« Guermantes » de Christophe Honoré – se consoler du présent en rêvant la vie d’artiste

En avril 2020, Christophe Honoré devait présenter sa dernière création avec la troupe de la Comédie-Française : Le Côté de Guermantes, d’après Marcel Proust. Reportée, la pièce est finalement créée en septembre, et elle reste à l’affiche pendant plusieurs semaines, ne cessant de s’adapter aux nouvelles mesures sanitaires : la distanciation, les jauges réduites, le couvre-feu, etc. Les multiples rebondissements qui ont marqué la création de ce spectacle ont inspiré un film au metteur en scène, qui est aussi réalisateur. De l’abattement que provoquent les reports et annulations successives, émerge une idée, un projet, qui permet de parler de la situation présente et d’échapper à sa pesanteur : un film sur la troupe de la Comédie-Française pendant les répétitions d’un spectacle d’après Proust, quand les acteurs et le metteur en scène apprennent que la première n’aura pas lieu. Alors qu’une impression d’anachronisme se dégageait du spectacle en réalité créé, le film ramène à notre époque et nous console avec des fantasmes.

Mars 2020, Emmanuel Macron déclarait au moment d’annoncer la mise en place du premier confinement : « Nous sommes en guerre ». C’est peut-être cette déclaration martiale qui a inspiré à Christophe Honoré le générique d’ouverture de Guermantes : des avions de chasses raient un ciel bleu avec un bruit anxiogène, pendant qu’apparaissent comme autant de boulets de canon les noms (sans les prénoms) des personnes qui ont contribué au film, toutes mises sur le même plan – producteurs, réalisateur, acteurs. Cette entrée en matière suggère qu’un pas de côté a été fait par rapport au spectacle qui a inspiré le film, Le Côté de Guermantes. Il n’en est pourtant rien : le premier plan du film ramène au plateau du Théâtre Marigny scénographié par Christophe Honoré, dont le décor mêlait les époques et invitait à la déambulation, en suggérant des alentours aussi troubles qu’attirants. Comme dans le spectacle, Stéphane Varupenne, qui interprète le rôle de Marcel, chante My Lady d’Arbanville en s’accompagnant à la guitare. Bientôt, un montage parallèle démultiplie les points de vue – et souligne de cette façon un des pouvoirs qu’a le cinéma par rapport au théâtre. Pendant que certains répètent au plateau, d’autres paraissent attendre en coulisses. Leur attente se révèle en réalité un abattement : ils viennent d’apprendre que le comité de la Comédie-Française a décidé que la première n’aurait pas lieu, que le spectacle auquel ils travaillent ne serait pas joué. Les acteurs au plateau s’entêtent un moment, mais les discussions vives en coulisses finissent par prendre le dessus. Tous se réunissent devant le metteur en scène, situé devant le plateau, à hauteur de leurs pieds, et lui annoncent la nouvelle.

Christophe Honoré – qui affirme un peu plus tard dans le film se trouver très mauvais acteur – joue son propre rôle de metteur en scène. Un peu borné, il demande aux acteurs de continuer les répétitions, alors que le spectacle n’a aucune chance d’être recréé, même plus tard. Les acteurs, eux sont divisés. Le dialogue tombe un peu à côté, les arguments des uns et des autres ne tiennent pas vraiment, les réactions et les affects exprimés paraissent un peu faux. Une phrase du metteur en scène retentit néanmoins dans cet échange : selon lui, il n’est pas question pour les artistes de s’adapter. Ils ont beau adapter une œuvre de Proust au théâtre, il ne veut pas qu’ils s’adaptent, ou plutôt se soumettent aux contraintes sanitaires qu’on leur impose, de plus en plus nombreuses et de plus en plus difficiles à accepter. Sans que le cours de la discussion soit parfaitement clair, le metteur en scène et les acteurs décident finalement de continuer à répéter le spectacle, pour la beauté du geste. 

Les voilà qui répètent donc certaines scènes du spectacle. Le film permet alors de découvrir comment Honoré travaille au plateau, et notamment le sens qu’il donne aux micros sur perches qu’il utilise régulièrement. Au-delà de l’effet acoustique recherché, le metteur en scène sollicite le perchiste comme un complice capable de reproduire avec les acteurs les mouvements subtils qui se tissent entre les personnages, soigneusement décrits dans le roman. Le film s’appesantit également sur la scène de l’agonie de la grand-mère, qui déjà dans le spectacle paraissait longue, au point de lui donner une dimension presque burlesque. La perspective est cependant différente cette fois, et donne une autre portée à cette scène. Claude Mathieu, qui interprète la grand-mère de Marcel, interrompt brutalement la scène d’agonie. Après avoir déclaré se sentir oppressée, elle sort dans les jardins des Champs-Élysées sur lesquels ouvre le plateau et trouve refuge dans les toilettes publiques. La séquence révèle les multiples questions qu’a pu soulever cette scène dans le contexte pesant généré par le covid : jouer une lente agonie alors que les urgences étaient surchargées, feindre les râles quand l’oxygène manque pour de vrai, et plus largement, prétendre respecter les règles de distanciation alors que le théâtre invite à l’étreinte, continuer à faire du théâtre alors que les morts s’entassent,…

Progressivement, aux répétitions se substituent des scènes qui révèlent les coulisses du spectacle, et notamment les discussions de bord de plateau. La crainte point de voir le film se perdre dans les facilités et les lieux communs – il est toujours si difficile de restituer des discussions sur le coup passionnantes. Mais plutôt que d’offrir le simple reflet de la création, ou de dessiner une boucle qui ramènerait à la décision commune de tourner un film sur le spectacle à défaut de présenter le spectacle, Christophe Honoré prend une autre voie. Il prend un peu ses distances avec le spectacle répété et choisit d’accorder la première place à la vie des acteurs et de suivre la trace des fantasmes qu’ils lui inspirent.

Ces acteurs ne sont pas n’importe lesquels : ils forment une troupe, celle de la Comédie-Française. Une troupe dont les membres tous attachants s’écharpent, s’embrassent, se soûlent, jouent même quand ils ne sont pas en répétitions, s’aiment, fument (beaucoup), se crèment… Le réalisateur les révèle dans l’intimité – littéralement : leurs corps nus, leurs orientations sexuelles, leurs désirs. Le réalisme excessif de départ se dissipe, au point qu’on en vient même à perdre en vraisemblance : après un joyeux dîner dans les jardins, les acteurs se retrouvent à investir tous les recoins du théâtre – les loges (fortuitement fermées) mises à part – pour dormir, comme si l’art était leur unique raison de vivre, qu’ils n’avaient pas d’autre vie que dans l’art, et que le théâtre exigeait d’eux une présence continue. Leurs nuits sont celles d’artistes qui continuent de répéter, de jouer, de s’aimer, de se consoler et se réconforter, quand ils ne se débattent pas avec leurs fantômes. Au réveil, Dominique Blanc se retrouve en sous-vêtements drapée d’un linge blanc à jouer au ping-pong sur le plateau ! Le lendemain, les acteurs remettent ça et se retrouvent cette fois à dix dans une chambre du Ritz pour goûter la sole que commandait chaque fois Proust. Rien de bien réaliste dans ces situations, mais Christophe Honoré a pris la liberté de rêver la vie de la troupe, et cela fait un bien fou.

Plutôt que les personnages qu’il a créés avec les acteurs à partir de l’œuvre de Proust, le réalisateur a choisi de s’intéresser aux acteurs en tant qu’individus – traversés par des rôles, ceux du spectacle, mais aussi d’autres, de Cyrano de Bergerac par exemple. Honoré offre ainsi le plaisir d’apprécier sur grand écran la finesse inégalable de ces acteurs et de créer une impression d’intimité avec eux, en suivant les micro-drames qui émaillent ces répétitions sans but, les unions, les séparations, les multiples mouvements qui les relient les uns aux autres. Il rêve la vie d’artiste, dans les coulisses, dans les jardins, sur le plateau, en costumes jusque dans les rues, vivant grâce à des accessoires de décor jusqu’à l’extérieur – coquetterie qui confère beaucoup de charme à la photographie du film. Esquivant de justesse le narcissisme dont il est capable, qui plus est décuplé par le sujet qu’il a choisi, Christophe Honoré offre finalement une fiction consolatrice et démontre l’importance de poursuivre les rêves éveillés qui nous réconfortent et de s’y complaire pour un temps pour échapper à la pesanteur du présent.

F.

 

Pour en savoir plus sur Guermantes, rendez-vous ici.

 

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