« Ce que j’ai écrit de plus fou ». C’est en ces termes qu’Ibsen parle de sa pièce Peer Gynt, écrite lors d’un moment de crise, alors qu’il est en exil volontaire en Italie et qu’il se trouve donc loin de son pays et loin du théâtre. Replacée dans le contexte du drame européen du XIXe siècle, cette œuvre surprend en effet par sa liberté totale à l’égard des conventions théâtrales. Mais sans pour autant être condamnée au ban des pièces injouables, elle met la scène au défi de restituer la vie extraordinaire de son personnage éponyme et de restituer sa pleine densité.
A plusieurs égards, la pièce d’Ibsen évoque celle de Claudel, écrite plus d’un demi-siècle plus tard, Le Soulier de satin. Toutes deux mettent en effet leur art à l’épreuve par des œuvres à l’ampleur romanesque – sept heures de représentation pour l’une, onze heures pour l’autre –, qui mêlent divers lieux et s’étendent sur de nombreuses années en suivant la trace d’existences entières. Il n’est que de lire les didascalies initiales de chacune des œuvres pour prendre la mesure de la mise en déroute des conventions :
L’action commence dans les premières années du siècle et se termine presque de nos jours. Elle a lieu dans la vallée de Gudbrandstal et dans les hautes montagnes des environs, sur la côte du Maroc, dans le désert du Sahara, dans un asile d’aliénés du Caire, en mer, etc. (Peer Gynt)
La scène de ce drame est le monde et plus spécialement l’Espagne à la fin du XVIe siècle. A moins que ce ne soit au début du XVIIe. L’auteur s’est permis de comprimer les pays et les époques, de même qu’à la distance voulue plusieurs lignes de montagnes séparées ne sont qu’un seul horizon. (Le Soulier de satin)
En outre, de la même façon que Claudel fait entendre sur scène l’ange gardien, la Lune ou l’Ombre double, Ibsen démultiplie les voix et met sur le même plan les personnages principaux, « un troll de cour », « une voix dans l’obscurité » ou « le Sphinx de Gizeh ». Ces présences merveilleuses sont le fruit d’un mouvement permanent des personnages, qui les conduit aux quatre coins de la planète et qui fait surgir sur scène d’autres éléments qui bravent le théâtre, tels que des chevaux, des cochons et des singes, ou encore un naufrage en pleine mer – épisode que l’on trouve dans les deux pièces.
Pour ne pas s’avouer pour autant irreprésentables, ces pièces prennent soin de désigner les codes du théâtre et de jouer avec. Ainsi, à l’intervention de l’Irrépressible au début de la Deuxième Journée du Soulier de satin répond le discours du mystérieux Passager qui aborde Peer Gynt pendant le naufrage, qui le rassure alors qu’il craint pour sa vie : « Pour cela, n’aie crainte, car il y a un pacte : / on ne meurt pas au beau milieu d’un cinquième acte ». Les deux pièces se rejoignent encore dans leur structure dramaturgique, fondée sur la quête : quête de soi – Peer Gynt travaille toute sa vie à « être soi-même » –, ou quête de l’autre, de la femme aimée, destinée à l’attente infinie des retrouvailles, tendue par le désir et maintenue par le devoir. Au couple formé par Peer Gynt et Solveig répond l’union impossible de Doña Prouhèze et Don Rodrigue, les deux relations d’amour prenant des accents mystiques.
La traduction de François Regnault, écrite dans la perspective de la mise en scène de Patrice Chéreau, accentue encore le rapprochement des deux œuvres. Alors que Peer Gynt est un poème dramatique, versifié, il mêle en français les vers, la prose et le verset, caractéristique de l’écriture claudélienne. Par ce choix, le traducteur veut rendre compte des multiples strates qui se superposent dans la langue des personnages, les multiples décrochages qui interviennent au sein d’une même réplique, mais également de la forme singulière des dialogues qui se tissent, parfois plus semblables à des monologues entrecroisés qu’à de véritables échanges, qui révèlent la cruelle solitude de Peer.
Cette souplesse formelle fait aussi percevoir la variété des sources dont s’inspire Ibsen. De fait, il opte pour Peer Gynt – comme pour Brand, l’autre pièce qu’il écrit alors qu’il passe volontairement près de trente ans en Italie – pour un genre hybride, le poème dramatique. La liberté que lui octroie cette forme et la distance avec son pays d’origine lui permettent de jouer avec le folklore de son pays, d’imprégner son œuvre de contes – dont un en particulier qui donne son nom à Peer Gynt, à une lettre près –, sur un mode à la fois nostalgique et critique. Ecrits avant les drames modernes qui feront la renommée d’Ibsen – parmi lesquels Une maison de poupée, Les Revenants, Un ennemi du peuple, Le Canard sauvage, Solness le constructeur ou Petit Eyolf, qui nourrissent largement le répertoire théâtral contemporain – ces deux pièces constituent le pendant l’une de l’autre. A l’immobilité de Brand s’oppose le parcours épique de Peer, qui traverse les mondes et les registres et fait se côtoyer les extrêmes, du lyrisme au trivial, du carnavalesque au métaphysique.
Cet étrange personnage autour de laquelle la pièce est construite est aussi fuyant que le cœur de l’oignon qu’épluche Peer, au moment de faire le bilan de sa vie. Ancêtre du Mattis de Tarjei Vesaas dans Les Oiseaux, lui aussi norvégien, Peer Gynt s’apparente à un idiot, un être simple, qui ne perçoit que trop bien le sarcasme des autres et cherche à s’en prémunir, luttant avec lui-même pour échapper à leurs moqueries. Alors qu’il est au chevet de sa mère mourante, elle aussi dite idiote par les habitants du village, il l’invite à « oublier ce qui boite, ce qui cloche, tout ce qui blesse et qui fait mal ». Ibsen démontre moins la sensibilité exacerbée de son personnage que sa propension à la protéger en laissant libre cours à son monde intérieur, en transformant la réalité à sa guise dans sa solitude. En effet, pour compenser sa faiblesse, son rôle de bouc émissaire, Peer s’adonne à la puissance de ses fantasmes et au pouvoir de l’affabulation. Il multiplie donc les histoires et les distribue à qui veut bien les entendre. Mais quand il n’est pas démasqué – par un autre personnage ou le lecteur qui écoute la mise en récit d’un épisode auquel il a assisté –, il désavoue lui-même ses contes, rendant toute fiabilité impossible, au point de brouiller pour de bon les limites de la vérité et du mensonge.
La porosité entre conscience et inconscient, entre fiction et réalité, est toute aussi grande, car ce sont justement ses rêves qui lui permettent de surmonter toutes les épreuves qu’il traverse. En l’absence de narrateur, les scènes qu’il vit restent de l’ordre de l’indécidable. Alors que tout l’acte II est consacré à la rencontre de Peer Gynt avec des trolls, l’épisode se termine par un coup de cloche qui met fin au cauchemar et s’ensuit de son réveil près de chez lui, avant de désigner plus tard ces apparitions comme ses « noires pensées ». De même, la femme en vert, la trollesse qu’il manque d’épouser, qui n’est pas sans rappeler Ingrid, la fiancée qu’il a enlevée le soir de ses noces, semble incarner sa mauvaise conscience lorsqu’elle resurgit, sa culpabilité à l’égard de Solveig. Le merveilleux qui s’immisce et s’épanche donc de scène en scène semble pouvoir être réduit à un point de vue sur le monde, à une perception poétique, métaphorique – comme en rendent compte les déplacements langagiers, le jeu avec les expressions, prises au pied de la lettre –, à une lecture des signes qui permet de s’accommoder de la réalité. Ainsi la femme en vert et Peer Gynt se reconnaissent lorsqu’ils se racontent leurs mondes et créent comme des enfants des richesses à partir de lambeaux. Cette question du regard porté sur le monde est désignée comme d’autant plus centrale que le roi des trolles menace Peer Gynt d’abîmer son œil pour qu’il louche et qu’il ne voit que la beauté du monde. Tout n’est donc peut-être qu’affaire de perspective, de filtre, de prisme.
La dimension fantasmatique du parcours de Peer s’accentue encore à l’acte IV. Après la mort de sa mère, avec qui il avait une relation fusionnelle, fondatrice, qui constitue en conséquence une acmé et une rupture, une ellipse suggère qu’il a fait le tour du monde avant d’arriver au Maroc. Devenu commerçant entre l’Afrique, les Etats-Unis et la Chine, il donne à voir un instant le monde occidental, avant de perdre sa fortune et d’être soumis à une traversée du désert – concrète et métaphorique – qui lui découvre le but de sa vie : atteindre le mystère du vrai. Mais face à un sphinx, il rencontre le directeur d’un asile qui le consacre empereur – comme il l’avait promis à sa mère –, mais empereur des fous, borgne au royaume des aveugles. Tout ce détour, recommandé par le Courbe, le ramène finalement au pays natal à l’acte V. Sa fuite en avant n’a fait que le ramener à son point de départ, et son parcours prend la forme d’un chemin initiatique dont l’aboutissement est Solveig, qui l’a attendu tout ce temps et qui lui ouvre ses bras, en femme et en mère de substitution.
Au terme de son parcours, Peer, qui a vieilli d’acte en acte, dans leurs entre-deux passés sous silence, est confronté à la question « qui suis-je ? ». Les habitants de son village qui se sont moqué de lui par le passé ne le reconnaissent pas et parlent de lui comme d’un être presque légendaire, dont les fantaisies lui ont survécu et sont depuis devenues des histoires que l’on évoque avec une mélancolie rieuse. Mais même en cet idéal qu’il a pourtant rêvé, Peer ne s’identifie pas, et il continue son errance, à la recherche de lui-même. Ses doutes sont encore accrus quand le Fondeur de bouton venu lui annoncer sa fin prochaine lui demande ce qu’il a été : ni bon, ni méchant, ni héros ni criminel, médiocre comme les autres, il est donc condamné à l’oubli dans l’au-delà – mais ceci si n’étaient Solveig, qui lui apporte in extremis la paix en donnant sens à son existence, et après elle Ibsen, qui la consacre.
A la recherche d’une forme à la mesure de son personnage, capable d’épouser ses contours les moins nets, Ibsen conçoit donc cette œuvre singulière, sans commune mesure à l’époque, cette féérie, au sens de monde magique mais aussi de spectacle merveilleux, qui nécessite de grands moyens. Néanmoins, ayant pratiqué la mise en scène et étant conscient des réalités du théâtre, il conçoit la nécessité « l’adapter à la scène » et demande à cette occasion au jeune musicien Edvard Grieg de composer la musique de cette nouvelle version – ce qui donnera naissance à des suites désormais célèbres, au point d’être dissociées de leur sollicitation première. La pièce est donc quelques fois jouée de son vivant, avant d’être régulièrement reprise tout au long du XXe siècle, perçue comme visionnaire par les metteurs en scène qui célèbrent la modernité de ses problématiques.
F.