« Les Idoles » de Christophe Honoré à l’Odéon – hommage aux morts et au théâtre

Christophe Honoré suit Stéphane Braunschsweig du Théâtre de la Colline à celui de l’Odéon, pour présenter après Nouveau Roman et Fin de l’histoire sa dernière création, Les Idoles. Dans ce spectacle, le metteur en scène assume une perspective plus intime, et propose une rêverie autour de tous les morts du sida qui ont peuplé sa jeunesse. Faisant du plateau la surface de projection de sa mémoire et de ses fantasmes, il invite ses idoles – ces morts qui ont continué de vivre avec lui, qui constituent des repères en même temps que des compagnons de vie – et dresse à travers eux le portrait d’une époque. Le spectacle s’annonce grave, mélancolique et un peu narcissique, mais il est loin de n’être que cela : il est aussi plein de poésie, d’humour, de finesse et de joie.

La seule âme qui ne trouvera pas de corps sur cette scène sera paradoxalement celle d’un vivant, celle de Christophe Honoré, qui refuse d’incarner son propre personnage et refuse également de s’offrir un autre corps par l’entremise d’un comédien. Alors que les fantômes de sa jeunesse se réincarnent, le metteur en scène, lui, n’est plus qu’une voix qui présente l’origine du projet grâce à une enceinte placée sur des roulettes. On découvre ainsi le point de départ autobiographique de cette œuvre, avec la description d’un spectacle présenté à Beaubourg, du temps où il était étudiant, spectacle dont il comprend qu’il est un hommage à Dominique Bagouet qui vient de mourir du sida.

Ce chorégraphe vient s’ajouter à la collection de plus en plus grande d’Honoré, composée d’homosexuels morts dans ces années, qui constituent peu à peu sa famille idéale. Tous sont des artistes ou des intellectuels. Il y a Lagarce et Koltès pour le théâtre, Cyril Collard et Jacques Demy pour le cinéma, Serge Danay pour la presse, Hervé Guibert pour la littérature. Tous se réincarnent sur scène, mais les identités des acteurs sont fluctuantes et surgissent également d’outre-tombe l’acteur Robert Hudson, Liz Taylor ou Michel Foucault. Les personnages adoptent une posture un peu étrange au départ, se présentant comme des morts venus s’adresser aux spectateurs de l’Odéon, en janvier 2019. On finit par s’habituer à cette situation artificielle, et le dialogue s’installe progressivement dans cet espace trouble, ce lieu de passage non-identifié entre un abribus et un couloir de métro placardé d’une affiche publicitaire, selon les codes des années 80-90 – espace qui prendra mille nuances grâce aux magnifiques lumières de Dominique Bruguières.

Honoré fait donc revenir ses idoles d’entre les morts pour les réunir, les faire parler, les amener à se rencontrer et à se confronter. L’un après l’autre ou à plusieurs, ils prennent le micro – ou s’en passent et se font encore mieux entendre –, pour raconter, débattre, questionner, imaginer. Le metteur en scène conçoit quinze séquences pour rythmer cette cérémonie et faire varier les tonalités. Plusieurs questions sont ainsi soulevées : parmi les six, qui l’a dit – qu’il était homosexuel, qu’il était atteint du sida ; comment ils l’ont annoncé, à leur proche ou au public ; pourquoi certains l’ont caché et d’autres assumé – pour le plaisir de provoquer, pour clore le sujet une bonne fois pour toutes, ou pour trouver un posture sociale et littéraire ; quelle place ils ont accordé à la maladie dans leur œuvre, faisant d’elle un exutoire ou un refuge ; ou encore quel fut leur engagement pour la cause du sida, dans leurs œuvres ou dans la vie.

Outre ces points de débat, la scène devient aussi celle du souvenir et de la douleur. Les personnages livrent des récits de derniers jours de vie, les leurs ou ceux de leurs proches qu’ils accompagnent jusqu’à la mort. Sont alors évoqués les aspects les plus sombres de la maladie – la diarrhée, la fatigue, les corps décharnés. Ce sont surtout les mots qui les prennent en charge, mais les images de 120 battements par minutes, le film de Robin Campillo palmé à Cannes l’an dernier s’interposent, l’incroyable performance de Nahuel Pérez Biscayart ayant pour de bon gravé dans l’imaginaire ce qu’est un corps malade du sida.

Néanmoins, le théâtre permet aussi de conjurer le passé, de le modifier, le corriger. Jacques Demy, qui a caché son homosexualité toute sa vie, et dont le secret a encore été gardé par-delà la mort par Agnès Varda jusqu’à récemment, peut ainsi apparaître grâce à Marlène Saldana comme l’incarnation de la féminité la plus assumée, avec ses formes, son manteau de fourrure, ses talons et ses déshabillés plus légers les uns que les autres. Lors d’une scène mémorable, l’actrice libère pour la postérité Demy de son secret, l’exorcise pour toujours avec une danse énergique et sensuelle, comique et érotique, vivante et vitale sur la musique des Demoiselles de Rochefort.

L’opération de résurrection permet également de rejouer des scènes, ou de réaliser des fantasmes. Cyril Collard restitue un épisode de son film, La Nuit des fauves, et assiste enfin à la cérémonie des Césars qui le consacre et qui a eu lieu trois jours après sa mort. Honoré console aussi Koltès, lui que la maladie n’a pas marqué et dont les photos le montrent éternellement jeune. Le metteur en scène dresse le plus beau des mausolées au jeune brun à la veste en jean en lui rendant un corps sexuel et mouvant à travers la danse de John Travolta sur Stayin’ alive.

Peu à peu, les morts deviennent pour le public aussi des familiers, des proches, avant tout parce que les acteurs se les sont appropriés de manière sensible grâce à un travail d’improvisation qui part de l’intime, comme le raconte Christophe Honoré dans un entretien reproduit dans la feuille de salle. Tous ces artistes descendent de leur piédestal en empruntant un corps chargé d’humeurs. Koltès est le rabat-joie, Lagarce le volubile, Collard le chien fou un peu mégalo qui ne veut plus quitter ce lieu de résurrection… Leurs œuvres qui ont assuré leur vie au-delà de la mort – qu’elles soient fictionnelles ou autobiographiques – sont abordées sans prétentions érudites et réinvesties de manière non pédante. Ainsi quand Honoré reprend les grands traits de la dramaturgie de Koltès pour dresser le portrait de son amant idéal, il produit un effet de connivence qui n’est pas excluant pour ceux qui la maîtriseraient mal.

Ce parti-pris qui privilégie la personne sur l’œuvre se manifeste encore dans le programme du spectacle, dans lequel Honoré a la délicatesse de présenter tous ceux qu’il invoque sur le même plan, sans postuler aucune connaissance. Le faisceau de références ainsi invoqué sur scène n’éblouit pas jusqu’à l’aveuglement. Il donne plutôt conscience de la façon dont elles ont traversé les décennies, et se sont parfois modifiées – comme les films de Demy, dont le contenu subversif a été gommé au point qu’ils sont devenus des classiques bourgeois, alors que ceux de Collard ont été oubliés…

Sur cette scène sur laquelle tout est permis, où tout devient possible, le souvenir devient ainsi une fête à laquelle le public se joint par l’émotion – dans tous les registres possibles. Grâce à ce tour de force, Honoré et ses comédiens en viennent à rendre hommage à ces idoles mais plus encore au théâtre, capable de suivre les moindres contours de la fantaisie et de sublimer le deuil.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Les Idoles », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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