le plus bas – dans la langue de Dostoïevski notamment, rendu dans la traduction d’André Markowicz, n’est-ce pas – et du plus haut, du plus métaphysique, avec le morceau de bravoure que constitue la Légende du grand Inquisiteur, encore grandie écoutée sous les étoiles, caractérise l’œuvre. Mais ce qui faisait partie d’un même système aussi dialogique soit-il apparaît ici comme une accumulation de références un peu gratuites.
Si toutes ces remarques nous viennent un peu malgré nous, nous plaçant dans une posture un peu élitiste, un peu trop textocentriste, c’est probablement parce que l’adaptation est si proche du roman, le spectacle si proche d’une lecture en acte, qu’on en oublie que ce n’est pas une fidélité utopique qui compte, mais bien l’œuvre de théâtre qui naît du roman. A s’affirmer « passeurs », Bellorini et sa troupe se soumettent au roman sans affirmer quelque chose de tranché, tenir un propos à partir de lui. Dès lors, l’essentiel, que l’on perd de vue, ne réside pas dans cette foule de détails, mais probablement dans l’accès donné à l’œuvre et ses questionnements les plus poussés, dans l’exigence d’une nuit dans un froid sibérien. Pour autant, il n’est pas certain que le spectacle donne envie de relire les Frères Karamazov – si c’est là un gage de réussite quand on veut faire connaître une œuvre par le théâtre – , car il s’apparente peut-être davantage à un feuilleton télévisuel – comme celui qui mettra en scène Gérard Depardieu dans le rôle du père Karamazov prochainement – qu’à une adaptation qui en étant peut-être plus dramatique, plus théâtrale, mettrait davantage en jeu l’énergie dostoïevskienne, la violence des passions, tout en intriguant par les manques qu’elle laisse percevoir jusqu’à solliciter un désir de lecture.
F.
Pour en savoir plus sur « Karamazov », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.