« Le Ciel de Nantes » de Christophe Honoré à la Villette – se consoler d’un rêve de cinéma par le théâtre

Après sa famille rêvée dans Les Idoles en 2018, spectacle dans lequel il faisait revivre les personnalités touchées par le Sida qui ont marqué sa jeunesse, Christophe Honoré s’attaquait en 2021 à sa vraie famille avec Le Ciel de Nantes, repris pour quelques dates ce printemps dans la Grande Halle de la Villette. Une famille d’autant plus dysfonctionnelle qu’elle est démesurément grande, composée des dix enfants de sa grand-mère maternelle. Il y a là de quoi puiser des histoires, des drames, des anecdotes, et aussi de quoi dresser le portrait d’une génération qui mûrit dans les années 70-90, à Nantes. Au départ, l’artiste pensait tirer un film de ce matériau inépuisable. Le projet prend finalement la forme d’un spectacle sur un film qui n’a pas été réalisé, commenté par les fantômes qui auraient dû être incarnés à l’écran. Cette déviation du projet d’origine donne naissance à une fresque théâtrale maîtrisée, émouvante grâce à la belle bande d’acteurs et d’actrices réunie au plateau, et qui nourrit la réflexion sur les rapports qu’entretiennent non pas le théâtre et la littérature, comme souvent chez Honoré, mais le théâtre et le cinéma, ainsi que sur l’usage et l’interprétation de chansons pop sur scène.

Le rideau s’ouvre et découvre un plateau qui représente une salle de cinéma, composée de rangées irrégulières de fauteuils, de portes battantes à hublot, de colonnes et de couloirs sur les côtés, et d’une lucarne qui ouvre sur la salle de projection au fond. Cet espace évoque la mise en scène d’Émilie Capliez d’un texte de Pauline Peyrade, Des Femmes qui nagent, qui se servait d’un cadre similaire pour convoquer quantité de films sans projeter une seule image, uniquement grâce à la parole et la présence immédiate des corps, et questionner à travers un corpus choisi la représentation des femmes à l’écran. Ici, donc, encore plus frontalement, une salle face à une autre salle, d’une autre nature, qui transforme le public en potentiel écran, potentiel objet ou figurant d’un film. Silence dans la salle – dans les salles : la lumière de la lucarne s’allume et l’on aperçoit une silhouette qui lance la projection, dont ne reste qu’un rond de lumière blanche à l’intensité changeante, qui nous fait face. Les images nous font défaut, mais l’homme sort de la salle de projection et se saisit d’un micro sur pied – accessoire favori de Christophe Honoré depuis de longues années – et se présente. En la personne de Youssouf Abi-Ayad, il est Christophe Honoré – alors que l’artiste avait voulu se dérober à sa propre incarnation dans Les Idoles, se réduisant lui-même à n’être qu’une voix projetée par une enceinte –, et il relate le projet qu’il avait d’un film sur sa famille, dont il décrit les plans qu’il avait envisagés.

De ce film, ne reste plus qu’un scénario ainsi restitué au micro, qui aurait commencé en 1943 avec le bombardement de la ville de Nantes, et qui se serait d’emblée focalisé sur le personnage de sa grand-mère, Mémé Kiki, qui a eu dix enfants, dont « 6 en 7 ans ». Les premiers plans laissent entrevoir un film sur une famille autant que sur la ville qui a servi de décor à son histoire, Nantes – on se croirait dans du Desplechins, présent dans le public, et tout particulièrement dans Un conte de Noël qui se déroule à Roubaix, adapté à la scène par Julie Deliquet. Après le plan du bombardement, vient celui d’un enterrement, celui du premier mari de Mémé Kiki. Christophe braque alors sa caméra faite de mots sur les deux enfants orphelins de cet homme et se trouve interrompu par l’un d’eux, spectateur de ce film sans images, qui proteste : il récuse toute forme de poésie et trouve que l’image qui le montre en train d’observer une coccinelle près du trou dans lequel est enterré son père est fausse et qu’elle pourrait « le faire passer pour un pédé ».

Cette saillit interrompt définitivement la restitution du scénario supposé dessiner la fresque familiale. La salle de cinéma se rallume et les spectateurs qui y étaient disséminés entrent tous dans la danse pour commenter, protester, se disputer. L’oncle Roger qui a coupé la parole à Christophe embraye sur son suicide et demande à son neveu s’il en sera question dans son film, et comment il sera traité, avant de reprocher à sa mère de l’avoir abandonné à trois ans – et nous voilà aussitôt au cœur d’une partie drames de cette famille. Les acteurs et actrices qui incarnent ses membres appartiennent plus ou moins à la même génération, et cela trouble l’identification de leurs rapports, au départ. Ce parti pris s’explique progressivement par le fait qu’ils sont tous morts – à l’exception de la mère de Christophe Honoré, Marie-Do, interprétée par son plus jeune fils, Julien Honoré, qui a plus de dix ans d’écart avec l’artiste (données biographiques toutes intégrées au spectacle). On en vient à comprendre que des morts sont venus hanter le cinéma intérieur de Christophe Honoré, des morts figés à un certain âge : Marlène Saldana – bien loin du personnage qu’elle a créé pour Showgirl ! – est ainsi la grand-mère, Harrison Arévalo son deuxième mari, Puig, Jean-Charles Clichet, l’oncle Jacques, Chiara Mastroianni, la tante Claudie, et Stéphane Roger, l’oncle du premier mariage.

Les dix enfants d’emblée évoqués ne sont pas tous incarnés, mais ceux qui ont été retenus suffisent à offrir un échantillon représentatif de cette famille démesurée, dont les membres sont régulièrement évoqués sous forme de liste. Les absents pourront aussi apparaître le temps d’une réincarnation théâtrale, à la faveur d’une queue de cheval et de la langue italienne, ou à l’écran, quand Christophe montrera les essais qu’il a réalisé pour le film qu’il n’a pas tourné, pour lesquels Honoré a mobilisé Vincent Lacoste, Ludivine Sagnier, Marina Foïs ou Anaïs Demoustier. Avant même ces projections, l’idée d’être réincarné pour un film suscite chez les morts autant de curiosité que d’appréhension, et le projet permet autant de se retrouver que de régler des comptes laissés en suspens. De l’huile est jetée sur le feu quand, à contre-temps, apparaît Puig, le second mari, le « méchant » de la famille, qui battait sa femme et lui faisait des enfants à tour de bras avant de disparaître. Ses altercations avec Mémé Kiki laissent entrevoir des violences conjugales révoltantes et des justifications aujourd’hui irrecevables, notamment quand Puig en appelle au « devoir conjugal ». Mais Christophe Honoré ne se met pas en position trancher, il n’adopte pas le rôle de juge et complexifie progressivement ce personnage – comme tous les autres –, en révélant qu’il a secrètement gardé contact avec tous ses enfants pour se tenir au courant des grands événements de leurs vies, et en donnant à voir une tentative de transmission de ses origines espagnoles à son petit-fils « Cristobal ».

Avec ce spectacle, on retrouve la grande fluidité de l’écriture de Christophe Honoré (avec bonheur, après le fiasco des Doyens, sa dernière création). L’auteur passe d’un personnage à l’autre et offre à chacun plusieurs moments permettant de retracer sa trajectoire, mais la composition d’ensemble est subtile, non systématique, et pas anticipable. Il sait également moduler les émotions, passer des récits de deux suicides, de séjours en hôpital psychiatrique pour le personnage de Chiara Mastroianni, d’une fragilité émouvante, de souvenirs traumatisants de la guerre d’Algérie ou d’une violente confrontation père-fils dans les toilettes, à des moments plus légers, de partage, qui permettent de ne pas se laisser tout à fait engloutir par tous les drames qui ont frappé les membres de cette famille. Comme dans ses films, Honoré mobilise en outre la musique pour démultiplier les registres. Il offre une interprétation mémorable d’« Au ciel », chanson d’Alex Beaupain qui se trouvait dans Les Chansons d’amour, reprise par Julien Honoré en mère de Christophe au micro, dans la lumière ; décante la tension générée par une scène lagarcienne de coming out non explicitement formulé grâce à une danse sur Sheila ; ou tente de nous attendrir avec une interprétation bilingue de « Pauvres diables » de Julio Iglesias.

La caméra intervient à plusieurs reprises pour étendre l’espace scénique, qu’elle survienne de la salle, qu’elle soit manipulée au plateau ou qu’elle entraîne dans les coulisses pour donner à voir des toilettes 80’s. Les images captées sont projetées sur un écran qui descend régulièrement, qui sert également de support à des images enregistrées, comme celles réalisées pour les essais du film. L’écran trouve un nouvel usage lorsqu’il vient tamiser la reconstitution d’une salle à manger dans le hall de la salle de cinéma, au début du spectacle, espace trouble dans lesquels les fantômes vont retrouver tous les détails du passé. Cette modalité particulièrement poétique et riche de sens est cependant peu exploitée, et la salle à manger est ensuite ramenée en fond de scène, et ramenée au présent de la représentation par des odeurs de bouillon. L’espace apparemment limité des gradins reconstitué sur le plateau devient quant à lui espace de jeu : certains fauteuils tournent, Harrison Arévalo danse sur les accoudoirs des strapontins, et les rapports de force se reconfigurent en permanence entre les rangées, que les personnages se rapprochent ou s’éloignent, qu’ils s’enlacent ou se menacent.

Le rythme du spectacle est à peu près tenu, même si on garde conscience de sa durée (2h30) et qu’on se demande quelle fin sera offerte à cette histoire tentaculaire, dont Honoré n’est pas le seul dépositaire ni la conclusion, tout transfuge de classe apparaisse-t-il, lui le parisiano-parisien qui a quitté son milieu populaire grâce à la littérature et au cinéma. C’est peut-être parce qu’il ne braque pas les projecteurs sur cette dimension-là de son histoire, qu’il n’en fait pas une source de pathos, qu’il s’en tient à une échelle humaine et partialement subjective, qu’il évite de tenir un discours sociologique à la Nicolas Mathieu – sans pour autant nier les rapports de classe qu’engage sa démarche –, et encore parce qu’il se montre soucieux de ce que penseront les survivants de cette immense famille, qu’il parvient à rester délicat et à tenir tous ensemble les fils de cette histoire, à faire revivre les siens et leur rendre chair sans caricature, de manière sans doute encore plus sensible grâce au théâtre, par le spectacle de ce film heureusement jamais réalisé, qui aurait sans doute figé les morts à jamais dans une image simplificatrice.

F.

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