« Parallax » de Kornél Mondruczó aux Ateliers Berthier – sonde humaine pour abîmes intergénérationnels

Après plusieurs années d’absence, l’artiste hongrois Kornél Mondruczó, également réalisateur pour le cinéma – notamment du très beau Pieces of a woman (2021) – revient sur les scènes françaises avec Parallax, adaptation de son film Évolution (2022) réalisé avec la scénariste Kata Wéber. Le spectacle, créé en mai dernier au Wiener Festwochen, est accueilli par le Théâtre de l’Odéon aux Ateliers Berthier dans le cadre du Festival d’Automne. Dans le programme de salle, il est précisé que la compagnie indépendante Proton Theatre n’a reçu aucun soutien financier de la part de la Hongrie pour ce spectacle. Ce choix politique octroie aux artistes la liberté d’aborder deux sujets différemment épineux dans ce pays : la mémoire de la Shoah et l’homosexualité. Ces questions font l’objet d’une réflexion passionnante et émouvante sur la transmission et sur l’identité.

Une certaine appréhension précède le spectacle, créée par le trigger warning, « Certaines scènes sont susceptibles de heurter la sensibilité du public. », et par les rumeurs formulées à demi-mots sur le caractère subversif, voire polémique de ce spectacle. On s’attend à être effectivement heurté, bousculé, voire agressé – comme on peut l’être assez fréquemment aujourd’hui au théâtre, sans qu’on en soit toujours averti à l’avance. Le dispositif choisi au début du spectacle semble pourtant protéger de toute attaque à première vue, par l’existence d’un mur qui ferme la scène et la sépare de la salle. Sur cette surface, est projetée l’indication suivante : Budapest, 2013. Quand le spectacle commence et qu’on ne perçoit la présence des actrices filmées en temps réel grâce à deux fenêtres, on croirait du Julien Gosselin (celui du Passé notamment), metteur en scène qui a pris la suite de Stéphane Braunschweig à la direction des lieux après y avoir été plusieurs fois programmé.

Les deux caméramans qui filment l’intérieur de l’espace qui nous est dérobé varient les perspectives et les cadrages pour nous dévoiler la précision naturaliste de la scénographie, qui représente un intérieur composé d’une cuisine et d’un salon, garnis de vaisselle, ustensiles, bibelots, livres et plantes. De ce point de vue, on croirait du Alexander Zeldin, lui aussi plusieurs fois accueilli à l’Odéon ces dernières années. Le réalisme de cet espace est troublé par le chant dissonant de voix qui créent une atmosphère cauchemardesque alors que les caméras saisissent les gestes maladroits d’une vieille femme qui passe d’un recoin à l’autre, se sert un verre d’eau et renverse une partie de sa bouteille sur la table basse, ouvre maladroitement sa boîte à médicaments, met au micro-ondes une tasse avec un sachet de thé mais sans eau, dégage régulièrement son visage de ses cheveux et revient de temps à autre à un cahier, un grand agenda frénétiquement annoté.

Arrive une femme plus jeune, sa fille, venue la chercher pour la remise d’un prix, qui s’inquiète de la voir encore en chemise de nuit et de la trouver si confuse. La mère, Éva, interprétée comme dans Évolution par Lili Monori dans la même chemise de nuit à fleurs, refuse d’aller à la cérémonie dont ne devine pas encore l’objet. La fille, Léna, insiste, puis profite de la discussion pour lui demander le certificat de naissance de sa grand-mère, grâce auquel elle pourra prouver son identité juive à Berlin où elle vit, et ainsi inscrire son fils dans une école privée. La requête paraît anodine, et la mère semble y répondre quand elle sort d’un meuble une boîte rassemblant de vieux papiers, mais elle prend une autre tournure quand Éva accumule les actes de naissance de sa mère indiquant différentes nationalités et différentes religions. Au milieu des faux, son acte de naissance à elle révèle qu’elle est venue au monde dans un camp de concentration.

Lorsque la mère finit par refuser de donner à sa fille le papier qu’elle lui réclame, s’engage un long dialogue. Éva veut continuer de cacher leur identité juive, de peur d’être à nouveau persécutée, tandis que Léna revendique son droit à assumer la religion qu’elle a subie toute sa vie pour mieux vivre dans un tout autre contexte. Le bras de fer entre les deux femmes se déporte sur le passé, sur la confrontation de leurs enfances respectives et sur le rejaillissement de la première traumatique sur la seconde. Éva relate dans le détail le caractère héroïque de sa mère qui ne ressemblait pas à une juive, qui a accouché debout au milieu d’autres femmes cernées de SS, qui a résisté au chantage et ne l’a pas tuée. Puis elle relate sa survie à elle tout aussi héroïque après trois jours à jeun à côté de sa mère aux seins bandés, et ses premières années de vie dans le camp de concentration dans lequel elles étaient enfermées. Léna, quant à elle, reproche à sa mère les vieux réflexes qu’elle a gardé de cette époque, sa manie de garder des bouts de pain qui pourraient devenir monnaie d’échange au fond des tiroirs, ses trajets seule jusqu’à l’école maternelle, les différentes voix de sa mère et la distance infranchissable qui les a gardées séparées l’une de l’autre.

Cette longue scène immerge au cœur d’une faille intergénérationnelle. Le traumatisme ne s’est pas communiqué de la mère à la fille par un silence monolithique, mais peut-être au contraire par une survivance trop explicite dans la parole et les gestes. Il hante dans tous les cas si puissamment le présent qu’il l’occulte et rend incompréhensible pour Éva la nécessité qu’a Léna de faire reconnaître ses origines juives pour intégrer une communauté. Le dialogue, puissant, bouleversant, est porté par deux actrices fascinantes, tout particulièrement Emöke Kiss-Végh, la fille. Seul le début est médiatisé par les caméras, jusqu’à ce que Léna vienne à la fenêtre et nous constitue comme espace extérieur par son regard vague. Ce moment où elle prend l’air constitue un point de transition à partir duquel le décor s’ouvre ensuite.

Il n’y aura alors plus de caméra. Les appareils auront simplement servi de seuil, de sas de formation pour le regard et la perception, en indiquant le degré de précision à accorder à l’espace, aux corps qui l’occupent, aux gestes et aux expressions du visages. La vidéo est ici invitation à observer en gros plan, mais aussi à écouter en gros plan, pour apprécier la rigueur de l’écriture de Kata Wéber, sa précision et sa justesse, ce qu’elle dévoile de manière progressive et non linéaire grâce à une grande maîtrise dramaturgique. Lorsque Léna tente d’allumer le climatiseur de la cuisine et déclenche un déluge spectaculaire dans tout l’espace, la rupture avec tout ce qui précède paraît d’autant plus grande. Des litres et des litres d’eau envahissent l’espace si soigneusement construit et habité. Des litres et des litres d’eau s’abattent sur les accessoires qui lui donnaient son épaisseur et font tomber les verres ou renversent les plantes. L’impression de déluge est saisissante. Mais ce déluge digne de la tempête Kirk est maîtrisé, tout n’est pas absolument dévasté, il sera encore possible de remettre la scénographie d’aplomb pour les dates à venir.

Après un instant d’effroi, Léna embrasse ce déluge et s’y lave. Elle ne se baigne pas dans le fleuve de l’oubli mais s’expose à la violence des chutes d’eau du souvenir. Le tableau créé est absolument magnifique, du point de vue technique comme dramaturgique, et sa durée étirée plonge dans un état de contemplation qui permet de décanter toute la scène dont il est issu en la rechargeant de sens. À ce stade, on est acquis au spectacle, quoiqu’il advienne. Or, un carton annonce une deuxième partie consacrée à Jonas, le fils de Léna, quelques années plus tard. Le désormais jeune homme arrive dans l’appartement de sa grand-mère à l’occasion de ses funérailles. Mais il se montre bien vite plus soucieux d’y organiser une partouze que de préparer la cérémonie religieuse. Débarquent donc quatre hommes équipés de drogue, d’alcool et d’accessoires.

Le degré de réalisme de ce second tableau est poussé aussi loin que dans le précédent, dont il imite également la longueur et reproduit l’effet d’immersion. Le naturalisme de l’ensemble est simplement fragilisé par le fait que les cinq hommes qui dansent, se séduisent, se déshabillent et engagent des rapports sexuels n’ont pas d’érection. Pour le reste, les gestes aspirent à une reproduction aussi exacte que possible d’une séance collective de chemsex. La scène donne sens au trigger warning cité mais elle le désamorce aussi : nous sommes introduits dans cette univers avec une douceur étonnante, aussi grande et inattendue que celle avec laquelle nous ont été donnés à entendre des récits glaçants dans la première partie. La dramaturgie ne prétend pas choquer, violenter, provoquer. Elle se fonde chaque fois sur l’élaboration d’un rapport d’intimité établi avec des personnages aussi attachants que profonds et complexes. Certes, on passe de la sidération du déluge à la sidération toute différente de cette scène de sexe collective, mais se dégage une telle justesse des corps, des gestes et des interactions que ce n’est pas un regard pornographique que l’on porte sur la scène, et moins encore une réaction de rejet que suscite ce spectacle. Peut-être est-ce encore la formation au regard de la caméra qui agit sur notre perception.

Cette longue deuxième scène embarque si loin qu’on en vient à oublier la précédente, pourtant marquante. À un moment cependant, elle refait surface et on essaie de raccorder les éléments entre eux. Son souvenir resurgit au moment où retentit la musique initiale, qui exprimait les cauchemars d’Éva, la hantise de la Shoah. Les cinq garçons écoutent un instant et s’empressent d’éteindre ce qu’ils croient du métal en raillant les goûts de la vieille chez qui ils se livrent à tous leurs fantasmes. Ils balaient ainsi d’un revers de mains ces fantômes pour mieux revenir à leur musique à eux, à leurs lignes, leur poppers et leurs godemichets. Leur attitude suggère que Jonas a fait table rase de cette mémoire encombrante, et c’est sans doute en grande partie l’œuvre de Léna qui a cherché à épargner son fils après avoir tant souffert d’avoir grandi sous son poids.

Quand deux des cinq hommes quittent la soirée et que n’en restent que trois, s’esquisse un discours sur la question homosexuelle – mais de manière beaucoup moins frontale que la façon dont a été abordée la question juive. Jonas refuse l’assignation gay et se revendique plutôt gender fluid. Il incarne l’avant-garde berlinoise sur les questions LGBTQI+, alors que les Hongrois gays essaient simplement de vivre leur homosexualité dans un contexte répressif, incarné par un représentant du régime visiblement haut placé, qui en même temps qu’il s’adonne à ces pratiques refuse absolument d’être exposé sur les réseaux sociaux car il a un poste de pouvoir et une femme et des enfants qu’il aime. Il se pourrait même qu’il contribue lui-même à opprimer les gays et à nourrir les discriminations dont ils souffrent. Mais ces questions restent comme à la marge des discussions et indiquent qu’il n’est pas question dans ce spectacle de mettre sur le même plans deux identités problématiques à des époques et dans des contextes différents, de comparer l’incomparable.

La troisième partie, plus courte, qui réunit la mère et le fils le lendemain de cette soirée, le confirme en disant qu’il est plutôt question de voir comment on compose avec nos héritages, ce qu’on brandit ou ce qu’on cache pour façonner nos identités, ce qu’on transmet volontairement ou non, la difficulté de partager ces questions si intimes et informulées tant elles torturent et travaillent en sous-main. Kornél Mondruczó et Kata Wéber ne prétendent pas combler ces abîmes intergénérationnels, départager des points de vue inconciliables, ces effets d’anamorphoses ou de parallaxe qui nous différencient si profondément, mais proposent de les mettre en suspens le temps d’une danse émouvante qui réunit tout le monde in extremis. Au terme de cette traversée, bien loin d’avoir été bousculés, le sentiment qui domine est plutôt celui d’un certain réconfort malgré la gravité des questions abordées. Cela s’explique peut-être parce que ce théâtre, spectaculaire à plusieurs égards, se tient à hauteur d’homme, se révèle capable de créer des personnages aussi étoffés que la scénographie, grâce auxquels on plonge dans ces questions complexes non de manière intellectuelle mais sensible, par un prisme intime capable de mettre en partage le vécu.

F.

 

Pour en savoir plus sur Parallax, rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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