« Wycinka Holzfällen » (Des arbres à abattre) d’après Thomas Bernhard à la FabricA : mise en scène et en colère

En 2013, Lupa reprenait à la Colline Perturbation, d’après Thomas Bernhard. Pour quelques dates seulement, il présente en ce début de Festival d’Avignon une nouvelle adaptation de l’auteur autrichien dont il dit qu’il l’habite, d’après Des arbres à abattre cette fois. Ou peut-être faudrait-il dire d’avant. Suivant la méthode de travail qui est la sienne, il dialogue avec l’œuvre et l’amplifie considérablement, jusqu’à faire concevoir son amont. La colère qui anime le narrateur bernhardien n’est plus alors seulement exprimée, mais bien suscitée, donnée à vivre.

Lupa - JoanaLes spectateurs venus jusqu’à la FabricA se préparent à 4h20 de spectacle en entrant dans la salle. Une durée qui paraît d’emblée excéder le roman, constitué du monologue d’un narrateur qui condamne l’élite artistique viennoise à l’occasion d’un dîner qui mêle deux occasions contradictoires : le décès de Joana, membre de leur communauté par le passé, et la venue tant attendue par Madame Auersberger du comédien « phénoménal » qui interprète à ce moment-là au Théâtre National le personnage d’Ekdal dans la pièce d’Ibsen.

Ces deux occasions divisent en deux moments la soirée, avant l’arrivée du comédien – précédée d’une longue attente encore imprégnée par les funérailles de Joana et donc par son souvenir –, et après son apparition, qui ramène la société au présent. Le narrateur, devenu Thomas Bernhard lui-même sur scène, se fait l’observateur amer des invités, en retrait dans son fauteuil à oreilles, à la marge de la zone réservée à la réception. Mais ses commentaires acerbes, envahis par les paroles de ceux qu’ils condamnent par citation, restent ici moindres.

Lupa - débutLupa les donne en effet peu à entendre dans cette adaptation et donne au contraire toute leur importance aux échanges médiocres des observés. Le ressassement qui exprime la rage du narrateur laisse place au piétinement des petites conversations de circonstances. Ce qui n’est que discours rapporté dans le monologue du narrateur devient donc ici dialogues largement développés, à partir des quelques phrases ou expressions qu’il rapporte, grâce à un travail d’improvisation autour de ces personnages qui a présidé au spectacle. Le témoin critique, Thomas Bernhard, en résulte quant à lui relativement minoré, mais sa présence continue et régulièrement rappelée impose malgré tout son point de vue, jusqu’à ce que l’épouse Auersberger lui dise au moment où il part « Thomas, n’écris pas là-dessus ». Les données théâtrales qui caractérisent le monologue dans l’œuvre – une soirée, le temps d’un dîner, avec un nombre limité d’invités – sont ramenées au premier plan par rapport au commentaire et se conçoit à partir de là l’œuvre qui a été écrite, et par cette amplification, le roman devient le résultat de la scène, au point que le procédé lui-même de l’adaptation est inversé.

Toute la première partie du spectacle donne ainsi à voir le salon des Auersberger, ses fauteuils et son piano, le tout placé derrière des vitres de plexi que l’on retrouve souvent chez Lupa. A distance, Thomas Bernhard toise les convives comme des animaux en cage ou avec le recul que peut introduire un écran qui déréalise la scène, malgré la porosité de ces différents espaces. Cette mise à distance est encore accrue par l’emploi de micros qui empêchent de situer la voix, qui les réunit toutes et les fait parvenir d’une même source, au point que plusieurs minutes sont parfois nécessaires pour en retrouver le corps correspondant, immobile comme les autres dans son fauteuil.

Lupa - chambreCette inertie scénographique qui inscrit dans une durée illimitée finit par être rompue après un long temps qui la suggère inévitable, et le plateau révèle alors de nouveaux versants de ce cube en réalité giratoire. Une pièce confinée dans laquelle revit Joana avec Thomas Bernhard – comme on en trouvait dans Salle d’attente ou Perturbation – un espace plus indistinct où tous deux jouent une fiction radiophonique dans laquelle ils recréent la chute d’Adam et Eve, ou une longue table pour le fameux dîner. A ces différents espaces s’ajoutent les marges de cette surface tournante, et deux écrans. L’un en fond creuse considérablement la perspective de la scène en donnant à voir des paysages, et l’autre livre des monologues d’acteurs – ceux qui ont fondé le travail d’adaptation, et que l’on ne retrouve plus que par bribes en l’état – ou des scènes en hors-champ autour de l’enterrement de Joana, qui rapprochent encore ce théâtre du cinéma, un cinéma à la Trier ou à la Vinterberg à l’époque du Dogme95.

Les plans visuels se superposent donc, comme les plans sonores, multipliant les strates scéniques. Quand ce ne sont pas les voix des invités qui se superposent entre elles – ce dont ne rendent malheureusement pas compte les surtitres –, c’est Lupa lui-même qui prend le micro, placé en galerie, face à la scène, distillant des bruits plus ou moins distincts, parmi lesquels de bouts de phrases en français perçus comme des indications de jeu – allumer cigarette, fermer la porte –, mais moins à destination des acteurs que des spectateurs. Par cette présence continue, qui ajoute un nouveau foyer de vision à la scène, le metteur en scène apparaît comme un créateur divin qui retouche encore son œuvre au moment même où elle est livrée au public, au moment même de son abandon à l’appréciation esthétique. A sa voix s’ajoute encore celle funèbre de Klaus Nomi, qui interprète la Cold Song de Purcell, et les notes de son chant sont ressassées jusqu’à ce qu’elles soient emportées par le crescendo du Boléro de Ravel, tout aussi insistant.

Lupa - vitreOn retrouve dans cette matière musicale le caractère frénétique de l’écriture de Benhard, qui exprime par des répétitions l’irritation du narrateur, son agacement, voire sa haine de ceux qu’il est condamné à observer. Son point de vue étant sur scène en retrait, alors qu’il emporte le lecteur au point de l’emprisonner dans le roman, c’est aux personnages eux-mêmes que revient la charge de provoquer ce sentiment, par leurs dialogues et leurs attitudes. Il passe alors en effet par le discours autant que par des gestes minimes qui rapetissent les membres de cette société, notamment la Auersberger et Jeannie Billroth, l’écrivaine qui se prend pour la nouvelle Virginia Woolf – mais qui ne va pas jusqu’à envisager le suicide. Leurs interminables commentaires sur la Joana et la mort qu’elle s’est donnée, puis sur sa pratique artistique que chacun entreprend de juger, en présence même de son compagnon, font voler en éclat leur feinte compassion et révèlent leur mesquinerie.

Mais le sommet est atteint avec l’arrivée du comédien du Théâtre National, qui exaspère l’assemblée avec son monologue d’artiste imbu de sa personne. Au-delà du rire qu’il peut provoquer, résonne avec force le discours sous-jacent. Artistes comme intellectuels se perdent dans leurs manœuvres politiques, dans les stratégies mises au service de leur intérêt, et aveuglés par leur égo surdimensionné, ils y sacrifient leur esprit autant que leurs relations sociales. La course au succès et à l’excellence mine toute sincérité artistique ou de pensée, et va jusqu’à entamer le respect et la bienveillance dus à l’autre. L’humain, pris dans cet engrenage, est entamé, voire détruit, fauché comme des arbres, sans le moindre état d’âme.

Lupa - colèreLe milieu culturel comme le milieu intellectuel – quelle que soit leur structure – se trouvent ainsi mis en butte, et leurs idéaux sont soigneusement et violemment déconstruits. Alors même que sont revendiqués les intérêts supérieurs de l’art et de la pensée, les intrigues sont toutes aussi basses que dans n’importe quel autre domaine, et la seule différence, qui dégrade encore ces attitudes, tient à l’hypocrisie qui masque les ambitions carriéristes derrière des projets nobles.

Lupa joue de la double-entente de ce discours et les références à Lear ou Strindberg évoquent la programmation du Festival actuel, et plus encore la remarque faite sur les directeurs de théâtre nommés par des ministres qui ne connaissent rien à la culture et qui manœuvrent simplement d’un point de vue politique. Cette double lecture, qui fait passer du rire à la gravité, ou plutôt qui les mêle tous deux, retentit puissamment, éveille une colère bien réelle qui fait frémir et tend tout entier vers la scène. Et l’aveu final – simplement écrit sur l’écran de surtitres, dans le silence laissé par tous les invités une fois partis, lentement installé – est vécu comme un constat douloureux : cette haine est indissociable de l’amour, et cette colère n’en est que la preuve, loin de l’indifférence. Il n’y a qu’à se résigner et accepter de vivre avec cette rage, et alors, comme Thomas Bernhard, à écrire pour en rendre compte, pour l’exprimer, non pour l’apaiser mais la transformer en une force, une puissance vindicative.

F.

Pour en savoir plus sur « Wycinka Holzfällen », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

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