Présentation d’ « Illusions perdues » de Balzac, dans la perspective de son adaptation à la scène par Pauline Bayle

Présentation d’Illusions perdues de Balzac,
dans la perspective de son adaptation à la scène par Pauline Bayle.
Show devant réalisé au Théâtre de Châtillon.

 

  • « L’œuvre capitale dans l’œuvre » : la place d’Illusions perdues dans La Comédie humaine

Balzac désigne Illusions perdues comme « l’œuvre capitale dans l’œuvre ». Quand il écrit ce roman, il sait déjà qu’il prendra place – une place déterminante – dans La Comédie humaine, grande structuration grâce à laquelle il réunit l’ensemble de ses œuvres. C’est à partir de La Peau de chagrin que Balzac envisage de classer et réunir les romans qu’il écrit sous de grands titres. Puis avec Le Père Goriot, il a l’idée de faire revenir des personnages d’un roman à l’autre, pour les lier entre eux. De fait, dans Illusions perdues, on retrouve Rastignac, personnage du Père Goriot qui à la fin lance un défi à la ville de Paris : « à nous deux, Paris ! ». Illusions perdues révèle que ce défi est relevé !

De roman en roman, Balzac déploie ainsi une architecture très précise, qu’il compare à une cathédrale. Cette architecture se déploie sur trois niveaux : les études analytiques (parmi lesquelles, Physiologie du mariage) ; les études philosophiques (où se range par exemple La Peau de chagrin) ; et les études de mœurs. Cette dernière partie, à la base de l’édifice, est la plus développée. Balzac distingue dans ces études de mœurs les « Scènes de la vie privée », les « Scènes de la vie de province », les « Scènes de la vie politique », les « Scène de la vie militaire », les « Scène de la vie de campagne »…

On perçoit, avec ses titres, l’ambition d’exhaustivité qui anime Balzac. L’auteur aspire à la totalité, il veut représenter toute la vie moderne dans son œuvre, et dit même vouloir « concurrencer l’État civil » ! Cette ambition démesurée fait écho à celle qui anime le personnage principal d’Illusions perdues, comme on va le constater. Balzac affirme donc qu’Illusions perdues est une pièce-clé de ce grand ensemble, finalement constitué de 90 œuvres, écrites sur 21 ans. En plus d’occuper une place charnière, on va voir pourquoi, ce roman se distingue comme l’un des plus longs. Selon les éditions et la taille des volumes, il compte entre 500 et 1000 pages.

Balzac et les personnages de La Comédie humaine. Dessin à la plume de Grandville pour un projet d’éventail.

 

  • Genèse et structure du roman

En réalité, Illusions perdues ne désigne pas un roman au départ, mais trois : Les Deux Poètes ; Un grand homme de province à Paris ; Les Souffrances de l’inventeur. Ces romans sont publiés entre 1837 et 1843, et ils paraissent d’autant plus dissociés les uns des autres que Balzac les confie à différents éditeurs – jusqu’à ce que le troisième les réunisse en un volume, intitulé « Illusions perdues ».

Cette genèse se répercute sur l’ensemble du roman. En effet, ces trois livraisons constituent la seule et unique structure du roman : il est composé de trois parties, mais elles-mêmes ne sont pas divisées en chapitre, et il n’y a pas même de saut de ligne qui distingue des paragraphes ! Cette (non) structure est déterminante dans la constitution du rythme narratif. Elle invite le lecteur à passer d’un aspect de l’intrigue à l’autre, d’un moment à l’autre, d’un groupe de personnages à un autre… sans jamais aucune transition.

Ce rythme qui entraîne, qui fait tourner les pages sans pause, est en partie dicté par les conditions d’écriture dans lesquelles se trouve Balzac : menacé de mise en demeure par son éditeur, l’auteur se trouve obligé d’écrire au pas de course ! Là encore, sa situation évoque celle de son héros, Lucien, qui plusieurs fois écrit sous la contrainte. À la fin de la deuxième partie, Balzac le montre en train d’écrire des chansons populaires, grivoises, à côté du cadavre de la femme qu’il aime pour pouvoir lui payer un enterrement… une image saisissante.

  • La dynamique narrative de la perte des illusions

Le rythme de la narration est plus encore déterminé par la dynamique qu’impulse la perte des illusions. Parmi ces trois parties, c’est en partie la première, mais surtout la deuxième (« Un grand homme de province à Paris ») qui intéresse Pauline Bayle – de même que Xavier Giannoli, pour son adaptation cinématographique du roman. L’une et l’autre se focalisent sur Lucien, un jeune homme de province, qui a des velléités poétiques, bientôt distingué par Madame de Bargeton, noble d’Angoulême, qui essaie de le propulser au plus haut : à Paris.

Mme de Bargeton exige une dévotion totale de son protégé, et Lucien, une première fois, cède à la tentation du succès : il accepte de rater le mariage de sa sœur et de son meilleur ami à un jour près plutôt que de passer à côté de ce qu’il croit être la chance de sa vie. Ce schéma le poursuit tout au long de sa trajectoire dans le roman. À chaque dilemme qui s’offre à lui, malgré le premier mouvement qui le retient – au nom de l’amour, de l’amitié ou de l’honneur –, il finit par prendre le parti de l’ambition et se compromet ainsi un peu plus.

Ce mouvement en vient à caractériser sa trajectoire de la province à Paris, puis ses échecs successifs à Paris. Le titre du roman est en effet programmatique : Lucien va perdre ses illusions, et pas qu’une seule fois (le pluriel est important). Et il n’est pas le seul à perdre ses illusions : sa famille, qu’il déçoit et ruine, les perd à son sujet, ses amis les perdent, sa première maîtresse aussi, au moment de son arrivée à Paris, quand elle découvre le fossé qui sépare la noblesse de province de la noblesse parisienne…

En réalité, le titre signale une mécanique plutôt qu’un mouvement d’ensemble. Le héros ne tombe pas des nues qu’une seule fois, mais à d’innombrables reprises. La chance, le hasard, la charité de ses proches l’amènent chaque fois à croire que ses ambitions vont se réaliser, qu’il va parvenir à se placer au plus haut. Chaque fois, des déceptions, des trahisons, des pièges le font choir. Cette courbe que dessinent l’ascension puis la chute, on la retrouve à toutes les échelles : celle du roman tout entier, celle de la plupart de ses épisodes, et parfois même à l’échelle d’une description. L’arrivée de Lucien dans le salon de Mme Bargeton est exemplaire. Alors qu’il arrive devant une maison en pierre qu’il compare au Louvre, il constate que les escaliers qu’il fravit, d’abord en pierre, son ensuite en bois – la symbolique est prophétique. Une fois arrivé, la description se scinde entre la réalité du salon que souligne Balzac par de nombreux adverbes (« piteusement », « maigrement ») et des adjectifs (« simple », « mesquine », « vieille ») et l’effet que ce salon produit sur Lucien, qui croit rejoindre dans ce décor sa « souveraine », sa « reine ».

La chute est chaque fois d’autant plus douloureuse qu’elle n’engage pas que Lucien. En cédant à la tentation trompeuse de la gloire, le personnage compromet sa famille, ses amitiés, son honneur. Le jeune poète d’Angoulême qui « monte » à Paris avec un recueil de poèmes et un roman (dans la veine de Walter Scott, comme Balzac à ses débuts), devient un journaliste, un critique, et même un polémiste, prêt à assassiner l’œuvre d’un de ses amis pour se sauver de ses créanciers. Lucien en vient à renoncer progressivement à la gloire littéraire, puis à la gloire journalistique, en concentrant finalement ses espoirs de gloire sur l’anoblissement de sa famille – une gloire qui ne tient plus à son talent !

Le personnage est ainsi écartelé entre la gloire la plus haute et la misère la plus grande, écartèlement que Balzac inscrit dans son nom, double. Son personnage s’appelle Lucien Chardon par son père, pharmacien, et Lucien de Rubempré par sa mère. Et c’est bien entendu avec le nom à particule de sa mère que Lucien entend conquérir Paris.

Illusions perdues de Balzac, adapté à l’écran par Xavier Giannoli.

 

  • Un naïf grâce auquel dépeindre le monde

Lucien, quel que soit son nom, est un personnage naïf, qui ne tire jamais de leçons de ces aventures – ce qui entame un peu l’affection que lui porte le lecteur ! Cette affection décroissante imite celle que lui porte la sœur de Lucien. Au départ l’amour d’Ève pour son frère est inconditionnel, elle est prête à tout pour lui, à s’appauvrir à l’extrême pour lui permettre de briller. Mais de désillusions en déception, la sœur se détache progressivement de lui, jusqu’à ce que ne reste qu’un amour de devoir, dicté par leurs liens familiaux.

Lucien est tellement incapable d’apprendre de ses échecs que Balzac n’achève pas son roman avec sa mort – sociale ou biologique : alors qu’il est sur le point de mettre fin à ses jours après avoir précipité la chute de sa famille, une fois de retour en province, Lucien se laisse séduire par les promesses d’un homme d’église, nouveau Faust à qui il est prêt à vendre sa vie et avec qui il repart à la conquête de Paris ! Un personnage dit de lui : « ce garçon-là, c’est un roman continuel ». Balzac, qui maîtrise le cliffhanger comme les meilleurs scénaristes de Netflix, lui donne raison et propose de découvrir la suite de ses aventures dans les « Scènes de la vie parisienne ». Illusions perdues constitue en effet une charnière déterminante dans l’économie de la Comédie humaine, entre les « Scènes de la vie de province » et les « Scènes de la vie parisienne ».

Lucien est donc un personnage naïf, exposé à de multiples Faust qui se servent de lui et lui proposent des pactes qui le compromettent chaque fois plus. Ce personnage permet à Balzac de révéler certains mécanismes qui régissent les mœurs de province et les mœurs parisiennes. Une grande partie de ses analyses est consacré au développement du journalisme et à celui conjoint de l’imprimerie pendant la Restauration, que Balzac analyse notamment grâce au personnage de David Séchard, l’ami d’enfance de Lucien qui épouse sa sœur, au centre de la dernière partie et dont la fin permet au roman de s’achever. Mais Lucien permet également à Balzac de mettre au jour les manigances politique des journalistes et des nobles, qui défendent le parti libéral ou le parti monarchiste, ou encore les manigances juridiques des avoués de province. Introduit dans toutes les sphères de la société et dans tous ses complots grâce à son personnage, Balzac dépeint le monde entier, réalisant l’ambition du genre romanesque alors en plein développement. Fidèle à lui-même, l’auteur multiplie les descriptions, précises, mais son désir d’embrasser le réel est tel qu’il y substitue parfois des documents : lettres, comptes, articles, billets, poèmes…

Pendant un temps, Balzac offre à ce naïf la possibilité d’être sauvé. Peu après son arrivée à Paris, congédié par Madame de Bargeton qui craint pour son honneur, Lucien rencontre le Cénacle, un groupe de jeunes auteurs qui refusent les honneurs de la gloire, passent leur journée en bibliothèque et leurs soirées dans leur groupe restreint, entièrement dévoués au travail et à l’amitié. L’ambition démesurée de Lucien est d’emblée percée à jour par les membres du Cénacle, mais ils l’acceptent malgré tout comme un camarade et s’efforcent de le mettre en garde et le protéger – prévenances qui ne suffisent hélas pas à empêcher sa perte, inévitable.

Avec le Cénacle, comme avec David Séchard, figure d’inventeur non pas animé par la gloire mais par le désir de servir son pays, et même le monde, en réduisant le coût de production du papier, Balzac présente des antidotes au monde profondément corrompu par l’argent et le pouvoir qu’il dépeint. Dans les cercles parisiens ou les milieurs provinciaux, bourgeois, nobles ou commerçants ne sont liés entre que par des manigances, des intérêts qui se tissent jusqu’à entrer en conflit. Balzac en vient à décrire avec une précision extrême des machinations extrêmement sophistiquées – parfois même techniques, du point de vue financier ou juridique – qui rendent compte de son temps, et qui ont en outre des effets dramatiques : plus Lucien croit enfin toucher au but, plus il se hisse, et de plus haut il tombe.

La conclusion de toutes ses mésaventures est chaque fois la même : les intérêts priment sur le talent, la liberté est étouffée par les engagements et les compromis, et tout acte à des conséquences, suivant une logique marchande d’échange implacable. Cette logique amènera Georg Lukacs à dire d’Illusions perdues que c’est le roman de la « capitalisation de la littérature », capitalisation de la production du papier comme de la sensation lyrique.

Illusions perdues d’après Balzac, mise en scène Pauline Bayle.

 

  • Illusions perdues, inadaptable à la scène ?

Roland Barthes écrit : « Il faut se rappeler que Balzac, c’est le roman fait homme, c’est le roman tendu jusqu’à l’extrême de son possible, de sa vocation, c’est en quelque sorte le roman définitif, le roman absolu ». Balzac a en effet eu une influence extraordinaire sur le genre romanesque, sur tous ses contemporains et sur ses successeurs. Il est devenu une référence obligée pour tous les romanciers qui viennent après lui, se constituant en espèce de nouvel Homère, du roman moderne.

Illusions perdues, ample roman, trois en un au départ, pièce maîtresse de la Comédie humaine le démontre de multiples manières. Et pour cette raison précise, ce roman propose au théâtre un défi immense. Avec ses innombrables lieux, ses innombrables personnages réunis dans des scènes collectives mémorables, ses innombrables rebondissements noués dans des intrigues multiples… Illusions perdues se distingue par une abondance romanesque remarquable, par rapport à d’autres romans du même auteur, dont l’empan n’est pas aussi grand (Eugénie Grandet, par exemple).

Comment l’adapter, donc ?

La réponse revient à Pauline Bayle. Mais pour finir, on peut rappeler que Balzac rêvait d’être le Molière de son temps. Alain le dit : « Balzac a toute sa vie rêvé de théâtre » – et il ajoute : « ce n’était qu’un rêve ». Jean Vilar désigne quant à lui Balzac comme un « impatient amant du théâtre… ».  Balzac a écrit pour le théâtre, et ses romans ont fait l’objet d’adaptations qu’il a parfois lui-même signées (Vautrin, Le Faiseur). Pour autant, Balzac n’a jamais rencontré le succès au théâtre.

Colette aide à comprendre pourquoi lorsqu’elle dit : « Chez Balzac, tout est théâtre, sauf son théâtre ». Ses procédés sont en effet dramatiques, que ce soit le rythme de la narration, les retournements de situation, les effets spectaculaires, le sens de la mise en scène et des décors, les portraits de personnages pittoresques et leurs interactions dans des dialogues enlevés…

Plus spécifiquement, ce qui peut attirer le théâtre, dans ce roman-ci, c’est la représentation qu’offre Balzac du monde théâtral. La partie parisienne du roman est peuplée de critiques de théâtre qui se partagent le « gâteau » (c’est-à-dire qui se répartissent les salles de spectacle), qui revendent des billets, monnayent leurs critiques, tuent des auteurs ou font la gloire d’actrices… Sont également décrits des spectacles grâce à des articles, des spectacles qui sont parfois même… des adaptations de romans !

Enfin, l’amante de Lucien à Paris est une actrice, Coralie. Elle est la seule constante dans la vie parisienne de Lucien, elle est la seule à qui il reste fidèle jusqu’à la mort. L’ambition et l’argent étant des moteurs narratifs suffisants, Balzac met de côté le moteur amoureux qu’il a mobilisé au début du roman, pour la montée de Lucien à Paris avec Mme Bargeton.

Finalement, adapter ce roman, répondre à son aspiration pour le théâtre, stylistique, mais aussi thématique dans cette œuvre, c’est réaliser le rêve de théâtre qui animait Balzac.

F.

 

Related Posts