« Joueurs » de Julien Gosselin aux Ateliers Berthier – Réflexions sur le live cinéma

Après Michel Houellebecq et Roberto Bolaño, le jeune metteur en scène Julien Gosselin s’est tourné vers l’écrivain américain Don DeLillo pour poursuivre ses recherches théâtrales dans le champ du romanesque. Pour l’édition 2018 du Festival d’Avignon, il n’a retenu non pas une mais trois de ses œuvres : Joueurs, Mao II et Les Noms. En tournée à l’Odéon, dans le cadre du Festival d’Automne, le spectacle-fleuve de 10 heures est décomposé en trois spectacles indépendants les soirs de semaine. La cohérence n’est pas entamée par cette contrainte du temps non-festivalier, car plutôt que d’articuler ces romans, de créer à partir d’elle une trilogie, Gosselin s’est contenté de dégager la thématique commune du terrorisme, de ses manifestations et ses formes de surgissements, dans les Etats-Unis des années 1970-1980. De façon plus évidente, l’unité du projet résidait dans le retour des mêmes acteurs d’un volet à l’autre, et des mêmes procédés esthétiques pour la mise en scène de ces romans. La radicalité de ses choix artistiques qui dérangent les habitudes du spectateur est telle qu’elle prend presque le dessus sur les œuvres qui les ont inspirés. Réflexions sur le « live cinéma » à partir de Joueurs.

Dans son essai philosophique Le Théâtre est-il nécessaire ?, Denis Guénoun prend acte de la désertion de l’imaginaire hors du théâtre, une fois préempté par le cinéma. De manière catégorique, il affirme :

Nul ne s’achemine plus vers un théâtre dans l’espoir de s’y laisser capter, envoûter, illusionner par les prestiges oniriques ou fantasmatiques d’un récit ou d’une figure. […] On va au théâtre pour voir un spectacle, selon l’expression maintenant familière. Qu’est-ce que cela veut dire ? Exactement ceci : qu’on s’y rend dans l’intention de s’y faire présenter une opération de théâtralisation. On veut voir le devenir-théâtre d’une action, d’une histoire, d’un rôle. Les spectateurs de théâtre, la formule est peut-être moins niaise qu’il n’y paraît, vont au théâtre pour y voir du théâtre. On pourrait même dire : y voir le théâtre, l’incidence, l’avènement événementiel et singularisé du théâtre, en ce lieu et à cette heure. C’est-à-dire cela même qui advient sur la scène en tant que scène : les pratiques de la scène en tant que pratiques. Voir comment ils font, ceux-là qui s’y produisent.

Le constat est a fortiori encore plus vrai dans le cas d’une adaptation romanesque : plus que l’histoire elle-même, le désir de s’entendre raconter une fiction narrative sur scène, le plaisir du spectateur pour l’adaptation tient dans la question qu’il se pose chaque fois : comment faire pour transposer cette œuvre qui a priori résiste au théâtre ? C’est, comme le dit Guénoun, l’opération de théâtralisation qui intéresse, « le geste de basculement sur la scène d’une réalité non-scénique, poème ou récit ». Le corollaire de ce constat est que le plaisir du spectateur consiste dès lors moins à voir un comédien incarner un personnage, que de voir jouer un acteur sur scène, au sens plein, de le voir faire ce qu’il fait, de le voir vivre sur scène.

A cette hypothèse qui dissocie de manière radicale théâtre et fiction, Anne-Françoise Benhamou rétorque que la fiction ne dépend pas que de la seule illusion, que le théâtre est capable de produire des effets de fiction, même quand il n’est pas illusionniste, grâce à la participation des spectateurs, leur coopération mentale qui donne de la cohérence au monde fictif. Défendant ainsi la capacité du théâtre à faire surgir un monde imaginaire, elle rend au théâtre une forme de nécessité, de raison d’être hors du jeu, face au cinéma et à sa puissance d’impression sur l’esprit.

Julien Gosselin, avec Joueurs, nous situe au cœur de ce débat en privant le spectateur de spectacle. De fait, pendant plus de la moitié de la représentation, il présente à sa vue un grand écran, dédoublé par deux petits latéraux pour les premiers rangs, qui retransmet un spectacle qui lui est dérobé, qui se joue en live derrière des panneaux surmontés de rideaux orange. Le public peut croire dans un premier temps qu’il ne s’agit que d’une introduction filmée en amont, qui servirait d’introduction au spectacle lui-même, et le passage d’un espace à un autre, radicalement différent, ou des effets des cadrages virtuoses, nourrissent en effet le sentiment que l’on est confronté à du déjà filmé. Néanmoins, le film dure, et le fait que les acteurs filmés portent des micros HF, à la fois camouflés et laissés à vue, et que des changements d’éclairage soient perceptibles dans le passage d’une scène à l’autre, au travers des rideaux qui masquent le haut de la scène, confirment l’intuition qu’un film est bien tourné en live là-derrière.

Julien Gosselin assume ce parti-pris et transforme de force le spectateur de théâtre en spectateur de cinéma, contre son gré. Empêché de vagabonder librement sur le plateau, d’un détail à l’autre, celui-ci est contraint dans son regard, orienté par la caméra qui le guide. Le spectateur résiste un long temps avant de se résigner à apprécier ces images filmées qu’on lui impose, et ce n’est qu’une fois acquis à ce mode de représentation, au bout de près d’une heure et demie, qu’un acteur en chair et en os se laisse apercevoir, au travers d’une porte, suivi d’un caméraman à l’origine de l’image que l’on voit sur l’écran.

A partir de là, de quart d’heure en quart d’heure, le metteur en scène révèle progressivement l’envers du décor, les ressorts de l’illusion qu’il crée. Le spectateur découvrira ainsi comment on passe d’un appartement à des bureaux, d’un bar à d’autres bureaux, de la rue à une boîte de nuit, etc., mais surtout que les espaces sont en réalité rares, et que ce sont lumières et fumigènes qui réussissent à leur donner de nouveaux contours. Les coulisses finissent même par être révélées in extremis – mais des coulisses moins de théâtre que de cinéma, jonchées de caméras, de câbles et de spots –, avant qu’un générique précède les saluts des comédiens. Jusqu’au bout, la tension entre les deux arts est maintenue, pour donner naissance à une nouvelle forme, hybride : le live cinéma.

Dans ce flux d’images, la poésie du médium finit par se dévoiler. Des séquences purement filmées touchent plus que d’autres, comme cette échappée hors de la salle du théâtre, qu’on pourrait croire live elle aussi si elle n’avait pas lieu en plein jour. On retient aussi des moments de danse, sans paroles, dans la fumée, ou l’unique révélation d’une transition d’une scène à l’autre, qui donne à voir la préparation de Denis Eyrier, déshabillé et remaquillé, chauffé comme une star de la boxe, avant d’enchaîner une scène à la tonalité très différente de la précédente.

Ces effets de dévoilement, trop rares, réjouissent car ils autorisent enfin le public à pénétrer du regard le plateau, et profiter de la fabrique du spectacle. Alors que l’écran tient au dehors de la scène – et peut-être du spectacle –, qu’il en interdit l’accès et frustre ainsi le spectateur, le fait de donner à voir en même temps les acteurs filmés et les acteurs en train d’être filmés invite au contraire au cœur du chantier de la création en cours. Cette concomitance ne comble pas pour autant, car la concurrence dérange le spectateur, qui, comme un enfant, est davantage capté par l’écran que par la scène lointaine quand ils coexistent.

Le caractère excessif de l’usage de la caméra sur un plateau est un reproche devenu fréquent sur les scènes contemporaines. Il a pu être adressé à Frank Castorf par exemple, dont les plateaux sont parfois désertés par les comédiens partis dans d’autres lieux du théâtre inaccessibles au regard, mais dont la performance est restituée par des caméras. La nuance de Castorf à Gosselin, outre la proportion d’images filmées dans leurs spectacles, tient justement à cette question de la performance, du jeu. Selon Denis Guénoun, le théâtre moderne et contemporain a délaissé le plaisir de l’incarnation au cinéma, creusant plutôt sa spécificité du côté des modes de présence sur scène, cherchant à y prouver la vie réelle et non médiée. Ici, même une fois l’illusion démontée, le doute persiste. L’image créée est si lisse, si bien cadrée, si bien captée, que son caractère live n’est jamais pleinement acquis.

C’est là l’œuvre remarquable des hommes en noir, ces travailleurs de l’ombre qui, armés de caméra, ont appris l’art de marcher à reculons sans regarder derrière eux, de transformer leur regard non plus taillé en pointe mais dessiné selon le cadre de l’écran, pour que jamais rien ne déborde ou ne fasse irruption, et qui sont finalement les premiers spectateurs du film qu’ils façonnent. Les images qu’attend d’eux Gosselin sont extrêmement exigeantes, car elles sont une suite de longs plans-séquences, finalement interrompus par des passages au noir qui mènent d’une scène à l’autre en quelques instants.

Le metteur en scène révèle également d’autres talents de l’ombre, en faisant appel à des musiciens qui jouent en live là aussi leur musique, suivant les images créées, et dont on ne découvre la présence que dans la dernière partie du spectacle. Comme les lumières que l’on oublierait presque tant elles sont efficaces, la musique joue une large part dans l’effet immersif produit par l’image, qu’ils accompagnent ou surcomposent. Mais la musique est également en charge de ramener à de l’immédiateté dans cette représentation médiatisée, par son volume sonore élevé qui amènent les ouvreurs à distribuer au public des boules Quiès avant l’entrée en salle. En prenant ainsi d’assaut le spectateur, sans aller jusqu’à l’agresser, elle lui rappelle que la balance des sons est fragile et que toutes les composantes du spectacle restent indépendantes malgré l’unité de l’objet finalement créé.

Au milieu de tous ces recours techniques, se perdent les comédiens, qui acceptent de jouer le jeu du film. Leur technique à eux aussi est contrainte par cette esthétique cinématographique, car ils doivent apprendre à ne pas regarder la caméra qui s’incruste entre eux et leurs partenaires – quand ils ne calculent pas des regards caméra –, ou à apparaître et disparaître avec précision dans le cadre de l’image. Dans ses Notes d’intention, Gosselin dit vouloir trouver avec sa compagnie le moyen de conserver toute la puissance d’une présence réelle sur scène, malgré le surplomb écrasant de l’écran. Pour ce faire, il semble les avoir amenés à jouer un cran au-dessus par rapport au cinéma : ils parlent un peu plus fort, articulent un peu plus précisément, font des gestes un peu plus marqués. Cette espèce d’intensité mesurée, d’énergie maîtrisée, de débordement contenu des voix et des corps juste au-delà d’eux-mêmes, trouble en effet l’image captée, mais jamais de manière spectaculaire. Ce qui frappe plutôt, c’est l’incroyable docilité des acteurs à accepter ces règles du/de jeu qui tendent à affaiblir leur présence sur scène, à les dissoudre face à la suprématie de l’écran. Seul le chant, qui survient à deux reprises, paraît capable de leur rendre chair, de leur restituer toute leur aura.

Toutes ces questions l’emportent finalement de loin sur l’œuvre adaptée, dont on finit par suivre le cours parce qu’il n’y a rien d’autre à voir, ni à faire. Dans Joueurs, DeLillo donne à voir la dissolution d’un couple qui s’ennuie, se désaime et cherche des échappatoires – du côté d’un groupe de terroristes communistes pour le col blanc Lyle, fasciné par le secret et le double-jeu, et dans l’intimité d’un couple gay dans une maison du Maine pour Pammy. En plus de la présence réelle des comédiens sur scène, l’écran entame le propos de l’œuvre, la nécessité de le défendre sur scène. Gosselin ne propose pas vraiment de lecture de l’œuvre, il s’efforce de la reproduire au plus près avec les moyens qu’il mobilise, restituant les moments de narration et suivant les dialogues à la trace. S’il dit que « le travail cinématographique est absolument nécessaire à la lecture des romans » – ce qui est fort heureusement tout à fait contestable ! –, il occulte le fait que cette grande machinerie, plutôt que de servir l’œuvre qu’il adapte, a plutôt pour effet d’en détourner. Le spectateur, d’abord intrigué puis captivé par l’écran, accepte de se laisser balloter jusqu’à la non-conclusion du roman sans même prendre la peine de quitter la salle s’il est exaspéré par ce théâtre qui lui retire ses droits sur la scène, alors que les critiques vont bon train à la sortie. L’immersion recherchée par Gosselin est avant tout formelle, mais ne transporte pas vraiment dans la fiction, qui se passe de la coopération du spectateur.

En définitive, Gosselin réussit bien à déranger, mais pas là où il le pense. Il dit vouloir éprouver le spectateur par la durée de son spectacle (trois fois trois heures sans entracte), mais le public est désormais habitué et endurant. Il dit vouloir troubler sa perception de la scène en ouvrant des béances dans la narration, mais là encore le théâtre non dramatique a rôdé le public. En réalité, c’est son plaisir de spectateur qu’il attaque et interroge. Il a beau finir par révéler les dessous de l’image subjugante qu’il réussit à créer, il prive le spectateur de théâtre de la joie qu’il trouve à participer à la construction de l’illusion. S’il aime le cinéma, le spectateur de théâtre se contente mal du prêt-à-consommer de l’écran ; il veut être mis à contribution, jouer son rôle dans la création de la fiction, ou à défaut se laisser fasciner par la fabrique d’images imparfaites, comme peuvent l’y inviter Krystian Lupa ou Guy Cassiers.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « Joueurs », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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