« Edvard Munch. Un poème de vie, d’amour et de mort » au Musée d’Orsay – les couleurs de notre condition humaine effrayée

À Orsay, l’exposition consacrée au peintre norvégien Edvard Munch attire un public encore nombreux à quelques jours de sa fin. Le titre lyrique choisi pour cette rétrospective, « Un poème de vie, d’amour et de mort », inspiré d’une déclaration du peintre lui-même, n’annonce pas d’angle d’approche spécifique. Le parti pris est avant tout chronologique, et permet ainsi de souligner la position charnière du peintre entre le XIXe et le XXe siècles, et les inspirations qu’il puise dans les œuvres de ses prédécesseurs ou celles de ses contemporains. Les textes qui rythment l’exposition éclairent les toiles méconnues, en guidant le regard sur leurs détails. Les plus familières produisent l’effet de sidération que promettent leurs reproductions papier ou numérique et s’entourent d’autres, de déclinaisons qui les rendent plus familières et plus fascinantes encore.

Autoportrait à la cigarette

Dès le début de l’exposition, il apparaît qu’une logique téléologique ne s’applique pas au geste artistique de Munch. Les premières toiles ne sont pas des brouillons pour les chefs-d’œuvre de la maturité. Le peintre saisit dès un Autoportrait à la cigarette qui accueille le public. L’atmosphère sombre est texturée d’innombrables couleurs dans le détail, les traits de pinceaux sont visibles, le regard du personnage est intense au milieu de son visage clair, mais sa silhouette disparaît dans les volutes de la fumée. Ses thèmes de prédilection sont également posée d’entrée de jeu : une sœur morte, Sophie, hante plusieurs toiles par son corps allongé ou une mélancolie profonde ; les visites de son père médecin à ses patients inscrivent le thème de la maladie ; les paysages extérieurs se colorent des sentiments de ceux qui les contemplent, dans la veine symboliste… Une déclaration frappante dit bientôt toute la modernité de cet art : « On ne doit plus peindre d’intérieurs, de gens qui lisent et de femmes qui tricotent. Ce doit être des personnes vivantes qui respirent et s’émeuvent, souffrent et aiment. »

D’emblée encore, l’angoisse insondable, avec Puberté (1895), qui représente une jeune fille nue assise sur un lit, au regard accusateur. Une ombre s’échappe d’elle, ondoyante comme une chevelure – dans d’autres peintures symbole d’amour. Dans Le Désespoir, on retrouve le même paysage que dans Le Cri – chef d’œuvre absent de cette rétrospective, dont le manque est comblé par cette toile et par d’autres dessins qui en rappellent les traits, les couleurs, le visage déformé, déclinaisons qui décomposent l’œuvre connue et font porter un regard neuf sur elle, alors qu’elle s’est profondément inscrite dans nos imaginaires, qu’elle ressurgit régulièrement dans nos quotidiens, parfois détournée, devenue comme l’expression commune de notre condition effrayée.

Je marchais sur le chemin avec deux amis. Le soleil était en train de se coucher – le ciel est soudain devenu rouge sang – J’ai éprouvé comme une bouffée de mélancolie – Je me suis arrêté, me suis penché sur la rampe, mort de fatigue – j’ai regardé les nuages qui flamboyaient comme sang et épée – le fjord bleu-noir et la ville. Mes amis ont continué – j’étais là, tremblant d’épouvante – et j’ai ressenti comme un grand cri infini à travers la nature.

(Carnet de croquis, 22 janvier 1892).

Le BaiserCertaines salles révèlent la propension de Munch à varier les mêmes motifs, et ainsi ses processus de création cycliques. Munch ressasse, reprend, crée en série, varie les supports et les techniques qu’il conjugue parfois autour d’une même œuvre. Outre le ciel rougeoyant commun au Désespoir et au Cri, d’une toile à l’autre, on retrouve des silhouettes qui dansent sur des plages, au-delà d’arbres, des jeunes filles sur un pont, d’un côté ou d’un autre d’un arbre, Adam et Ève, ou une chambre verte intitulée Jalousie – mais manque la version la plus célèbre de cette série, absence qui n’est cette fois pas tout à fait comblée. On découvre heureusement la grande toile de Soirée sur l’avenue Karl-Johan, et la magnifique série du Baiser – dessins, estampes ou bois gravé.

D’une version à l’autre se manifeste l’ouverture de la peinture de Munch à d’autres artistes. Puberté et Jalousie ont pu être rapprochées de romans de Dostoïevski, pour figurer la victime de Stavroguine dans Les Démons ou la rivalité du père et du fils Karamazov autour de Grouchenka. Le Baiser qui confond le visage des deux amants évoque celui de Klimt, comme la structure et les détails du cadre de La Madone, ou les cheveux roux tentaculaires de Vampire, qui rappellent ceux de sa Danaé. On pense également aux toiles d’Ensor face aux visages cadavériques de certains personnages, et à celles d’Egon Schiele devant des corps douloureux. Certaines combinaisons de couleurs, notammentdans une version du Lit de mort, paraissent dans la veine de Matisse. Enfin, un Marat rappelle de loin en loin celui de Jacques-Louis David par le sujet, un Soleil évoque Kandinsky par l’abstraction dont il contamine le paysage, et une Nuit étoilée rend hommage à Van Gogh.

MélancolieLa peinture de Munch dialogue encore avec d’autres arts, et notamment le théâtre. Sont exposés des dessins, des aquarelles et des illustrations de programmes pour Lugné-Poe. Munch donne ainsi corps et visage à Hedda Gabler, à la mère de Peer Gynt ou à l’ancien banquier John Gabriel Borkman. Il est rappelé qu’il a dessiné les décors des Revenants, d’Ibsen encore, pour le metteur en scène allemand Max Reinhardt, et cette collaboration se perçoit en retour dans ses huis clos, dans la série de La Chambre verte, mais aussi dans des paysages extérieurs qui paraissent enfermer ceux qui les occupent. L’intérêt que le peintre porte à Ibsen ou Strindberg, dont il a réalisé des portraits, se devine également dans les narrations que certaines de ses toiles esquissent, comme Mélancolie, où deux silhouettes lointaines livrent la clé d’un visage abattu, celui d’un homme délaissé par son amante partie rejoindre son mari.

Le paradoxe de cette peinture réside dans l’alliance de couleurs flamboyantes et du profond sentiment d’angoisse qui s’en dégage. Quand Munch est sollicité pour pour peindre d’immenses toiles pour des chambres d’enfant, les couleurs joyeuses et les paysages de littoral correspondent à la commande, mais pas les sentiments qu’expriment les personnages qui s’y trouvent. Une troisième dimension hante ces toiles, une profondeur qui creuse la surface colorée d’ombres terrifiantes. La mort plane dans chaque œuvre, depuis le cadavre de la sœur décédée à la condition mortelle dont semblent avoir conscience tous ses personnages, jusqu’aux plus lointains, spectraux. Quand l’inquiétude, la douleur et l’affliction est traduite sur des visages, leur expressivité est décuplée par le paysage alentour. Cette gravité confère une grande intensité à ces œuvres, qui produisent l’effet d’un rapt sur le regard, tendent des miroirs qui saisissent le regard et ouvrent sur des abîmes.

F.

 

 

Pour en savoir plus sur l’exposition « Edvard Munch. Un poème de vie, d’amour et de mort », rendez-vous sur le site du Musée d’Orsay.

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