Après les airs de variété italienne et les derniers tubes de Rihana, c’est au son de la musique électronique que vibrent les Amandiers de Nanterre. Vincent Macaigne a en effet laissé la place à Gisèle Vienne, qui présente dans le cadre du Festival d’Automne sa dernière œuvre, Crowd. L’artiste franco-autrichienne, qui pratique aussi bien l’art des marionnettes, le théâtre ou la danse, propose cette fois un spectacle chorégraphique, dans lequel elle revisite les codes de la rave-party. Portant sur la pratique un regard presque scientifique, elle donne à voir un groupe de jeunes réunis par la musique électro. Décomposant l’événement, elle étudie les comportements auxquels il donne lieu, les rapports des individus à l’espace, les distances et rapprochements qui unissent les corps, les mouvements. Le résultat est une œuvre hallucinatoire, qui saisit la perception, amène à tisser de multiples histoires, et ouvre ainsi des espaces d’investissements singuliers dans cette pratique pourtant caractérisée par sa dimension communautaire.
Alors que le plateau de la grande salle était recouvert de boue avec Macaigne, c’est ici une herbe piétinée et terreuse que l’on trouve dans la salle transformable. Parsemée de déchets, bouteilles en plastique écrasées ou canettes, cette pelouse évoque le décor désolé d’un après-festival de musique, qui vibre encore des sons et des corps qui ont dansé et bu. De premiers indices sont ainsi livrés, avant la longue mise en place de la nouvelle fête à venir. Gisèle Vienne travaille en effet dans cette œuvre sur la perception du temps, et c’est ainsi au ralenti qu’elle fait entrer ses danseurs, l’un après l’autre, tandis que retentit une musique rythmée.
Arrive d’abord une jeune fille, en short et k-way jaune, une cannette de bière à la main. Son entrée est conquérante, mais considérablement décomposée. Elle accroche le regard par chacun de ses pas, car elle ne vacille pas une seconde, ne frémit pas, en plein contrôle d’elle-même malgré les suspens et les équilibres auxquels ce tempo la soumettent. D’autres la suivent, de la même manière, mais elle continue d’hypnotiser à elle seule, car le moindre de ses gestes donne à voir la qualité de son ralenti. Qu’elle avance, sourie, se recoiffe, renoue son lacet ou se retourne, tout est fait avec un naturel saisissant, malgré la dilution contre-nature de ses actions. C’est véritablement comme si on voyait une image au ralenti, mais sans l’entremise de la technique. Cette reconstitution stylisée de micromouvements rend compte d’une profonde connaissance de l’humain et de ses moindres mimiques, grâce à laquelle cette entrée en matière séduit d’emblée.
Progressivement, une communauté se forme autour de la jeune fille, d’autres arrivent, seuls ou en groupe, et l’esprit de fête se met en place dans leurs retrouvailles. Ils paraissent déjà soûls, ou drogués, avant même le début : leurs gestes seraient incertains ou brouillons, s’ils étaient restitués sur un rythme réaliste. Une telle réflexion surgit dans l’esprit du spectateur car il est éprouvé dans ses sens par cette longue mise en place sur l’air de The Illuminator de Underground Resistance. La cadence de la musique contredit l’image scénique, à moins, pour concilier la vue et l’ouïe, d’envisager que le morceau, déjà intense, est lui aussi diffusé au ralenti. Une telle scission mise en place par la coexistence de deux temporalités en fait ainsi envisager d’autres encore, qui décuplent la perception de la scène.
Après cette piste, en viendront de nouvelles, aux tempos différents, et il n’y aura rien d’autre que cela : de la musique – sélectionnée et montée par Peter Rehberg –, et des corps en mouvement. Et ceci pendant près d’1h45. Le concept pourrait paraître simplet, s’annoncer lassant, mais un extraordinaire travail dramaturgique saisit, soutenu par le travail du son et des lumières. Le ralenti est en effet posé comme principe de base pour sa capacité à ouvrir des espaces de narration, à laisser place à de possibles histoires, à ouvrir des béances dans lequel l’imaginaire s’engouffre. Associé dans l’imaginaire cinématographique à des moments de suspens, d’attente, il fait ainsi entrevoir une menace dans la présence d’un homme entièrement vêtu de noir et masqué par sa capuche, qui le premier suit la jeune fille en jaune mais qui paraît moins festif qu’elle. De la même façon, le ralenti suggère un potentiel danger lorsque les garçons semblent entourer les filles, ou une mise en péril du groupe lorsqu’un garçon bouge à contretemps par rapport aux autres, rompant la symbiose.
Tandis que les corps se déshabillent, que les boissons se passent de l’un à l’autre ou s’écoulent sur le sol, que des paquets de chips explosent, la fête évolue. Des moments partagés de danse, où tous se retrouvent, exceptionnellement en rythme avec la musique, alternent avec d’autres, des retombées, où les corps sont rattrapés par l’épuisement. Dans ce flux, la dilution met en lumière les gestes refoulés, les instincts emportés, les diversions. Ce qui est emporté par l’agitation lors d’une soirée ordinaire, où tout va au rythme de la musique, apparaît en effet ici. Des accès de violence surgissent parfois, aussitôt étouffés par d’autres ; des emportements érotiques surviennent, rapidement oubliés ; des sentiments font irruption, rire ou larmes, toujours au ralenti, et prennent ainsi toute leur ampleur. Dans tous les cas, c’est une quête d’intensité qui s’exprime, un même désir de se sentir vivant, vivre, de traverser des émotions fortes, grâce à l’excitation des sens.
Gisèle Vienne évoque dans le discours extrêmement précis et conscient dont elle entoure le spectacle un sous-texte conçu avec son partenaire de longue date Denis Cooper. Quoiqu’il n’y ait pas un mot prononcé dans Crowd, des histoires ont été esquissées, des trajectoires tissées, des personnages construits – à l’image de la musique électronique, sans parole, purement synthétique, fondée sur la répétition, mais qui finit par sculpter la perception et guider dans une logique qui lui est propre. Cette revendication d’un sous-texte n’est pas qu’une pure convention de création. Chacun des 15 danseurs est à la fin du spectacle pleinement identifié, sans prénom mais par sa place dans le groupe, son attitude ou ses vêtements. Plus encore, Vienne et Cooper finissent par attacher à ces personnages – les filles en particuliers –, sur lesquels ont été projetés de multiples histoires et identités, ces jeunes qui forment un groupe homogène, tous de la même génération, tous blancs, mais composé d’individus distincts.
La force de ce spectacle tient au rapport au spectateur mis en place, pris par une forme d’hypnose, capté malgré lui. Le ralenti le place en position d’entomologiste, il prend goût à l’observation au microscope et à la liberté que lui laisse le récit d’histoires sans mots. Et en même temps, le travail des rythmes et des temporalités l’empêche d’être dans la pleine conscience. La perception inquiétée, déplacée, biaisée, l’impression produite est celle de partager l’ivresse des jeunes, qu’elle vienne de la musique, de l’alcool ou des drogues. Outre le rythme décéléré des mouvements, cela tient aussi au fait que Gisèle Vienne paraît capable de tout contrôler, de ralentir l’écoulement d’un liquide au sol, la chute de corps qui jamais ne cillent ou leur élévation dans les airs, la retombée de la poussière quand la terre est jetée par poignées, ou le mouvement de la fumée, qui stagne à hauteur d’homme plutôt que de se dissiper. Tous ces tours de magie font de Gisèle Vienne la grande sorcière de cette cérémonie, maîtresse absolue de notre perception.
Par ces effets d’étrangeté qui saisissent, l’artiste place le spectateur dans la position fascinante de celui qui reste étranger à l’événement, qui l’observe, mais qui se laisse prendre par la contemplation, et même au-delà embarquer. Le regard porté sur la scène n’est en effet plus seulement extérieur, un regard social qui potentiellement scrute, juge, voire désapprouve ces exutoires marginaux. Grâce à l’expérience perceptive construite, le spectateur finit par participer à la cérémonie, par être pris dans le rituel jusqu’à faire partie de cette belle communauté de jeunes, exaltée par l’énergie qui la consume.
F.
Pour en savoir plus sur « Crowd », rendez-vous sur le site des Amandiers de Nanterre.