« Des femmes qui nagent » de Pauline Peyrade, mis en scène par Émilie Capliez au TGP – traces de films déposées sur la scène

Le TGP accueille pour une dizaine de dates la nouvelle création d’un texte de Pauline Peyrade, résultat d’une commande d’Émilie Capliez qui le met en scène. Des femmes qui nagent manifeste un déplacement profond dans l’écriture de l’autrice. Jusqu’ici, ses textes pour le théâtre prenaient la forme de fictions soigneusement mises en page, pour rendre compte de notre perception éclatée du réel. Des textes qui mettent la scène au défi de restituer les multiples plans et strates de l’écriture. Avec cette œuvre, pour la première fois, Pauline Peyrade écrit explicitement à partir de. En l’occurrence, à partir d’une vaste culture cinématographique, conjuguée au féminin. Son écriture incisive, rythmée, se trouve ainsi arrimée à un vaste matériau qui laboure notre mémoire et fait surgir de multiples images – images sublimées et décuplées par la mise en scène très esthétique d’Émilie Capliez.

La scène donne à voir un grand espace moquetté, architecturé par des colonnes, des rideaux et de larges fauteuils en cuir. Au-dessus de cet espace conçu par Alban Ho Van, une citation nous accueille en salle, avant de disparaître dès que les lumières s’éteignent. Ce détail pourrait paraître anecdotique, mais il place d’emblée à l’endroit où veulent nous mener Peyrade et Capliez, qui toutes deux nous invitent à travailler avec la disparition – essentiellement celle des images des nombreux films qui vont être évoqués, mais pas uniquement. Une femme entre et décrit une scène, puis une autre. Des scènes dans lesquelles chaque fois des femmes nagent – le titre prend immédiatement son sens –, en maillots de bain blanc ou noir, en présence ou non d’un homme, ou d’un insecte chassé de la main. Les indications « Intérieur nuit », « Extérieur jour » qui ponctuent les différentes scènes, caractéristiques des scénarios de film, nous mettent sur la piste de l’origine de ces visions que les mots font surgir, tout comme l’enchaînement des actions et la description de sensations qui s’accumulent – verbes, couleurs, gestes, ambiances, parfois mouvements de la caméra, pudique, bienveillante ou obscène.

Les quatre actrices – Odja Llorca, Catherine Morlot, Alma Palacios, Léa Séry – ne rejouent pas les scènes. Elles les disent, en les ponctuant de « tu », instaurant une distance par cette adresse imaginaire envoyée à la salle ou à l’une d’entre elles. Charge dès lors au texte de faire surgir les images de films congédiés. Ces textes s’apparentent néanmoins à des rêveries, dans lesquelles les noms disparaissent, ceux des personnages comme ceux des actrices. Ne restent plus que des indications du type : la brune, la rousse ou l’homme, qui empêchent que se mette en place un jeu de reconnaissance érudite des références ici brassées. Le spectacle pose ainsi d’emblée une question : qu’est-ce qui se dépose en nous d’un film, au-delà des noms, des titres, des images ? Plus encore que le fil féministe tissé dans ce spectacle, c’est cette question – posée il y a peu par Deflorian et Tagliarni, à nouveau au théâtre – qui intéresse aussitôt.

Ce qui se dépose, ce sont des souvenirs de plans marquants, ou des bribes de scénario. Après cette entrée en matière, un vaste état des lieux résume en une phrase quantité de films, avec pour perspective le personnage féminin. C’est l’histoire d’une femme qui, c’est l’histoire d’une autre femme, c’est l’histoire de deux femmes… Une longue litanie tantôt lyrique tantôt frappée de retombées dérisoires donne à voir des femmes objets ou des femmes prétextes – des femmes trop rarement sujet. En même temps que cette réification que les deux artistes entendent rectifier, cette liste dévoile l’ampleur qui sous-tend le spectacle, la riche vidéothèque dans laquelle Pauline Peyrade a puisé. Ces histoires inspirent des scènes, la plupart du temps rejouées de manière caricaturale ou décalée par rapport au registre d’origine, quel qu’il soit (drame, scène érotique, scène domestique, film d’action). L’abondance qui entoure le texte est encore perceptible dans les tirades prononcées à toute vitesse dans lesquelles on ne sait plus qui fait quoi, ce qui se passe exactement, et que nous reste le spectacle d’un léger différé entre les gestes décrits et ceux effectués sur scène, avec des moyens de fortune. Outre les œuvres cinématographiques, l’autrice puise dans des interviews d’actrices ou de réalisatrices indiquées par des citations en voix off ou rejouées, dissociées de celles qui en sont à l’origine à l’exception de celles qui sont projetées au-dessus de la scène, ou encore dans les polémiques du milieu – Adèle Haenel se lève et se casse.

En regard, en dialogue, entre ces scènes, Émilie Capliez crée des images fulgurantes, saisissantes : un corps de femme enceinte qui s’effondre, un dos d’actrice qui s’interroge sur le vieillissement de son corps alors qu’on la photographie, des images hachurées de premier cinéma rejouées en saccade, des corps pailletés qui dansent – rare moment, après la projection d’une route de nuit qui creuse la perspective de la scène, où la vidéo intervient, grâce à une caméra qui crée des textures plutôt que des plans. Ces images que crée le théâtre ont la force d’apparitions, ménagées par un espace en constante métamorphose et un travail des lumières extrêmement sophistiqué de Kelig Le Bars, dont l’art, décidément, se distingue à chaque coup. Ce travail scénique parvient à renouveler en continu le regard sur cet espace changeant, fait de rideaux ouverts et refermés, de différents niveaux distingués par des marches, de colonnes qui renferment des accessoires, puis, plus tard, structuré par des portes battantes ou un lit, sur lequel reboutonner soigneusement son chemisier. Les possibilités d’entrées et sorties sont multiples et permettent aux actrices de participer à ce mouvement de métamorphose continue par leurs changements de costumes, grâce auxquels faire parfois surgir la silhouette d’hommes, absents mais omniprésents par leur regard sur les femmes, et de moduler avec eux les ambiances, de faire passer de l’univers aux couleurs sombres et fluorescentes de Lynch à un intérieur feutré qui évoque Buñuel.

La dramaturgie, fragmentaire, ne laisse pas d’autre choix au public que de se laisser ballotter. Impossible de voir venir la scène suivante, il faut donc se laisser guider par le fil de la question des femmes au cinéma – leurs rôles, leurs corps et leur grain de peau, leurs combats, leur égo aussi parfois – et chercher dans les traces de films ici déposées nos souvenirs, ou l’inverse. On reconnaît, ou on croit reconnaître, Belle de jour, ou Alien. On revoit mentalement des plans avec Ludivine Sagnier et Marylin Monroe qui nagent, ou Kirsten Dunst emperruquée. On croit aussi entendre Delphine Seyrig. Une seule fois, les noms de toutes les femmes qui hantent ce spectacle apparaîtront, en masse, projetés, accolés par ordre alphabétique, dessinant une grande toile, le panthéon d’un matrimoine cinématographique où se côtoient les générations, comme sur scène. Ce générique qui ne défile pas ne donne pas de clés, il ne confirme pas telle ou telle réminiscence. Après avoir lutté pour se souvenir, après avoir tout mélangé, avoir cru retrouver mais en fait non, on accepte alors de lâcher prise, de laisser venir ce qui vient et de s’en remettre pour le reste aux mots, qui se suffisent à eux-mêmes, quand les images et la mémoire font défaut. Peyrade ne cherche pas ici à jouer avec le connu, le mythique, ou à rendre hommage aux oubliées, à les réhabiliter. Sa démarche est bien plus subjective et intime, et c’est à un tel endroit qu’elle nous sollicite.

Cette écriture riche de tout son entour met à l’épreuve les quatre actrices, tout à la fois chargées de reenacter des images iconiques, et d’en faire surgir d’autres que nous n’avons plus en tête. En outre, ces images inspirent l’écriture, mais elles sont tout à la fois congédiées par une langue capable de tout prendre en charge – visions, émotions, rythme. Les enchaînements fluides ménagés par la mise en scène entre deux séquences mettent le jeu au défi d’une virtuosité effective, mais qui n’est pas des plus intéressantes à observer, et qui rend paradoxalement mal justice aux capacités des actrices. Leurs présences et leurs performances se révèlent ainsi plus saisissantes que les tirades qu’elles assument avec énergie, envoyées à la salle.

Comme pour compenser son caractère fragmentaire qui bringuebale la salle et les actrices, l’œuvre s’achève avec une scène qui ramène à la fiction. Le cinéma se trouve dès lors exploré depuis la perspective d’une employée en charge du ménage et de la vente des billets et des popcorns – réminiscences de Cinema Paradiso. Par le biais d’une voix off et du corps silencieux de Catherine Morlot, sont décrites les fonctions qui reviennent à cette observatrice, les habituées du cinéma (toutes des femmes), son appréhension des films, de biais, et la fois où elle croit reconnaître une actrice qui lui fait oublier ses clientes. Ce tableau produit l’impression d’un apaisement après la vaste odyssée proposée, sur scène et dans notre mémoire. Plus encore, il remet une dernière fois en jeu les relations entre théâtre et cinéma que sonde ce spectacle. Son esthétique, son rythme, la participation d’amatrices qui peuplent ce cinéma et en font claquer les portes battantes lui confèrent un caractère cinématographique qui laissera sans doute le souvenir d’une scène de film plutôt que de théâtre, scène qui viendra se mêler aux autres souvenirs de films ici charriés.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Des femmes qui nagent », rendez-vous sur le site du TGP.

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