Après Brecht, Tchekhov, Lagarce et Ingmar Bergman, Julie Deliquet s’approprie pour son dernier spectacle un scénario d’Arnaud Desplechin, Un conte de Noël. Ses choix la rapprochent progressivement de notre époque, de la fin du XIXe à 2008, date de la sortie du film. Mais aussi étendues ses recherches soient-elles, Deliquet en revient toujours à la même chose : de longs plans-séquences au sein de familles réunies autour de grandes tablées pour s’écharper, se déchirer, s’aimer et rire ensemble. Son adaptation de Fanny et Alexandre se distingue néanmoins au sein du corpus qu’elle constitue, car ce scénario lui permettait de tendre à la troupe de la Comédie Française un miroir lui renvoyant un reflet brillant, qui mettait le jeu à l’honneur. Avec Un conte de Noël, Deliquet essaie de retrouver cet effet miroir, grâce à des personnages en lien avec le théâtre, et l’improvisation d’un spectacle un soir de Noël. Mais ce qui reste au centre ici, c’est le thème de la famille, et l’ambition de cette adaptation semble alors de faire, comme Flaubert le voulait en littérature, un spectacle « sur rien ».
Avant les fêtes de fin d’année, les Chiens de Navarre présentaient à la Villette Tout le monde ne peut pas être orphelin, et réunissaient une famille haute en couleur autour de l’arbre de Noël. Ils s’emparaient de cette thématique éculée avec un registre grotesque qui caractérise de plus en plus leurs créations ces derniers temps. Le mélange ne prenait pas cette fois, et les Chiens se retrouvaient encrassés dans un comique vulgaire et bas de gamme qui ne laissait pas même place au plaisir de les voir jouer et improviser. La place centrale qu’ils accordent au jeu, et le choix de prolonger l’exercice de l’improvisation au-delà des répétitions jusque dans les spectacles, est un trait que ce collectif partage avec celui de Julie Deliquet, In Vitro. Le rapprochement s’impose néanmoins de manière plus immédiate quand le public découvre le plateau des Ateliers Berthier. Il retrouve le même dispositif bi-frontal que pour Tout le monde ne peut pas être orphelin, mais surtout le même décor : un sapin de Noël dans un coin, une grande tablée, et des meubles sixties un-peu-dépareillés-mais-pas-trop qui esquissent des espaces plus intimes. Mais heureusement, pas de toilettes géantes ici !… Dans le cours du spectacle, la scénographie ramènera un autre spectacle à la surface du souvenir : celui de Lorraine de Sagazan, L’Absence de père. Le dispositif était cette fois quadrifrontal, mais l’ancrage temporel était le même, invitant à penser que tous ces jeunes artistes semblent par leurs choix faire le procès de la génération de leurs parents, les fameux boomers…
Ici, ce procès peu virulent commence avec la voix en off d’un enfant, que le spectateur est invité à assimiler à la photo en noir et blanc d’un petit garçon, projetée sur un pan de mur. Ce petit garçon présente de sa voix trébuchante une famille, dont on situe mal les membres, mais dont on comprend qu’elle a été placée sous le signe de la maladie et qu’elle s’est agrandie parce que l’enfant qui parle avait besoin d’une greffe, qui n’a jamais pu être faite. L’histoire est brossée à grands traits, mais ce préambule suffit à laisser entrevoir un scénario cousu de fil blanc sur l’hérédité, génétique et familiale. Arrivent ensuite les membres de la famille en question, des années plus tard. La situation s’est néanmoins inversée avec le temps : désormais, c’est la mère, Junon, qui est malade et qui a besoin d’une greffe, et qui cherche un donneur compatible du côté de ses enfants et de ses petits-enfants. Sa maladie offre le prétexte idéal pour réunir toute la famille pour Noël, alors que certains membres ne s’adressent plus la parole. Inutile d’entrer plus avant dans le détail des présentations, rien de bien extraordinaire ne sera révélé dans le cours de la soirée – pas même le sujet de la brouille d’Elizabeth et Henri. Dans le cours du spectacle, le spectateur perçoit assez vite cette absence d’intrigue, et comprend que ce n’est pas « l’histoire » qui captera son attention dans ce spectacle.
Mis à part quelques traits d’esprit et quelques répliques un peu trop soigneusement formulées, le « texte » est également neutralisé, comme c’est la coutume au cinéma. Si Desplechin peut se permettre de faire un « film sur rien », comme Flaubert voulait écrire un « livre sur rien », « qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style », « un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait invisible », c’est peut-être parce qu’il a une confiance profonde en la syntaxe du cinéma, faite de séquences et de plans. Cette syntaxe justement, Deliquet s’efforce de l’atténuer au moment de s’en emparer. Elle dit explicitement que son adaptation doit faire oublier que l’œuvre dont elle s’empare vient du cinéma, pour donner l’illusion qu’elle est faite pour le théâtre. Elle adapte donc le scénario, substitue aux changements de lieux une unité spatiale et aux jeux de gros plans l’orchestration d’entrées et de sorties, supprimant ainsi le « style » de Desplechin. Comme elle refuse également de créer des images, la seule chose qui reste, la seule source de « style » qui pourrait permettre de faire un spectacle sur rien, c’est le jeu des acteurs.
C’est donc à eux que revient la lourde responsabilité de révéler « une manière absolue de voir les choses » comme le dit encore Flaubert, et même, la beauté de l’œuvre. Deliquet les a déjà investis de telles missions dans ses spectacles précédents, choisissant pour ligne de force de son théâtre leur pleine participation au processus créatif. La nuance est qu’auparavant elle encourageait les membres de son collectif à s’approprier les œuvres théâtrales ou cinématographiques montées par de longs exercices d’improvisation. Ici, la marge de manœuvre des acteurs est limitée, non par un texte qui serait très écrit, comme ceux de Tchekhov, ou différemment celui de Bergman, mais au contraire parce que le scénario de Desplechin offre une matière déjà prête à la mise en bouche, qui ne nécessite pas de prolongements par le jeu – du moins pas dans le spectacle achevé.
La trop petite place accordée à l’improvisation se fait rapidement sentir. Dès les premiers échanges, il manque un frémissement aux dialogues. Les nombreuses scènes de groupe, de manière révélatrice, laissent très peu de place au chit-chat, ces petites conversations informelles que l’on n’est pas supposés entendre mais dont nous parviennent des bribes, qui donnent l’impression de naturel que recherche Deliquet. Ici, quand quelqu’un parle, tout le monde l’écoute. Alors que la caméra se charge au cinéma de zoomer sur tel ou tel échange, sur cette scène, les personnages sont obligés de se passer solennellement le flambeau de la parole pour que le scénario soit suivi. Pour compenser ce défaut de volubilité, les corps sont occupés, à se déplacer, boire, feuilleter des livres ou multiplier les accolades, en attendant la prochaine réplique… Peu à peu, le jeu sur qui toute l’attention était contrainte de se focaliser n’aiguise plus la curiosité, et l’ennui gagne.
S’écoule ainsi une longue soirée, dans une langueur tchekhovienne – mais sans la finesse des personnages et du texte de Tchekhov – à peine troublée par la violence de certaines répliques qui ne font ni vraiment rire, ni vraiment frémir, par quelques morceaux de musique ou par quelques citations de Shakespeare ou Nietzsche. Le déballage peu spectaculaire des quelques non-dits de cette famille place finalement dans une situation de voyeurisme passif, peu réjouissante et peu gratifiante pour le spectateur.
F.
Pour en savoir plus sur « Un conte de Noël », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.
Votre texte est précis et il met en perspective le projet, de manière bien utile, par rapport au parcours de la metteure en scène et à d’autres choix récents qui se confrontent à la même problématique. On comprend bien vos réserves… la citation de Flaubert que je connaissais trouve parfaitement sa place!