Dans le cadre du Festival d’Automne, Vincent Macaigne reprend au Théâtre de la Ville puis aux Amandiers de Nanterre Idiot !, spectacle créé en 2009. Avec une énergie aussi folle que pour son adaptation d’Hamlet, Au moins j’aurais laissé un beau cadavre, présentée en 2011 à Chaillot, le jeune metteur en scène s’approprie une autre œuvre immense, cette fois romanesque, L’Idiot de Dostoïevski, avec un spectacle crié, hurlé, qui a autant pour vocation de faire réagir le spectateur que d’être fidèle à l’esprit du texte. Une très belle tension se met ainsi en place entre le désir de secouer le public, de le sortir de ses habitudes, et celui de raconter une histoire, celle du prince Mychkine.
Dès le hall des Amandiers, une ambiance déchaînée accueille les spectateurs. La musique, Sara perche ti amo ou d’autres morceaux bien connus, retentit au-delà même des portes vitrées et assourdit le public autant que le personnel du théâtre une fois à l’intérieur. Le ton est ainsi d’emblée donné ! Parmi les spectateurs qui s’apprêtent à affronter les quatre heures de représentation, déboule un homme avec un mégaphone, coaché par Macaigne lui-même qui lui glisse des indications à l’oreille et encourage le mouvement qu’il tente de produire, comme un agitateur de foules. Cet homme, Rodolphe Poulain, invite à former une farandole à travers tout le théâtre, du hall au restaurant, à crier et à se mettre torse nu, à chanter « Joyeux anniversaire » en chœur, et la jeunesse le suit, fascinée. Il apparaît par la suite que ce préambule n’est pas totalement déconnecté du spectacle à venir, car ce comédien va interpréter Totski, le père adoptif de Nastassia Filippovna, et il commence ainsi à mettre en place l’ambiance de la soirée d’anniversaire de sa pupille. C’est encore lui qui nous entraîne dans la salle, où des boules Quies sont proposées à l’entrée et où de la bière est servie sur scène, tandis que le public est invité à rester debout, à faire du bruit sans relâche, et qu’une musique assourdissante retentit.
Le jeune public se laisse à nouveau prendre au jeu et ne quitte pas la scène après avoir eu un verre, même quand la poursuite braque les regards de ceux qui sont restés à leurs places sur un comédien pâle, un pistolet à la main, qui menace de se tuer au-dessous de représentations du Christ qui défilent discrètement sur le rideau. L’insolence de Macaigne est communicative, et les règles de la représentation sont ainsi bouleversées. Même lorsque le spectacle commence enfin, les spectateurs peuvent rester sur scène, venir y embrasser Nastassia Fillipovna qui met au défi quiconque de la prendre en pitié, ou répondre aux injonctions des comédiens sans cesse tournés vers la salle. Une liberté nouvelle est mise en place dans la relation théâtrale, qui pourrait fragiliser le spectacle s’il n’avait pas une telle souplesse, s’il n’était pas capable d’accueillir ainsi l’impromptu. Progressivement néanmoins, la narration reprend le dessus sur le rapport mis en place avec le public, et la scène se referme petit à petit sur elle-même, à mesure que les heures passent, sans pour autant trahir ce rapport.
De l’œuvre de Dostoïevski, Macaigne retient la charpente, les principaux personnages, et des pages entières extraites de la traduction d’André Marcowicz, tandis qu’une bonne partie de l’œuvre, conséquente comme souvent chez cet auteur, est réduite à l’état de citation, d’évocation, extrêmement dense et concentrée, plus ou moins lisible pour qui ne connaît pas l’œuvre. Le spectacle est ainsi structuré en deux temps : la soirée d’anniversaire de Nastassia Filippovna, décisive, qui doit aboutir à une promesse de mariage aux répercussions multiples, et les suites de cette soirée, qui cette fois ne sont pas prises en un temps et en un lieu uniques. L’ellipse entre les deux époques mises bout à bout est comblée à l’entracte par un résumé distribué aux spectateurs, qui ramène à la source du spectacle et met l’accent sur l’importance du texte et de la narration, et qui permet également reclarifier la première partie pour les novices.
L’œuvre de Dostoïevski donne à voir une série d’impasses amoureuses – de là le très beau sous-titre ajouté par Macaigne pour cette reprise, « Parce que nous aurions dû nous aimer » – autour de deux femmes, à la beauté comparable quoiqu’extraordinaire : Nastassia Filippovna, jeune fille recueillie et abusée par Totski, qui ensorcelle tous les hommes qui la voient alors même qu’elle se dit irrémédiablement souillée et débauchée, et Aglaïa, plus pure, mais tout aussi capricieuse. Autour d’elles deux, tantôt ennemies tantôt alliées, se trouvent le prince Mychkine, l’idiot du titre, homme profondément bon, épileptique qui confond l’amour et la pitié, figure christique naïve et violentée, progressivement détruit par ceux qui l’entourent et qui partagent pour lui tendresse et moquerie cruelle ; Gania, fonctionnaire médiocre qui met en balance l’amour et l’argent ; et Rogojine, tout feu tout flammes, prêt à tout pour convaincre Nastassia de l’épouser. Toute forme d’amour est compromise entre tous ces êtres, que ce soit par l’argent ou par la perversion des relations sociales dans un monde qui change, qui s’écroule, et chaque être se heurte à un problème insoluble, compliqué par les précautions et le mépris de chacun à l’égard des autres. Hors de cette sphère amoureuse, se trouvent encore sur scène Totski le tuteur, Lebedev le cancrelat exégète de l’Apocalypse aux sentiments avilis par l’argent, et Hippolyte, le jeune phtisique qui tente à de multiples reprises de se tuer sans y parvenir et qui tient de grands discours en faveur de la vie alors qu’il est lui-même profondément destructeur. Macaigne redonne notamment une place centrale à ce dernier, auquel Dostoïevski accordait lui-même une importance particulière.
Chacun de ces personnages, soigneusement conçus dans un système resserré par l’auteur, se retrouve dans ce spectacle sous une forme exacerbée qui ne le trahit pas. Si Macaigne n’est pas dans une logique de représentation de l’œuvre, d’adaptation sous forme de réécriture théâtrale, privilégiant plutôt l’expérience de lecture, de mémoire du texte et d’improvisation à partir de lui, chaque comédien incarne tout de même à proprement dit son personnage, jusque dans les décrochages qui ramènent à la situation présente, au rapport mis en place avec la salle. De là les tentatives désespérées de Totski pour animer le public, en vue de l’anniversaire de Nastassia, ou les prises à parti du prince entre les rangées, incapable d’expliquer la pensée profonde qui lui brûle les lèvres et que l’on pressent, ni même de se déplacer sans trébucher à chaque instant. Tous s’emparent de ces êtres pour donner corps à leur drame, et l’aspect extrême du spectacle, bruyant, hurlant, destructeur, excessif, donne paradoxalement beaucoup de justesse à leur jeu.
Macaigne met en valeur le besoin de tous ces personnages de parler, reprenant les grandes tirades de Dostoïevski, mais en accentuant ce besoin par l’usage d’un mégaphone, d’un micro, ou d’une voix poussée jusqu’au cri. La puissance du volume sonore dans tous les cas montre autant la détresse de ceux qui s’expriment que la surdité de ceux à qui s’adressent Aglaïa – saisissante grâce à Pauline Lorillard –, Hippolyte, ou le prince, et Gania ne peut ainsi entendre le rejet d’Aglaïa alors même qu’elle est à un mètre de lui et qu’elle crie dans le mégaphone, parce que cela impliquerait d’épouser Nastassia, ce qu’il n’envisage que pour l’argent que lui promet Totski. Macaigne dit ainsi que le cri est selon lui une forme de survie pour les personnages, qui n’empêche pas les nuances et les subtilités. Outre les oreilles, violence est aussi faite aux corps sur scène, enduits d’eau, d’huile d’olive, de mousse, de peinture, de paillettes, de sang et de terre, notamment au cours d’une scène de lynchage du prince revêtu d’un habit à facettes lumineux, d’une violence extraordinaire. L’énergie des passions dostoïevskienne devient véritablement physique, et aucun ne reste indemne – même Aglaïa, longtemps épargnée, qui finit par être entachée par cette histoire, au sens propre.
Tout y passe sur scène, et le plateau est recouvert de toutes ces matières qui font glisser les huit comédiens sur le parquet déjà lustré. L’espace se creuse progressivement, du proscenium limité par un rideau à un fond de plateau physiquement lointain à la fin, dévoilé après une verrière et un mur. Cette progression spatiale donne le sentiment de s’enfoncer dans le drame jusqu’à la mort ou l’anéantissement moral. Les spectateurs qui ont eu la trempe de rester une heure sur scène et qui ont partagé avec les comédiens un bain de mousse sont ensuite priés de regagner leur place, les adresses au public se font plus rares, et les éléments en décalage complet – le ballon Mickey, les distributeurs de boisson, la télé qui retransmet le débat Hollande/Sarkozy des élections présidentielles… – sont moins mis en valeur, alors que les coups de feu retentissent de plus en plus dramatiquement jusqu’au dénouement nécessairement insoluble. L’intrigue semble ainsi prendre progressivement le dessus, et si les comédiens crient toujours aussi fort, ce mode de parole semble intégré, aussi bien sur scène que dans la salle. D’autres conditions d’écoute se mettent progressivement en place, et le cri apparaît moins comme une provocation gratuite que le résultat d’une lecture du texte, d’une mise en œuvre de la furie qui se dégage des pages de l’œuvre, de sa rage, de sa violence extraordinaire. C’est comme si, une fois certaines choses mises en place, il n’était plus besoin que de laisser les personnages parler d’eux-mêmes et faire effet, comme si ce qu’ils disent ne nécessitait plus de médiation, de sollicitation directe. Ainsi quand Nastassia et Aglaïa s’affrontent à la fin du spectacle, les limites sont pour de bon brouillées lorsque les régisseurs qui commencent à déblayer la scène interviennent pour les séparer et apaiser le conflit.
Le spectacle va jusqu’à prendre en compte l’inefficacité du cri dans une conclusion silencieuse, livrée grâce à un petit panneau de gare au-dessus de la scène dont les lettres défilent chaque fois avant de révéler progressivement le sort de chaque personnage. Ce final qui ramène une activité de lecture silencieuse après l’écoute à haut volume rappelle une nouvelle fois le point de départ de ce spectacle, clairement revendiqué.
Vincent Macaigne réussit ainsi à aller bien au-delà du geste insolent et provocateur qu’on lui assigne parfois, en atteignant profondeur et puissance. Il rend hommage à l’œuvre et au théâtre, à sa capacité de faire voir et entendre autrement, à réveiller, à secouer, à faire exister, à reconnaître les passions les plus fortes, enfin à donner place sur scène à un élan vital qui ramène au carnaval. Il parvient à construire quelque chose au cœur même de la destruction, du saccage, et à faire naître la poésie du carnage le plus poussé. Le spectacle est une gifle, pour laquelle on remercie les artistes autant que les régisseurs qui ramassent chaque soir les débris de cette production à grands moyens.
F.
Pour en savoir plus sur « Idiot ! », rendez-vous sur le site des Amandiers de Nanterre.
Malgré mon admiration pour l’œuvre que j’ai relue cet été et ton excellente analyse de la pièce, je ne pense pas que le spectacle soit pour moi. J’ai dépassé la limite d’âge …