Après Le Père Tralalère et Notre Terreur, Sylvain Creuzevault revient à la Colline avec un nouveau spectacle dans le cadre du Festival d’Automne, Le Capital et son singe. Du premier au deuxième, on passait de la sphère familiale à la sphère historique avec une réflexion sur les conséquences de la Révolution Française. De Notre Terreur à cette nouvelle création, le propos reste cette fois politique, du moins tel que le suggère le titre, aussitôt mis en balance par ce mystérieux singe – du nom de la compagnie du metteur en scène – qui annonce une réflexion aussi ingénieuse que comique à partir de l’œuvre de Karl Marx. Il ne s’agit en effet pas de rendre hommage au Capital – Critique de l’économie du politique, suivant un mode savant et quelque peu muséal, mais au contraire de l’interroger, de le mettre à l’épreuve de nombreux textes d’origines et d’époques diverses, en un mot de s’approprier comme il se peut ce monument. Sylvain Creuzevault présente ainsi un spectacle difficile à identifier, qui s’apparente à un bouillon de culture, un grouillement de pensées multiples, un feu d’artifice, avec ce que cela suppose de désordre, de confusions, et d’éclairs de génie, de fulgurances lumineuses.
Comme dans les deux précédentes créations de Creuzevault, ce spectacle, présenté après un an de travail en retrait de la scène, naît d’une écriture au plateau, de lectures et d’improvisations à partir d’elles. De même, c’est à nouveau un dispositif bifrontal qui nous accueille, cette fois dans la grande salle du Théâtre de la Colline. Le public est donc réparti de part et d’autre d’une grande tablée, qui s’étend tout en longueur, cernée d’un côté par une armoire et d’une banderole verticale qui cite l’œuvre de Marx, et de l’autre par un piano et des bancs. Le temps que les spectateurs s’installent, un homme s’assoit à la table pour une inhalation, la tête recouverte par une serviette. Ce n’est pas avec lui que commence pour de bon le spectacle mais avec l’arrivée d’un autre comédien qui se met à débiter tout de go un texte à plusieurs voix, celles de Brecht, de Freud et enfin de Michel Foucault. Les trois hommes dialoguent à travers lui face à des cubes gigognes colorés, et bâtissent déjà un discours explosif, extrêmement dense, qui reprend sans ordre ni méthode les théories les plus connues de ces trois hommes : la distanciation brechtienne, l’inconscient freudien et le panoptique de Foucault. L’échange est très animé, très incarné, passionnel, débordant, tout cela grâce à Arthur Igual, impressionnant, qui s’épuise déjà pendant près de quinze minutes avant l’entrée en scène de tous les autres comédiens, finalement treize sur le plateau.
Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, on ne se situe pas en 1867 – date de la première publication de l’œuvre qui donne son titre au spectacle –, ni dans l’entourage de Marx lui-même. Le contexte mis en place semble suggérer une genèse française à cette œuvre : on est en mai 1848, après le renversement de la Monarchie de Juillet de Louis-Philippe en février de la même année et la mise en place de la Seconde République, déjà controversée. De grandes personnalités qui ont participé à cette révolution et qui en sont devenus les symboles se retrouvent un soir en vue d’une nouvelle manifestation, le 15 mai 1848. Parmi eux se trouvent notamment Blanqui, Louis Blanc, Raspail, Barbès, Baudelaire, et Friedrich Engels, le grand ami de Marx qui poursuivit son œuvre après sa mort.
Leurs échanges sont virulents et leur colère les entraîne d’un sujet à l’autre : la nature du gouvernement en place, le travail et les valeurs qui y sont impliquées, entre valeur d’usage et valeur d’échange, la prison, le moyen de résister à cette République bien trop modérée… Tous ne sont pas d’accord et les affrontements font prendre la mesure des contradictions et de l’engagement de chacun. Dans cette effusion de parole, les grands discours côtoient les remarques totalement utopiques ou dérisoires, et les comédiens donnent ainsi à voir une pensée plurielle qui prend forme, entre excès et concentration extrême.
Avec l’annonce du mariage de Baudelaire et Jeanne Duval, un saut dans le temps est effectué jusqu’à celui de Karl et Johanna, à Berlin, en 1919. Leur soirée de noces correspond à la veillée funèbre consacrée à Rosa Luxembourg, qui a fondé la Ligue spartakiste et le Parti Communiste d’Allemagne peu avant d’être assassinée. Cet arrière-plan politique qui les habite tous est source de débats et de tensions, au point que l’un des invités propose un plan de table en fonction des convictions politiques de chacun, suivant un dégradé des plus modérés aux plus radicaux. Les conversations qui les animent sont tout aussi indisciplinées que dans le premier tableau, et encore envenimées par l’arrivée d’un ouvrier d’une usine de voiture. Les modes de production industriels sont interrogés par sa présence et ses discours, et l’économie semble alors abordée de front, ce qui donne le sentiment d’être ici particulièrement proche de la pensée de Marx, par ailleurs jamais explicitement cité dans le spectacle sinon par un masque rouge. Néanmoins l’échange se transforme en affrontement et le sang gicle encore une fois entre les tables bousculées.
Un troisième et dernier tableau ramène en 1849, au procès de ceux qui ont en effet envahi l’Assemblée Nationale le 15 mai 1848 en soutien à la Pologne, qui a échoué quelques jours plutôt dans son insurrection contre les forces prussiennes. Le Singe s’inspire cette fois de la scène qui a eu lieu à la Cour de Justice de Bourges sous le règne de Louis-Napoléon Bonaparte, mais sur un mode totalement burlesque par la confrontation des fortes personnalités du premier tableau avec un procureur novice et un juge étonnamment amusé et intéressé par ces énergumènes.
Il n’y a pas vraiment de structure narrative d’un volet à l’autre, ni même en leur sein, et l’incursion en 1919 se révèle beaucoup moins puissante que les deux tableaux qui l’encadrent, par plus de sérieux peut-être. Dans l’ensemble, Sylvain Creuzevault et ses comédiens manipulent de la matière historique et des savoirs, mais sans intention didactique et dans une atmosphère joyeuse et comique. La découverte progressive des identités des personnages et de ce qu’ils incarnent – aidée par des réminiscences de cours d’Histoire –, les traits d’esprits et la stimulation intellectuelle nés de ce bouillonnement, les remarques toujours délicieuses de Léo-Antonin Lutinier, le plus jeune et le plus fougueux des personnages, tout cela suscite à de nombreuses reprises un rire franc, d’intelligence, qui vient alléger les moments de densité qui nous dépassent, et qui les dépassent eux aussi, enrichis les uns par les autres au-delà de ce qu’ils peuvent maîtriser dans la fulgurance d’une conversation à plusieurs. Chaque comédien offre un personnage intriguant qui suscite un intérêt particulier, et la liberté et la vitalité avec laquelle ils s’approprient l’Histoire et les théories de tous ces penseurs emporte, malgré tous les éléments qui résistent à notre compréhension.
L’œuvre de Marx n’est finalement présente qu’en filigrane dans tous ces échanges, mêlée à de nombreux autres textes qui pour la plupart datent de la même époque, mais qui présentent un ensemble extrêmement éclectique. Certains sont identifiés au cours du spectacle quand d’autres ne le sont qu’a posteriori, qu’à la lecture de la feuille de salle, aussi frémissante et désorganisée que le spectacle, composée d’un long avertissement au spectateur en deux temps qui reconnaît d’emblée les « obscurités », les « rudesses », les « imperfections » de l’objet proposé… Aux côtés de Marx passent donc Rimbaud, Brecht, Benjamin, Hegel, Debord, Aragon, et de nombreux autres. Cette façon de faire du théâtre avec des matériaux non théâtraux est d’autant plus réjouissante que les artistes n’ont pas l’intention de tenir un discours utopique, ni même historique ou politique, mais plutôt de tenter une libre variation qui finisse par prendre la forme d’une « comédie pure et dure » selon les termes de Creuzevault. Le spectacle est « à jamais inachevé », et par cette aveu même, réussi. À mesure qu’il progresse, le nom de la compagnie prend son sens : le singe, symbole d’intelligence et de sagesse, est aussi celui qui joue sans cesse, qui passe d’une branche à une autre en riant, sans s’appesantir trop longtemps et sans trop de sérieux.
Ainsi, à l’image de la liste foisonnante d’auteurs qui les inspirent, le spectacle bouillonne, déborde, part dans tous les sens, amuse autant qu’il laisse perplexe car l’on se retrouve finalement bien en peine de savoir à quoi on a assisté. Mais quand les lumières se rallument, le plaisir qu’a pris la salle à la représentation paraît évident, sensible non seulement à l’ouïe mais aussi à la vue, car l’on peut voir en face de nous nos pairs applaudir, chose rare qui finit de rendre cette soirée tout à fait intéressante.
F.
Pour en savoir plus sur « Le Capital et son Singe », rendez-vous sur le site du Théâtre National de la Colline.