« Le Dounier Rousseau, l’innocence archaïque » à Orsay : jusqu’au coeur de la jungle

Avec Le Douanier Rousseau, l’innocence archaïque, Orsay ne faillit pas à sa réputation et offre un nouveau voyage dans l’histoire de la peinture. L’espace dédié aux expositions temporaires dans le musée s’est encore métamorphosé, pour assurer cette fois une immersion physique dans l’univers du peintre, enrichie de textes qui libèrent l’imagination et l’interprétation personnelle. 

Rousseau - AutoportraitLes murs sont vert foncé, la moquette étouffe les pas des visiteurs, les lumières sont tamisées. On a déjà l’impression d’entrer dans la jungle annoncée par l’affiche, même s’il faudra patienter un peu avant de la découvrir pour de bon, car elle couronne l’œuvre du Douanier Rousseau. Pour comprendre comment il en est arrivé là, la rétrospective conçue par Béatrice Avanzi et Claire Bernardi invite à revenir sur le parcours de cet artiste atypique, qui ne s’est mis à la peinture qu’à quarante ans mais qui a ensuite rapidement conquis ses contemporains : Jarry, Breton, Apollinaire ou encore Picasso. Mais afin de relativiser son originalité constamment soulignée et enrichir la compréhension de son œuvre, elle est confrontée avec celle d’autres peintres pour souligner les parallèles et dresser des ponts. Il arrive ainsi qu’une seule toile serve à présenter un pan de sa création, mais qu’elle soit mise en écho avec plusieurs autres, comme c’est le cas de son tableau La Guerre, qui dialogue avec des œuvres de Bouguereau, d’Uccello ou d’Ensor.

Ce parcours à travers sa production commence avec ses portraits-paysages, genre dont il revendique l’invention en passant sous silence ceux qui le précèdent – Vinci et sa Joconde pour ne citer que le plus célèbre. Déjà, la suite peut être pressentie. Si les visages qu’il peint comme un enfant à la recherche de la symétrie et avec l’intention de reproduire fidèlement les moindres traits ne séduisent pas, les fonds interpellent. La végétation qu’il choisit pour arrière-plan va jusqu’à passer au premier plan par les visions de la ville moderne qu’il reproduit ou le caractère unique qu’il rend à chaque feuille. Ces décors prennent parfois une importance telle qu’ils déréalisent les corps qu’ils entourent, en brisant les lois de la perspective et de la gravité – ce qui évoque l’art d’Uccello à nouveau, mais aussi Carlo Carrà, Gauguin ou Cézanne.

Rousseau - Le Poète et sa museCes corps intriguent en outre par leurs détails. Le Douanier a beau partir du réalisme, en peignant parfois d’après photographies, c’est comme s’il ne pouvait s’y tenir, comme si l’imaginaire prenait le dessus. Ainsi quand des symboles qui restent illisibles ne s’immiscent pas, ce sont les proportions qui sollicitent le regard. On retrouve par exemple les grands yeux en amande de Picasso, qui donnent un air grave à ses personnages, même les plus jeunes, ou les gros poignets de ses Deux Femmes courant sur la plage. La tension entre la tradition de celui qui copie les œuvres du Louvre et la nouveauté d’une expression non mimétique, non réaliste, est là pleinement sensible.

L’anomalie créatrice ne disparaît pas pour autant dans ses paysages. Là elle ne relève plus d’une question de plan ou de détails qui interpellent, mais de la tension entre le trait de la règle qui trace la perspective, la rigueur des allées d’un parc – celui de Saint-Cloud par exemple –, qui aplatit les troncs des arbres, et le mouvement de la nature auquel il cède, sans lui laisser pour autant prendre encore toute son ampleur. En revanche, l’inquiétante étrangeté qui attire l’œil et fait naître des histoires s’évanouit dans ses natures mortes, qui paraissent simplement réalistes.

Mais il faut en passer par là pour que d’un seul coup son art s’épanouisse. Des pommes et des bouquets, on passe à de grandes toiles, pleinement composées et achevées jusque dans le moindre recoin. L’employé de l’octroi de Paris – équivalent des douanes, d’où son surnom – prend soudainement toute son ampleur, et peint de grandes jungles fascinantes, qui chatouillent l’inconscient et hypnotisent autant qu’elles effraient. Chacune, que ce soit Le Rêve, La Charmeuse de serpents ou Le Lion, ayant faim, se jette sur l’antilope, se laisse découvrir par un voyage dans la toile qui tisse des intrigues. Dans ces œuvres, la magie – suggérée par des bêtes mystérieuses, des flûtes enchantées ou de simples présences – côtoie l’harmonie paradisiaque et la cruauté du monde animal. Alors qu’il n’a jamais quitté Paris, qu’il n’a fait que rêver le Mexique et la nature exotique par des récits ou des visites au jardin botanique, Le Douanier Rousseau imagine une nature composée de fleurs immenses, de feuilles en suspens, où le foisonnement s’exprime par la diversité plutôt que par la répétition des mêmes plantes.

Rousseau - Le RêveS’il n’est jamais question du « hasard objectif » de deux Rousseau fermement associés à l’idée de nature, les textes qui rythment la visite trouvent l’équilibre idéal entre le commentaire savant et l’information accessible, entre la citation et l’incitation à s’aventurer dans son œuvre par soi-même. Le but de la quête ayant été dévoilé par l’affiche s’il n’était pas déjà connu, le parcours s’organise comme une traque jusqu’au cœur de la jungle, dont l’objet paraît d’autant plus précieux qu’il conserve encore tout son mystère.

F.

Pour en savoir plus sur « Le Douanier Rousseau, l’innocence archaïque », rendez-vous sur le site du Musée d’Orsay.

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