« Le Pays lointain » de Jean-Luc Lagarce, mis en scène par Clément Hervieu-Léger – au coeur des contradictions de l’oeuvre ultime

Le Pays lointain, spectacle de Clément Hervieu-Léger créé en septembre 2017, est présenté ce mois-ci à l’Odéon. Dans la même salle, il y a quelques mois à peine, Christophe Honoré faisait revivre sa famille artistique idéale dans Les Idoles, dont les membres n’étaient pas unis par le sang mais par le même virus du sida. Pour cette œuvre, Honoré assumait pleinement une situation de discours improbable : les morts venaient en tant que morts parler au public bien vivant, et les acteurs passaient d’une identité à l’autre selon la simple envie du metteur en scène. Cette cérémonie funéraire avait lieu dans un espace indéfini, qui évoquait un couloir de métro. Une continuité s’impose d’emblée avec le décor de Pays lointain : c’est cette fois un parking qui occupe la scène, occupé par une voiture désossée et une vieille cabine téléphonique. Là où Lagarce était un des personnages d’Honoré, il est maintenant invoqué en tant qu’auteur, mais avec une œuvre à forte charge autobiographique déjà entrevue dans Les Idoles. En plus de ce spectacle, un autre souvenir pèse au moment d’aborder celui d’Hervieu-Léger. Il s’agit du film de Xavier Dolan, Juste la fin du monde, qui a reçu il y a deux ans le Grand Prix du Festival de Cannes ainsi que plusieurs César. Le jeune réalisateur s’était approprié le texte de Lagarce grâce à des acteurs mémorables dans ces rôles – Gaspard Ulliel, Nathalie Baye, Vincent Cassel, Léa Seydoux et Marion Cotillard – et avait réussi avec eux à rendre à la langue très écrite de Lagarce sa pulsation bien vivante. Hervieu-Léger, lui, choisit la réécriture et l’amplification de ce texte, intitulée Le Pays lointain. Dans cette dernière pièce, l’auteur reprend la même matière, les mêmes scènes, les mêmes mots que ceux de Juste la fin du monde, mais les étoffes, se libérant de toute contraintes, et imaginant, peu avant sa propre disparition annoncée, une réunion des vivants et des morts qui met au défi le théâtre.

Dans cette « œuvre ultime » comme la désignerait Georges Banu, la biographie et la fiction se rejoignent. Le Pays lointain raconte le retour d’un jeune homme dans sa famille, après des années d’absence. Alors qu’il sait qu’il va bientôt mourir, il va trouver sa mère, sa sœur, son frère, et sa belle-sœur qu’il ne connaît pas. Une série de confrontations s’annoncer pour affronter les vieux démons, régler ses comptes, déterrer les non-dits. La différence de Juste la fin du monde au Pays lointain est qu’à la famille naturelle se greffe la famille choisie, celle composée par les amis, les amants, ceux de toujours et ceux d’un soir. Se joignent encore les morts : l’amant perdu et le père. Ces présences qui accompagnent Louis au moment de son retour ont pour effet de déréaliser la scène, de l’intérioriser, de la transformer en une surface de projection de la conscience et de la mémoire du personnage. A côté de ses dialogues avec sa mère, son frère ou sa belle-sœur, ses démons plus ou moins bienveillants commentent sa démarche et son passé.

Ils rappellent ainsi qu’il s’était juré de ne jamais faire ça, revenir voir sa famille, pour s’expliquer. Puis après l’avoir placé au cœur-même de ses contradictions, l’avoir cerné de toutes parts, ils animent sa vie loin de sa famille, faisant le décompte de ses amants, remuant ses souvenirs, offrant un contre-point heureux qui rappelle qu’il se prépare à la mort et qu’il fait le bilan de sa vie. La subjectivité explosée de Louis, figurée par tous ces êtres qui l’entourent comme des ombres, contamine même les vivants, ceux qu’il est venu voir. Sa famille naturelle se situe elle aussi à la frontière poreuse de sa conscience et de la réalité, chacun annonçant le rôle qu’il va jouer dans cette pièce que se propose de créer Louis, sur cette scène fantasmée du souvenir, dans ce tribunal chargé de prononcer son jugement dernier à l’orée de sa mort. Les voix que l’on entend dans ce texte sont donc à la fois les êtres qui ont été importants pour Louis, auxquels il se confrontent, et les visions de Louis.

Un long prologue révèle les nuances infinies de ce jeu de projection que permet le théâtre, qui renonce à toute règle et s’octroie toutes les libertés, dont celle, insoluble, de faire parler et d’incarner les vivants et les morts dans un même temps et un même lieu. Cette œuvre testamentaire correspond bien à la définition qu’en donne Georges Banu :

Les enchaînements manquent, l’organisation semble faible, les détails délaissés, les trous ne sont pas comblés. Mais ce laisser-aller, s’il témoigne de l’état de l’artiste, révèle aussi cette idée essentielle que lorsque la mort approche, la perfection n’a plus de raison d’être. Et cela, en dehors de toute discursivité, c’est la matière même de l’œuvre qui l’affirme. Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, le texte ultime, envahi par le brouillard, d’un Ibsen prêt à disparaître, se libère des préceptes que le maître d’autrefois avait respectés ou attaqués. Il ne combat plus les normes, il les oublie. Cette indifférence aux codes d’attente forgés par une époque provient d’une ascèse préliminaire, d’une amnésie délibérée, d’un détachement de la vie. […] Les canons d’une esthétique et l’autorité d’une histoire se taisent. Il s’agit presque toujours d’une reconquête du naturel.[1]

Cette imperfection de la dernière œuvre, qui fait toute sa beauté, met au défi le théâtre. Dans Le Pays lointain, l’enjeu de la mise en scène ne réside pas dans l’élucidation dramaturgique du texte, dans le secret de Louis, dans la façon qu’il a de ne pas annoncer sa mort à ses proches, par exemple. La question que pose cette œuvre est plutôt celle du statut qu’il faut donner à ce texte sur scène. A la présence qu’il faut donner à ses voix, alors qu’elles se situent dans les limbes, entre la vie et la mort, entre la conscience de Louis et la réalité qui l’entoure. C’est d’autant plus difficile que la langue de Lagarce est profondément écrite, désignée comme telle car réécrite, raturée, balbutiante. Les personnages luttent avec cette langue comme s’ils cherchaient à écrire leur testament, à coucher sur le papier leurs dernières paroles. Ils se débattent avec elle, se corrigent, reformulent, redisent différemment les mêmes choses, pour tenter de se faire comprendre, pour de bon et une fois pour toute. Importe bien moins ce qu’ils disent, que cette tentative de le dire bien.

Cette œuvre difficile donne la tentation de faire un choix, entre le fantasme et l’ancrage dans le concret. Le choix des morts, comme Honoré, qui prend le parti de l’artifice, et célèbre ainsi les pouvoirs du théâtre. Ou le choix des vivants, comme Dolan, qui fait oublier le théâtre et rejoint le cœur vibrant de l’œuvre, sans pour autant renoncer à l’écrit mais en le ranimant. Hervieu-Léger, lui, ne choisit pas. Il fait le pari de la concomitance. Louis s’adresse à la salle, aux spectateurs de l’Odéon, rendus complices de sa fiction, et aux autres comédiens, comme si le public n’était pas là. Il s’adresse aussi de manière indifférente aux vivants et aux morts, en même temps. Plus encore, il s’adresse aux autres, mais ne cesse de monologuer. Il en fait ses interlocuteurs et ses personnages. Ce qu’Hervieu-Léger nomme « présence-absence », qui visiblement sollicite son désir de mettre en scène cette œuvre, loin de résoudre les difficultés qu’elle contient, les exacerbe.

En témoigne ce décor, sur scène, ni réaliste ni onirique. Cette scénographie qui reconstitue un espace indéfini qui ne dit rien, sinon une époque passée, avec la cabine téléphonique. Cette zone urbaine, chatouillée par des hautes herbes, derrière un mur. Cet endroit extérieur, associé à rien dans le texte, n’est ni une projection abstraite de la conscience de Louis, ni une reconstitution du lieu où il retrouve sa famille. A peine modifié par quelques détails, le décor fixe de ce parking contraint les corps constamment présents, les oblige à s’asseoir partout où ils peuvent – sur les sièges de la voiture, sur son toit, sur le capot, dans le coffre, en haut du mur, sur le moindre rebord… . Un même tableau est ainsi chaque fois différemment composé, reconfiguré, toute la durée du spectacle. Quand les acteurs ne parlent pas, leur écoute, directe ou indirecte, donne à leur présence un caractère fantomal – sans pour autant qu’on atteigne l’abstraction, que la scène puisse être qualifiée de mentale. Là encore, Hervieu-Léger ne choisit pas, il s’installe dans l’inconfort d’un entre-deux pour tout laisser ouvert, renonçant à résoudre le texte.

Cette indécision, elle se manifeste aussi dans le travail de la langue. Ses acteurs – qui forment sa famille à lui, qu’il a réunie pour ce spectacle, notamment composée de Loïc Corbery, de la Comédie-Française lui aussi, Nada Strancar, la grande actrice de Vitez, figure historique du théâtre passé qu’il ressuscite ici, Clémence Boué ou Guillaume Ravoir – s’approprient les inflexions infinies de l’écriture de Lagarce, ses corrections et ses reprises. Ils assument pleinement le caractère écrit de cette parole, sans pour autant renoncer à lui rendre son naturel. Ce parti-pris paralyse le jeu, enferme dans la déclamation – mais une déclamation qui ne s’assume pas comme telle. Il empêche le dialogue, transforme les répliques trop à l’écoute d’elles-mêmes en monologues, et aucune interaction physique ne peut remédier à ce solipsisme. Alors que cette langue qui déclame, déclare, énonce – la sœur doit toujours « énoncer », commente le frère – peut devenir à elle seule théâtre, Hervieu-Léger encourage ses acteurs à l’incarner. L’incarnation ne « prend » que dans les scènes qui concernent la famille naturelle, et notamment celles qui impliquent la belle-sœur, qui, de loin, est la plus ancrée dans le réel.

Une telle tension dans les directives de jeu est pleinement donnée à percevoir par Audrey Bonnet, qui interprète la sœur. Devenue « l’actrice de Rambert » depuis Clôture de l’amour et tous les autres spectacles qui ont suivi, elle met en valeur tout ce que Rambert doit à Lagarce, dans l’écriture d’une langue. La nuance avec Hervieu-Léger est que l’actrice n’incarne pas ici Audrey, elle n’est pas qu’un support de la parole, comme chez Rambert. Elle est ici Suzanne. Mais elle travaille la langue de Lagarce comme Audrey travaille celle de Rambert, et sur scène, on voit Audrey, et non pas Suzanne. Et par ce jeu l’on voit encore moins la projection de Suzanne que crée la conscience de Louis.

Cette entre-deux assumé comme parti-pris, qui affecte toutes les dimensions du spectacle, dérange. Il empêche l’émotion à laquelle les artistes aspirent de prendre place, retient au seuil de l’œuvre et en désigne les contradictions qui auraient pu être fructueuses, réduit à n’être qu’un texte sur scène, qu’on dit et qu’on écoute, sans qu’aucune projection fantasmatique à partir de lui ne réussisse à se déployer.

F.

 

[1]Banu, « L’œuvre ultime », Le Théâtre, sortie de secours, p. 62 et suiv.

 

Pour en savoir plus sur « Le Pays lointain », rendez-vous sur le site de l’Odéon.

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