« Iliade » et « Odyssée » de Pauline Bayle au Théâtre Public de Montreuil – adapter Homère sans représenter l’épopée

La nouvelle saison du Théâtre Public de Montreuil est inaugurée avec un diptyque de la metteuse en scène Pauline Bayle récemment nommée directrice du lieu, Iliade et Odyssée. Le premier volet a été créé en 2015 au Théâtre de Belleville, puis présenté au Off d’Avignon. Le deuxième, produit par la MC2 Grenoble, date de 2017. Le diptyque constitué a reçu en 2018 le Prix Jean-Jacques-Lerrant de la révélation théâtrale, décerné par le Syndicat de la Critique. Depuis, la metteuse en scène a créé Chanson douce au Studio de la Comédie-Française, Illusions perdues d’après Balzac, et Les Suppliantes d’après Eschyle, dans le cadre du projet « Adolescence et territoire(s) ». Pour entamer son mandat de directrice, Pauline Bayle revient à ces deux spectacles qui l’ont propulsée dans le paysage théâtral et le pose comme geste fondateur de sa pratique, caractérisée par l’adaptation de textes épiques ou romanesques.

Après avoir récupéré sa place au comptoir, le public est renvoyé devant le théâtre. Il forme docilement une queue, mais le personnel d’accueil vient lui dire que c’est inutile. Une voix s’élève alors parmi la foule informe, puis une autre : Agamemnon et Achille s’affrontent, le second veut quitter l’armée grecque, humilié par le premier qui veut lui prendre son butin de guerre – une femme. D’un banc à l’autre, l’acteur et l’actrice passent parmi nous pour se haranguer. Ulysse entre dans la danse pour essayer d’apaiser le dissensus, mais il échoue à empêcher le départ d’Achille. Ulysse console alors Agamemnon en lui présentant l’armée sur laquelle il peut compter, transformant spectateurs et spectatrices en personnages de l’Iliade : celui-ci ou celle-là porte tel nom et a tel nombre de bateaux à mettre au service de l’armée grecque. Les personnes désignées sourient de se voir investies d’un rôle, tandis que l’armée prend corps de toutes les manières possibles (Ménélas est un enfant qui passe à vélo et ignore tout de ce qui se joue). L’indifférenciation des genres et des âges amplifie l’indifférenciation d’emblée posée par le fait qu’Achille est joué par une femme, Mathilde Méry, qui pousse sur sa voix pour essayer de crier aussi fort qu’Agamemnon et Ulysse. L’armée enfin constituée, il est temps de rejoindre le champ de bataille.

Après une longue transition causée par l’entrée en salle, le public ramené à sa place habituelle découvre un plateau quasiment nu : des rangées de seaux cernent l’espace central de la scène, structuré par une bande de papier épais scotchée au sol et des chaises. Au fond, deux panneaux distinguent les Grecs et les Troyens : Agamemnon, Achille, Ulysse, Ajax ou encore Patrocle d’un côté ; Hector, Andromaque, Hélène ou Priam de l’autre. Ce support didactique rappelle l’Henri VI de Thomas Jolly, qui grâce à la projection d’un arbre généalogique s’efforçait de situer tous les personnages de la fresque historique de Shakespeare les uns par rapport aux autres. Le soutien de ces deux panneaux paraît d’autant plus nécessaires qu’ils ne sont que cinq sur scène, pour raconter la guerre de Troie. Deux hommes et trois femmes tous habillés d’un pantalon treillis et d’un t-shirt kaki, qui changent de rôle en un clin d’œil à la faveur d’un déplacement ou d’un accessoire, et plus encore grâce au vocatif, à l’interpellation de l’interlocuteur par son nom au début de chaque réplique ou presque.

Pour s’emparer des 24 chants et plus de 15 000 vers d’Homère, Pauline Bayle resserre la perspective sur Achille. Seul sur le plateau après l’installation en salle, le corps voûté, il appelle : « Maman… Maman… ». Le héros troyen se trouve ramené au statut d’enfant en détresse, qui s’en remet à sa mère. Celle-ci est une déesse, Thétis, capable de demander à Zeus de donner la victoire aux Troyens pour venger son fils d’Agamemnon qui l’a spolié de son butin. La guerre de Troie d’Homère ne commence ainsi pas avec l’enlèvement d’Hélène, mais avec une autre dispute de deux hommes causée par une femme, la Troyenne Briséis. Ce différend fait intervenir les dieux dans le conflit : Thétis, Zeus, Héra, Poséidon et Aphrodite. Pauline Bayle opte là pour un décalage de ton complet qui rappelle encore la démarche de Thomas Jolly : les dieux ne parlent pas en vers épique comme les humains, mais, par un renversement burlesque, ont un langage quotidien, similaire au nôtre. Ce faisant, la metteuse en scène également à l’origine de l’adaptation accentue le caractère bouffon et profondément humain de ces dieux, esclaves de leur désir et de leur jalousie. Après avoir obéi à Thétis qui se promet à lui, Zeus se trouve piégé par sa femme Héra, qui veut rendre la victoire aux Grecs avec l’aide de Poséidon.

La dramaturgie se bâtit ainsi dans l’alternance entre les scènes comiques et légères que jouent les dieux et la gravité des combats que racontent les hommes. Le basculement d’un plan et d’un registre à l’autre est permis par les métamorphoses des acteurs et actrices qui changent constamment de rôle, et par la scénographie minimale, architecturée par les lumières de Pascal Noël. L’armature centrale est quant à elle offerte par Achille, de l’offense initiale qu’il subit et qui l’amène à impliquer les dieux dans la guerre, à la mort de son amant Patrocle qui le ramène dans le camp des Grecs pour tuer Hector – épisode au cœur du film de Wolfgang Petersen, dont les images reviennent en tête à l’écoute des récits des personnages.

De leurs récits, car quasiment rien n’est représenté sur scène. La metteuse en scène s’en remet entièrement aux vers d’Homère qu’elle a adaptés, dont on identifie encore la singularité dans les listes de noms propres qu’elle conserve, dans les descriptions précises de combat qui font voir des clavicules déboîtées ou des tempes transpercées, dans le souffle des narrations menées de manière chorale. L’enjeu de l’adaptation n’est en effet pas de donner à voir, mais de susciter des visions. Quelques rares – mais puissantes – images servent de support à l’imagination sollicitée : giclures de sang, armures de paillettes éblouissantes, arènes de poussière… trois fois rien, mais ces trouvailles intensifient le spectacle né des mots et permettent de traverser la densité narrative des combats, qui menace à plusieurs reprises d’égarer. Quand Achille triomphe d’Hector, que sa mère vient lui réclamer son corps pour organiser ses funérailles, s’interrompt le récit de la guerre de Troie, avant son dénouement – mais le public est invité pendant les applaudissements à découvrir l’autre pendant du diptyque.

Le spectacle débute cette fois en intérieur, dans une scénographie similaire : ce sont cette fois trois rangées de chaises qui délimitent l’espace de jeu, au centre duquel se trouve une plateforme. Un corps abattu se tient sur une des chaises, semblable à celui d’Achille. Il s’agit de Télémaque, fils d’Ulysse, qui pleure l’absence de son père, héros de la guerre de Troie qui n’est toujours pas revenu après neuf ans, et dont l’absence ne peut pas même être tenue pour sa mort, qui permettrait le deuil. À Athéna qui vient le trouver, Télémaque se plaint également des Prétendants, horde d’hommes qui convoitent Pénélope et siègent chez elle pour la convaincre de se marier avec l’un d’eux. La déesse rend espoir à Télémaque en l’envoyant trouver Ménélas pour qu’il lui donne des nouvelles d’Ulysse.

Pauline Bayle suit alors les boucles de l’impossible retour d’Ulysse à Ithaque. Cette épopée qui n’est pas linéaire, qui commence avec le désespoir de Télémaque, se poursuit avec l’arrive d’Ulysse chez les Phéaciens, dont l’accueil provoque le récit de la ruse du cheval de Troie, puis celui plus long encore du périple d’Ulysse. Les cinq acteurs et actrices deviennent alors Ulysse pour raconter les tempêtes, le cyclope Polyphème, la capture de la nymphe Calypso, et, à chaque étape, les morts innombrables des compagnons d’Ulysse. Viendront après ce récit au passé celui au présent de l’épisode des sirènes, de la traversée de Charybde et Scylla, et plus tard, le retour à Ithaque et la vengeance contre les Prétendants, grâce à un bain de sang orchestré par Ulysse et son fils.

L’exigence de la narration est plus grande encore que dans l’Iliade. À nouveau, la metteuse en scène renonce à toute forme de représentation tout en suivant le cours sinueux du chant homérique. L’épopée d’Ulysse est racontée en chœur, à une, deux, trois, quatre ou cinq voix, qui se passent le flambeau des vers simplifiés. Les corps servent de support à ce récit, ainsi que quelques visions, plus rares que dans Iliade – la terre enfin atteinte, le sang versé, le feu purificateur. À plusieurs reprises, la dimension suggestive du jeu, physique, s’arrête au seuil de la représentation : les retrouvailles d’Ulysse et Pénélope, tant attendues, après la reconnaissance jouée, ne seront pas données à voir mais racontées. L’adaptation prend ainsi la forme d’une grande chorégraphie ponctuée de dialogues lourd d’une émotion parfois empruntée, rapidement congédiée par un changement de rôle. Alors que Jenna Thiam se distinguait nettement de ses pairs dans Illusions perdues, les cinq acteurs et actrices trouvent ici un équilibre dans la circulation constante des rôles qui les limite individuellement mais de laquelle se dégage une profonde communion qui harmonise le chœur qu’ils forment.

La beauté du projet de Pauline Bayle réside dans son exigence. Si elle s’est servie de l’aura d’Homère, de deux textes fondateurs pour être identifiée en tant que metteuse en scène audacieuse, qui se confronte au patrimoine littéraire européen, les scènes des dieux mises à part, elle ne cherche pas à vulgariser outre mesure les œuvres dont elle s’empare, aspirant plutôt à confronter à ces textes qui sont autant connus qu’inconnus pour le public. La place que tient la réécriture dans son adaptation reste indécidable, mais le résultat est une langue à la fois littéraire et immédiate qui tient un rôle important dans la réussite de sa démarche. Cette langue, elle parvient à la faire entendre grâce à sa direction d’acteurs et grâce à une théâtralité exhibée – dont la puissance est un peu émoussée, après Illusions perdues, puis après Iliade. Odyssée prend en revanche une autre ampleur avec la question discrètement soulignée de l’accueil des étrangers. Se distinguent ceux qui considèrent que les étrangers sont des envoyés de dieux qu’il faut accueillir comme des rois, et ceux qui les rejettent et les méprisent, comme les Prétendants de Pénélope. Là, se tissent discrètement des liens avec le présent, de manière plus évidente qu’avec Iliade. Là, est révélé le potentiel de réflexion du texte au-delà de lui-même, sa capacité à entrer en dialogue avec notre époque – cette capacité que sondait Warlikowski avec le même texte pour penser l’impossible retour, avec une tout autre ambition, une tout autre exigence pour le théâtre, pour le jeu d’acteur et pour le spectateur, auxquelles Pauline Bayle semble pouvoir aspirer.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Iliade » et « Odyssée », rendez-vous sur le site du Théâtre Public de Montreuil.

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