La métaphore de la contagion invite à envisager la récurrence avec laquelle les œuvres de Dostoïevski sont adaptées depuis la fin des années 1990 comme la deuxième vague de contagion d’un virus apparu à la fin du XIXe siècle, dont les effets ont été perceptibles jusqu’à la fin des années 1950. Cette deuxième vague est particulièrement marquée par Frank Castorf, metteur en scène allemand qui est constamment revenu aux œuvres de Dostoïevski de 1999 à 2015, que l’on peut considérer à l’origine d’un variant dont sont entre autres porteurs Vincent Macaigne et Sylvain Creuzevault. Cet article s’efforce d’identifier les différents symptômes de ce variant, du point de vue de la dramaturgie, de l’esthétique scénique et du jeu d’acteur.
Article publié dans le numéro 20 de la revue Double Jeu,
« Contagion en scène et à l’écran », dir. Romain Jobez et Philippe Ortoli
« Le théâtre se déforme.
Il s’enfle des procédés du roman.
Il se laisse contaminer. »
Jacques Copeau[1]
Ces dernières années, de nombreuses adaptations de romans de Dostoïevski à la scène ont été programmées en France, parmi lesquelles celles de Chantal Morel (Les Possédés, 2009), de Vincent Macaigne (Idiot !, 2009 puis 2014), de Peter Stein (I Demoni, 2014), de Frank Castorf (Die Brüder Karamazow, 2015), de Jean Bellorini (Les Frères Karamazov, 2016), de Sylvain Creuzevault (Les Démons, 2018 ; Le Grand Inquisiteur, 2020 ; Les Frères Karamazov, 2021) ou de Guy Cassiers (Les Démons, 2021). Ce phénomène viral qui remonte aux années 1990, notamment marquées par Bracia Karamazow de Krystian Lupa (1990) et Dämonen de Frank Castorf (1999), constitue en réalité la deuxième vague épidémique[2] de ce que l’on peut nommer le virus Dostoïevski. Dès le moment de la découverte de ses œuvres en France à la fin du XIXe siècle, le théâtre se laisse en effet contaminer par elles, et jusqu’à la fin des années 1950, des spectacles comme Les Possédés de Camus attestent de la virulence du virus, dont la propagation est causée par des metteurs en scène, des acteurs ou des actrices qui le portent d’un projet à l’autre et grâce auxquels il est possible de retracer des chaînes de contagion.
Plutôt que de parler de mode ou de tendance pour penser la présence insistante des œuvres de Dostoïevski dans le paysage théâtral, il paraît particulièrement stimulant de mobiliser la métaphore de la contamination que Copeau employait lui-même pour parler de l’influence du roman sur le théâtre de son époque. Cette métaphore, en plus de se révéler opérante quand il s’agit de mettre en perspective cette présence insistante, invite à prêter attention aux œuvres adaptées et à constater que la période contemporaine accorde un intérêt tout particulier aux Démons et à L’Idiot, romans structurés autour de deux personnages dont le mal inexplicable a pour effet de contaminer tous ceux qui les entourent. La métaphore invite en outre à s’intéresser aux liens qui peuvent se tisser d’un adaptateur de Dostoïevski à l’autre, dans la séquence actuelle.
L’hypothèse que nous souhaitons développer dans cet article est que Frank Castorf, metteur en scène allemand qui est constamment revenu aux œuvres de Dostoïevski de 1999 à 2015, est à l’origine d’un des variants les plus tenace de la deuxième vague. Un variant dont sont également porteurs Vincent Macaigne et Sylvain Creuzevault, qui se distingue par une certaine façon de s’emparer du roman dostoïevskien, par une esthétique scénique éclectique et saturée, et par un jeu d’acteur paroxystique. Pour identifier plus précisément les symptômes de ce variant du virus dostoïevskien sur la scène contemporaine, les phénomènes de contagion dramaturgique et esthétique qu’il génère – de la littérature au théâtre, de l’Allemagne à la France, d’un personnage à l’autre, de la scène à la salle – nous croiserons les analyses de plusieurs spectacles de ces trois metteurs en scène, qui, chacun à leur façon, déstabilisent profondément le rapport du public aux romans de Dostoïevski, pour mettre au jour de manière paradoxale une vulnérabilité qu’ils considèrent caractéristique de notre époque.
1. Mise en crise de l’adaptation : le tournant de l’inadaptable
La bascule des Démons
Premier symptôme du variant qu’inocule Frank Castorf : lorsqu’il se lance dans un grand cycle d’adaptation des œuvres de Dostoïevski en 1999, il choisit Les Démons[3]. La première vague avait délaissé ce roman à la faveur de Crime et châtiment, Les Frères Karamazov et L’Idiot, plus propices à la transformation en mélodrame ou en drame. Castorf n’est pas le seul à ramener Les Démons au cœur de l’attention à partir des années 1980[4], et cet intérêt s’explique en partie par l’acuité politique attribuée à ce roman dans le contexte de l’après-1989. La façon dont il se saisit du caractère multiplanaire et multidirectionnelle de la narration signale plus profondément un moment de bascule dans la pratique de l’adaptation, du roman adapté à la scène au roman assumé comme inadaptable pour la scène.
À partir des années 1990, la question de l’adaptabilité des romans de Dostoïevski, de leur supposée concordance intrinsèque avec le théâtre, est en effet relativisée. Avec Frank Castorf – et Krystian Lupa avant lui, d’une autre manière –, s’invente une nouvelle manière d’adapter le roman dostoïevskien, de s’en emparer sans le soumettre à certaines lois du genre théâtral, quelles qu’elles soient, et sans non plus chercher à réduire la matière romanesque afin de lui donner une forme ramassée que le théâtre pourrait accueillir. Si Castorf reprend la majeure partie des épisodes du roman dans Dämonen, si les trois intrigues principales de l’œuvre se retrouvent dans son spectacle, son ambition n’est pas pour autant de restituer Les Démons. De fait, le metteur en scène fait sauter les chevilles narratives qui permettent d’articuler ces différentes intrigues entre elles et bouleverse l’ordre logique des épisodes, s’en prenant au principe de nécessité narrative qui les lie entre eux. La narration se trouve ainsi ramenée à des fragments, des passages déliés les uns des autres qu’il explore en profondeur.
Cette façon de mettre en évidence certaines omissions pour faire prendre conscience du foisonnement narratif de l’œuvre adaptée se retrouve de manière spectaculaire dans la première adaptation que fait Sylvain Creuzevault d’un roman de Dostoïevski, Les Démons à nouveau[5]. Dès avant le spectacle, le metteur en scène cherche à produire cet effet de débordement en glissant dans le programme de salle une « Feuille anti-panique », qui produit l’effet inverse de celui qu’elle promet. Le document ne signale pas simplement que Les Démons est un roman qui fourmille de personnages aux noms russes difficiles à apprivoiser, liés entre eux par des intrigues complexes. En exposant ces données de manière extrêmement condensée, tout en reproduisant les effets de mystère de la narration de Dostoïevski à force d’allusions et de points de suspension, ce texte noie dans la matière romanesque dostoïevskienne. L’impression de submersion camouflée que produit cette feuille est ensuite relancée par Nicolas Bouchaud et Frédéric Noaille qui accueillent le public. Par leur dialogue extrêmement dense qui multiplie les noms propres et les détails, les deux personnages ajoutent quantité d’informations nouvelles qu’ils modalisent à l’extrême, imitant la rhétorique du narrateur. Par la suite, Creuzevault joue encore de la profusion narrative en faisant comme Castorf sauter les jointures, en passant d’une scène à l’autre sans transition, en ne dévoilant qu’à demi-mots leurs enjeux par quelques indications et en ménageant des effets de suspens et de coups de théâtre qui menacent encore la compréhension.
Avec Les Démons, Castorf et Creuzevault exposent la scène à l’abondance narrative qui caractérise l’écriture de Dostoïevski. Cette contamination volontaire qui déplace en profondeur la pratique de l’adaptation est encore recherchée avec d’autres romans. Dans ses Frères Karamazov, Creuzevault ne cherche pas à surplomber l’œuvre pour la rendre plus adéquate à la scène. Il se montre au contraire soucieux de conserver les sinuosités de l’intrigue du parricide, ainsi que le contrepoint qui la met en résonance, l’intrigue de la Filasse et de son fils, le petit Ilioucha – pan du roman systématiquement laissé de côté dans les adaptations de ce roman de la première vague. Le metteur en scène fait même date dans la longue histoire des adaptations de ce roman à la scène en conservant dans son spectacle le procès de Mitia, ainsi que, pendant l’entracte, l’hagiographie du starets Zossima.
Mise en déroute des attentes, effets de montage textuels et scéniques
Un autre trait caractéristique du variant qu’introduit Castorf est la mise en déroute des attentes du public. De manière symptomatique, des scènes célèbres manquent dans ses spectacles, ou sont traitées de façon si insolite qu’elles paraissent inconnues. À l’inverse, des épisodes délaissés par les adaptations de la première vague acquièrent une importance nouvelle. Ce processus d’étrangéification de l’œuvre adaptée est mis en valeur par l’insertion d’éléments extérieurs, qui entrent en collision avec le roman et en déplacent souterrainement le sens. Dans Die Brüder Karamazow (2015), le metteur en scène intègre par exemple dans le cours du spectacle un texte de l’anarchiste JD Stalingrad, Exodus, dans lequel il fait état des subcultures russes, des skinheads aux gauchistes, des néofascistes aux fondamentalistes. Ce texte proposé en horizon apocalyptique du roman dostoïevskien contribue à accentuer la part sensuelle d’Aliocha, qui, plus karamazovien que jamais, propose à Rakitine d’aller « buter du fasciste »[6] dans le métro pour fêter le 1er mai.
Dans Les Démons, Sylvain Creuzevault attribue à Stépane Trophimovitch les mots d’Adorno pour opposer la pensée à ceux qui le pressent d’agir. De manière plus explicite, dans son adaptation de « La Légende du Grand Inquisiteur », poème d’Ivan Karamazov qu’il isole du reste du roman – comme Chéreau et Brook avant lui, mais sous forme de lectures théâtralisées –, le metteur en scène met en regard le texte de Dostoïevski avec un essai d’Heiner Müller, « Penser est fondamentalement coupable », essai dans lequel le dramaturge allemand fait le procès du communisme et du libéralisme à l’aune de leurs résultats contradictoires, et s’interroge sur la rationalisation de la société au détriment de la foi en invoquant tout à la fois Auschwitz, Kafka et Einstein. Par rapport à Castorf, Creuzevault désigne explicitement la source de ce matériau étranger à Dostoïevski, afin de mettre en place un dialogue entre l’un des textes les plus commentés de Dostoïevski et un autre extrêmement dense de Müller. Ces références extérieures, qui éclairent ou obscurcissent le texte dostoïevskien, qui contribuent dans tous les cas à produire un effet de débordement, mettent en évidence le fait que ces metteurs en scène se débattent avec l’œuvre, avec son ampleur mais aussi avec sa portée philosophique.
Ce montage d’ordre textuel est redoublé par de multiples références visuelles et sonores qui se contredisent entre elles. Dans Dämonen de Castorf, Piotr Verkhovenski, dans le cours du spectacle, demande au public : « La mondialisation s’exprime-t-elle dans le fait que j’ai l’impression d’être dans un film russe, d’influence italienne avec la mentalité des années soixante? »[7]. À ces quelques repères, s’ajoutent encore l’utilisation des codes de la comédie musicale, des emprunts à la culture populaire et des évocations qui renvoient à l’histoire récente. Cette esthétique bien particulière que Castorf a développée d’une adaptation à l’autre atteint un paroxysme dans Die Brüder Karamazow. Sur le plateau, coexistent sans ordre ni logique une enseigne Koka Kola rose fluo, une datcha, des couloirs cernés de planches en bois, une église, un sauna et des préfabriqués occupés par des poupées gonflables ou la reproduction d’un visage de Staline. L’éclectisme des références mobilisées par Castorf est encore mis en évidence du point de vue musical. À des chants religieux russes se mêlent des chansons de Gainsbourg, ACDC ou du chanteur punk hardcore GG Allin.
Vincent Macaigne procède de façon comparable dans Idiot ! Parce que nous aurions dû nous aimer (2014). Après avoir accueilli le public avec la chanson populaire Sara perche ti amo, diffusée à très haut volume dans le hall du théâtre, il fait vibrer la salle d’autres airs de variété italienne mixés avec l’hymne national de l’URSS et des musiques technos, tandis que plusieurs représentations picturales du Christ empruntées à l’Histoire de l’art sont projetées sur le rideau qui ferme la scène. Une fois le plateau découvert, les références visuelles abondent : chapeaux haut de forme, toques et croix orthodoxes qui évoquent la Russie du XIXe siècle côtoient un ballon gonflé à l’hélium en forme de Mickey, un écran télévisé et des distributeurs de boissons ornés de publicités lumineuses.
Dans la Le Grand Inquisiteur, Creuzevault organise un peu autrement le choc entre des univers distincts. Alors que la scénographie semblait reconstituer le cadre dans lequel se déroule le poème d’Ivan Karamazov, grâce à un espace blanc et des fenêtres qui évoquent l’architecture mauresque de l’Espagne du XVIe siècle, grâce à un brasier qui évoque les bûchers de l’Inquisition, grâce à la robe de bure du Grand Inquisiteur et la tunique blanche et la couronne d’épines du Christ, les quelques détails qui troublent cette reconstitution – projecteurs, amplis, baskets colorées sous l’aube du Christ – annoncent la rupture de la deuxième partie. Une fois le poème terminé, arrivent en effet sur scène Donald Trump, reconnu au premier regard malgré l’effet de dissonance que produit son arrivée, Margaret Thatcher, Staline, le Pape et Marx. Tous, avec Heiner Müller, viennent discuter la Légende à la lumière de l’Histoire, et traquer les nouveaux Inquisiteurs qui ôtent la liberté au nom du bonheur.
Cette conjonction de références textuelles, visuelles, historiques ou culturelles, caractéristique du variant qui nous intéresse, troublent les conditions d’appréhension du roman par le public. Son rapport à la scène n’est plus fondé sur la compréhension logique d’une narration déployée de manière continue, dans un univers représentationnel cohérent. Il se caractérise plutôt par une saturation du et des sens, qu’il ne s’agit pas de dominer, mais dont il faut plutôt se laisser contaminer pour découvrir les chemins de traverse de la dramaturgie que ces metteurs en scène déploient.
2. Dramaturgie de la contagion et jeu paroxystique
Romans de la contagion
La métaphore du virus invite à prêter attention aux œuvres de Dostoïevski choisies par ces metteurs en scène. Mis à part Les Frères Karamazov qui contamine le théâtre de manière constante depuis le début du XXe siècle, la deuxième vague, outre Les Démons, manifeste un intérêt tout particulier pour L’Idiot, dont s’emparent par exemple Joël Jouanneau (1995), Grzergorz Jarzyna (2000), Vincent Macaigne (2009 et 2014) ou François Tanguy dans Item (2019). Le philosophe russe Nicolas Berdiaev réunit les héros de ces deux romans dans son essai L’Esprit de Dostoïevski :
Stavroguine est un astre autour duquel gravite toute l’action. Tout tend vers lui, comme vers un soleil, tout sort de lui et retourne à lui. […] Dans L’Idiot, l’action n’est pas dirigée vers la figure centrale, celle du prince Muichkine, mais au contraire, elle part du prince Muichkine pour aller vers les autres personnages.[8]
Berdiaev poursuit en mettant en regard le principe « énigmatique et irrationnel, vraiment “démoniaque” » enfermé en Stavroguine, principe qui embrase « l’atmosphère environnante » et engendre « un vertige infernal », et le « principe également irrationnel, mais “angélique”, de la nature de Muichkine », qui « ne crée pas par lui-même l’obsession », mais que Muichkine cherche à répandre, désirant de toute son âme « être un guérisseur »[9].
Ces personnages, qu’il soit « lumineux » ou « ténébreux », se trouvent au centre de ces romans et produisent un effet puissant sur ceux qui les entourent, que ce soit en leur venant en aide – sans y parvenir – ou en les troublant et les torturant. Ce double mouvement, centrifuge ou centripète selon Berdiaev, est dans tous les cas à l’origine d’un processus de contagion. Processus que Copeau identifie dès 1911, lorsqu’il écrit au sujet des personnages de Dostoïevski :
Je sens qu’ils vivent sur les confins, sur les limites les uns des autres. Et c’est ainsi qu’ils s’aiment ou se haïssent, s’attirent ou se menacent de si près, si dangereusement. C’est ainsi que se propagent, parmi eux, de si soudaines, de si foudroyantes contagions.[10]
D’autres lecteurs de Dostoïevski reconduiront l’idée d’une contamination[11], qui semble se trouver au cœur des dramaturgies qui nous intéressent, moins fondées sur des trajectoires narratives que sur des personnages solaires qui contaminent ceux qui les côtoient ou en sont contaminés.
Dans Dämonen, Castorf met d’emblée en évidence ce pouvoir de contagion de Stavroguine. Lorsqu’il arrive chez sa mère, Varvara Pétrovna, où sont réunis une grande partie des personnages, il produit un trouble que manifeste tout particulièrement Lisa. Alors qu’elle cherche à se dégager de son emprise en choisissant de se marier avec Mavriki, la fermeté de sa résolution paraît ébranlée par la simple apparition de Stavroguine. Au moment où il se tourne vers elle et lui demande comment elle se porte, elle attrape le chewing-gum qu’il vient de coller sur le mur et le mastique avec émotion avant de répondre très favorablement à ses caresses et baisers impudiques. Toujours dans ses bras, elle lui présente son fiancé et ne lui lâche pas la main après avoir arrêté de l’embrasser, écartelée entre la convention sociale et les comportements instinctifs que déclenchent chez elle – comme chez d’autres – Stavroguine.
Au moment d’adapter L’Idiot à la scène, Macaigne accentue l’impuissance de Mychkine, qui, malgré sa bonté infinie, non seulement ne sauve pas ceux qui l’entourent, mais précipite leur perte. L’amour compassionnel dont ses discours sont porteurs suscite chez eux un violent désir de le faire taire. Rogojine laisse même entendre que l’idiot exacerbe les vices de ceux à qui il veut transmettre sa bonté : « C’est bizarre à quel point tu es beau et à quel point on a envie de te souiller. Il y a quelque chose au fond de toi qu’on aimerait écraser »[12]. Macaigne ne se contente pas de décliner l’image de la souillure dans tous les dialogues. En plasticien, il la met en œuvre par de multiples actions, dont la plus spectaculaire intervient au début de la deuxième partie. L’idiot s’avance dans un costume à facettes qui brille de mille feux et fait de lui, littéralement, un être lumineux dans la pénombre. La vision est rapidement anéantie par les attaques de Rogojine, Hippolyte et d’autres, qui le frappent et le laissent le visage en sang avant de verser sur lui des déchets et des seaux de terre, comme pour l’enterrer. Peu après, Aglaïa lui vide un pot de peinture verte sur la tête. L’effet de contamination de cette bonté qui suscite la haine est tel que tous finissent souillés – le prince, ceux qui le lynchent, et même Aglaïa malgré ses efforts pour rester à distance de « toute cette crasse »[13].
Jeu paroxystique
Cette dramaturgie fondée sur un principe de contagion imprègne de manière plus diffuse le jeu des acteurs et actrices. Castorf, comme Macaigne et Creuzeuvault, fait le choix de ne pas éclairer les personnages qu’il met en scène en apposant un prisme psychologique ou pathologique sur leurs attitudes et leurs actions. Se situant dans le double sillage de Brecht et Artaud, il attribue plus d’importance aux gestes qu’aux paroles. Dans Dämonen, il reprend ainsi les actions par lesquelles Dostoïevski pose le caractère indéchiffrable de Stavroguine (morsures, gifles ou départs précipités), et renonce à fournir des explications à son comportement, contrairement à Camus. Castorf exacerbe même le surgissement incompréhensible de ces gestes, la violence qu’ils expriment et les réactions d’angoisse qu’ils suscitent, et révèle grâce à eux l’envers des relations des personnages et les enjeux profonds des situations dans lesquelles ils se trouvent. Cette dimension expressionniste de la direction de Castorf évoque la pensée d’Artaud, pour qui le « langage des gestes » peut « permet[tre] à nos refoulements de prendre vie »[14].
Castorf invente en outre d’autres gestes pour donner à percevoir les états émotionnels qui traversent les personnages. Stavroguine se retrouve ainsi à genoux devant l’idiote Maria Lébiadkine qui lui a pris son pistolet, et contraint par cette arme à se prêter à tous ses caprices – situation de domination exacerbée par rapport au roman, mais surtout inversée. Plutôt que d’aplanir l’inconséquence de Stavroguine, Castorf s’efforce de suivre les moindres indications de l’écriture sismographique de Dostoïevski. Cette modalité de jeu névrosée qu’il explore avec ce personnage atteint tous les autres, eux aussi menacés d’hystérie, et cet effet de contagion évoque à nouveau Artaud qui écrit : « Il importe avant tout d’admettre que comme la peste, le jeu théâtral soit un délire et qu’il soit communicatif »[15]. D’une adaptation à l’autre, Castorf creuse ce sillon, jusqu’à trouver, dans Die Brüder Karamasow, un terme pour le saisir, « nadriv ». Ce mot russe, qui désigne un état de saturation émotionnelle, qui véhicule une idée de furie, de déchirure, de libération de certaines pulsions, Dostoïevski l’emploie pour caractériser les crises de nerfs de la jeune infirme Lisa. Dans le spectacle de Castorf, il est répété à de multiples reprises et donne ainsi l’impression de désigner le jeu paroxystique des acteurs et actrices. De manière symptomatique, le terme est encore employé au-delà de Dostoïevski dans la dernière mise en scène de Castorf présentée en France, Bajazet. En considérant le théâtre de la peste (2019), d’après Racine et Artaud, cette fois par des acteurs et actrices français eux aussi contaminés par cet état de saturation émotionnelle.
Une telle intensité de jeu se retrouve chez Vincent Macaigne, qui amène ses acteurs et actrices à crier presque en continu dans Idiot !, non pas simplement à parler fort, mais à charger chaque mot d’une intensité qui exprime un profond désir de se faire entendre et qui met en alerte. Cette modalité de parole qui implique un engagement physique et émotionnel total rappelle encore une fois la pensée d’Artaud. Par le cri, Macaigne parvient à rendre au langage « ses possibilités d’ébranlement physique »[16]. L’expressivité de ses acteurs et actrices est en outre décuplée par des entraves sonores et physiques : musique à très haut volume, interposition de vitres, corps recouverts de matières, surimposition de voix portées par des micros ou des mégaphones sur des voix criées, ou voix contraintes à une surenchère qui conduit à l’épuisement.
3. Dostoïevski, pharmakon de l’adaptation contemporaine
Pertinence dramaturgique
Dostoïevski serait-il un poison pour la pratique contemporaine de l’adaptation ? Le variant introduit par Castorf paraît la mettre en crise en congédiant toute forme d’analyse dramaturgique. Si certains chercheurs se demandent s’il est encore question d’adaptation dans ce cas, il semble nécessaire de penser le rapport paradoxal que ces spectacles établissent avec les œuvres de Dostoïevski.
Au milieu du chaos sonore avec lequel Vincent Macaigne accueille son public, sont mis en place des indices dramaturgiques. En même temps qu’il forme une farandole qu’il entraîne à travers tout le théâtre avant d’entrer en salle, l’acteur Rodolphe Poulain mentionne à plusieurs reprises l’anniversaire de « sa fille chérie ». À l’intérieur, la musique est encore plus forte et l’ambiance de boîte de nuit est nourrie par des lumières tamisées, les envois réguliers de fumée artificielle et les encouragements de l’acteur à monter sur scène pour se servir une bière, danser, s’embrasser, ou à défaut, à rester debout et crier. Cette mise en condition qui paraît démentir le projet annoncé d’une adaptation de L’Idiot immerge en réalité d’emblée dans la relation complexe de Totski et sa pupille Nastassia, qui une fois le rideau ouvert propose une danse lascive derrière une vitre. Cette entrée en matière concourt également à mettre en place la situation qui structure toute la première partie du spectacle, qui s’achève avec la fête d’anniversaire décadente de Nastassia. Plutôt qu’une lente mise en place des affrontements et des descriptions qu’elle requiert, Macaigne opte ainsi pour un début in medias res qui fait resurgir de manière inattendue la dramaturgie après avoir donné l’impression de la congédier.
L’introduction de Stavroguine dans Dämonen de Castorf est exemplaire de ce type de dramaturgie qui n’affiche pas d’emblée sa pertinence. Dès son apparition, le personnage subjugue l’assemblée de Stépan Trophimovitch en lui faisant des grimaces derrière une vitre du salon. Après les avoir tous attirés à lui, Stavroguine active le mécanisme de fermeture des volets, ce qui les oblige à se baisser et à finir à quatre pattes pour essayer de déchiffrer son attitude. Une telle mascarade renvoie à une expression récurrente dans les romans de Dostoïevski, celle de « faire la grimace ». Que ce soit dans Les Démons, Crime et châtiment ou Humiliés et offensés, l’écrivain l’emploie pour désigner le comportement de personnages qui s’humilient pour mieux humilier les autres. Cette dialectique complexe, que Castorf souligne en amenant son personnage à recommencer un peu plus tard son manège avec le volet, en ajoutant cette fois à la grimace la masturbation exhibitionniste, manifeste le caractère ambigu du pouvoir que Stavroguine exerce sur son entourage. Dans d’autres adaptations de Castorf, certains gestes ou certains partis pris qui peuvent paraître totalement gratuits se révèlent en réalité des « forçages » du sens. Dans Der Idiot (2002) par exemple, Castorf affirme d’emblée que Mychkine et Aglaïa ont des rapports sexuels – ce que le roman ne laisse pas entendre –, et donne ainsi pour motif de l’attirance inexplicable d’Aglaïa pour l’idiot son désir sexuel.
Cette dramaturgie qui refuse l’implicite, qui transforme le sous-texte en sur-texte, se retrouve également chez Sylvain Creuzevault. Dans ses Frères Karamazov, Grouchenka ne tente pas Aliocha en s’asseyant simplement sur ses genoux, mais en le masturbant[17]. Le paradoxe de la démarche de ces trois artistes est qu’ils ont une profonde connaissance des œuvres qu’ils adaptent, qu’ils tissent avec elles un dialogue parfois extrêmement précis du point de vue narratif ou pointu du point de vue philosophique, mais qu’ils ne le démontrent pas de manière explicite, ni moins encore didactique.
Combattre le mal par le mal
Le variant introduit par Castorf confronte à une mise en crise du sens radicale. Le metteur en scène paraît presque faire preuve de cynisme lorsqu’il prend le parti de l’opacité et de la polyphonie plutôt que celui de la clarté et de la simplification, et même de nihilisme par son « esthétique du laid »[18] qui constamment détruit les signes qu’elle convoque. Cependant, Castorf, comme ses successeurs, semble précisément exacerber la mise en crise du sens du monde dans lequel il vit pour la dénoncer, autrement dit, combattre le mal par le mal. L’illisibilité à laquelle il confronte en vient à substituer un rapport sensible à une rapport logique à la scène, grâce auquel il fait percevoir la vulnérabilité des personnages de Dostoïevski. De manière symptomatique, Castorf tend à les affaiblir tous. Jeanne Balibar le constate dans Die Brüder Karamasow et interprète ainsi ce parti pris au cours d’un entretien :
Toutes les techniques sont convoquées pour donner à voir le fracas du monde, la perte de soi, la déperdition d’énergie, de manière à faire surgir une préoccupation très fine et très sensible pour autrui. Dans le bruit et la fureur, Castorf donne à voir l’endroit où s’éprouve la plus grande compassion.[19]
Il peut paraître étonnant de voir ici revendiqué le thème profondément dostoïevskien de la compassion. La dimension potentiellement humaine du théâtre de Castorf paraît au contraire menacée par la mise en spectacle excessive et agressive de la faiblesse et de la souffrance. Plutôt que de faire entendre un discours humaniste capable de réunir, dans le sillage de Dostoïevski, le metteur en scène articule cette faiblesse et cette souffrance à la dénonciation de l’économie de marché. D’un spectacle à l’autre, il s’attache en effet à révéler « le revers de la médaille »[20] que constitue selon lui le diktat du bonheur et l’idéal de performance et de confiance en soi que véhicule le capitalisme. Bien loin d’édulcorer le spectacle de comportements névrotiques et psychopathologiques, il invite ses acteurs et actrices à exprimer les rires hystériques des personnages, leurs désirs irrépressibles, leurs accès de panique ou de violence, ou leur indifférence les uns aux autres. Grâce au spectacle de tant d’irrationnalité et de faiblesse, il entend manifester une vulnérabilité commune à tous les individus.
Chez Macaigne, une semblable vulnérabilité est exprimée au travers de l’idiotie de Mychkine, idiotie que redouble l’« insignifiance confondante »[21] de sa scène. En mettant de côté l’épilepsie du personnage, qui tient pourtant une place centrale dans le roman, il la prive de tout fondement pathologique et ainsi de toute forme d’explication, mais il la rend du même coup potentiellement partageable par tous. L’idiotie que manifeste son personnage devient synonyme d’une méconnaissance des conventions sociales, mais plus encore d’une hypersensibilité, d’une attention aigüe à l’autre et d’une manière d’entrer en interaction absolument intuitive et spontanée. Cette idiotie macaignienne, que le metteur en scène décline dans ses rôles au cinéma, prend la forme d’une éthique. Elle découvre une façon d’être au monde qui permet de se dérober aux mécanismes pervers et destructeur d’une société « sans but, aux valeurs floues », et d’être au contraire « pleinement présent au réel »[22].
Creuzevault paraît aussi cynique que Castorf dans ses Démons, et conclut de manière amère son Grand Inquisiteur en affirmant : « Notre présent ressemble à un pied de biche, l’avenir à une porte cadenassée ». Alors que Dostoïevski, profondément croyant, a mis toute sa vie à essayer de répondre aux doutes d’Ivan Karamazov, qu’il a opposé à son poème le récit de la vie du starets Zossima, Creuzevault, explicitement athée, n’apporte aucun contrepoint au discours du Grand Inquisiteur. Une réponse semble cependant esquissée dans ses Frères Karamazov, réponse d’autant plus poignante qu’imprévisible. Lors de la scène d’enterrement du petit Ilioucha – systématiquement mise de côté dans les précédentes adaptations de ce roman –, le metteur en scène invite, à travers le discours d’Aliocha, à collecter nos souvenirs d’enfance pour envisager la possibilité d’un monde meilleur. Ce discours, généralement traité comme la manifestation d’un christianisme naïf par la critique dostoïevskienne, retentit ici avec force et invite sincèrement à la bienveillance et à l’amour du prochain.
Cette dernière adaptation, qui déplace en profondeur la portée du geste théâtral de Creuzevault, ouvre peut-être la voie non pas à un remède pour ce virus Dostoïevski qui anime passionnément la vie théâtrale, mais à un nouveau variant. Au départ contaminé par Castorf, Creuzevault paraît avec sa dernière adaptation trouver un point d’équilibre entre la restitution d’une densité narrative exceptionnelle et une certaine forme de lisibilité de l’œuvre adaptée, l’immédiateté d’un jeu théâtral exacerbé et la profondeur d’une lecture qui traverse de nombreuses interprétations possibles de l’œuvre sans les articuler entre elles.
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[1] Jacques Copeau, « Théâtre populaire », Théâtre populaire 36, 4e trimestre 1959, p. 83.
[2] Yannick Simonin, virologue et enseignant-chercheur à l’Université de Montpellier, et Pascal Crépey, épidémiologiste et enseignant-chercheur à l’École des hautes études en santé publique (EHESP) rappellent que la notion de vague n’est pas scientifique mais qu’elle s’est répandue avec le Sars-Cov-2. Ils en proposent la définition suivante : « L’observation d’une hausse rapide, exponentielle du nombre de contaminations. Le tout sur un temps suffisamment long » (Cités par François Grégoire, « Covid-19. Une vague épidémique, qu’est-ce que c’est et comment cela fonctionne-t-il ? », Ouest-France, 06/07/2022, dernière consultation le 16/12/2022).
[3] Viennent ensuite des adaptations d’Humiliés et offensés (2001), L’Idiot (2002), Crime et châtiment (2005), Le Joueur (2011), La Logeuse (2012) et Les Frères Karamazov (2015).
[4] Iouri Lioubimov en 1985, Lev Dodine en 1991, Roger Planchon en 1998, Chantal Morel en 2009, Peter Stein en 2009, Sylvain Creuzevault en 2018, Guy Cassiers en 2021.
[5] Comme Frank Castorf, Sylvain Creuzevault semble s’être engagé dans un cycle Dostoïevski. Après Les Démons, créés en 2018 aux Ateliers Berthier, il crée L’Adolescent en 2019, Le Grand Inquisiteur en 2020 et Les Frères Karamazov en 2021, tous trois au Théâtre de l’Odéon.
[6] Texte des surtitres établi pour la présentation du spectacle à la friche Babcock, avec la MC93, en septembre 2016.
[7] Texte des surtitres établi pour la présentation du spectacle au Théâtre National de Chaillot en janvier 2001.
[8] Publié en 1923 et traduit pour la première fois en français en 1946 par Alexis Nerville.
[9] Nicolas Berdiaev, L’Esprit de Dostoïevski, Paris, Éditions Stock, 1974, p. 48-49.
[10] Ibid.
[11] Jacques Copeau, « Sur le Dostoïevski de Suarès », Nouvelle Revue Française n°38, 1er février 1912, p. 389-390.
[12] Julia Kristeva écrit par exemple : « Les personnages perdent leurs contours, identités poreuses, en fuite, contaminées… Amours, haines et jalousies s’interpénètrent, fusionnent ou se rejettent » (Dostoïevski, Buchet-Chastel, coll. « Les auteurs de ma vie », 2020, p. 39). Michel Eltchaninoff souligne quant à lui, au sujet de l’idiot : « sa faiblesse constitutive, condition de son attitude éthique, l’expose à toutes les influences, à toutes les contaminations possibles » (Dostoïevski, roman et philosophie, Paris, Éditions PUF, 1998, p. 108).
[13] Cette citation et les suivantes sont extraites de la captation du spectacle effectuée lors de sa recréation en 2014 au Théâtre Vidy-Lausanne.
[14] Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985, p. 14.
[15] Ibid., p. 39.
[16] Ibid., p. 68-69.
[17] Au sujet de ce parti pris, cf. Floriane Toussaint, « L’écriture de Dostoïevski offre un énorme terrain de jeu pour les acteurs », entretien avec Servane Ducorps, Théâtre / Public, no 246, janvier-mars 2023, p. 112-115.
[18] Georges Banu, « Le laid : de la séduction à l’académisme », in Miniatures théoriques : repères pour un paysage théâtral, Arles, Actes Sud, 2009, p. 81 et suiv.
[19] Jeanne Balibar, « Au cœur d’une meute de loups qui déchirent la pièce avec leurs dents », entretien avec Anne Diatkine, Libération, 8 septembre 2016 (http://next.liberation.fr/theatre/2016/09/08/jeanne-balibar-au-coeur-d- une-meute-de-loups-qui-dechirent-la-piece-avec-leurs-dents_1490095, dernière consultation le 17/01/2017).
[20] Frank Castorf, « Entretien avec Frank Castorf » à l’occasion de la présentation de Forever Young à la MC93 en mars 2004 (https://www.mc93.com/sites/default/files/le_standard_ideal_-_2004.pdf, dernière consultation le 17/01/2017).
[21] Clément Rosset, Le Réel. Traité de l’idiotie, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1978.
[22] Vincent Macaigne, « Note d’intention », reproduite dans le Dossier pédagogique d’Idiot ! élaboré par Frédérique Favre pour la MC2: Grenoble.