Présentation d’Oncle Vania de Tchekhov,
dans la perspective de la mise en scène de Gilles Bouillon.
Show devant réalisé au Théâtre de Châtillon.
Quelques éléments de contexte…
Les dernières pièces de Tchekhov sont les plus célèbres. La Mouette est créé en 1895, Oncle Vania en 1897, Les Trois Sœurs en 1901 et enfin La Cerisaie en 1904, quelques mois avant sa mort. En 1895, il travaille donc à La Mouette et place quantité d’espoirs dans cette pièce. Cependant, elle ne rencontre pas le succès escompté. La création est même un échec retentissant, qui fait prendre à Tchekhov la décision de s’éloigner du théâtre. Amer, il confie dans sa correspondance regretter d’avoir « gâché » plusieurs sujets en en faisant des pièces de théâtre, et non des récits.
Certaines personnalités du théâtre de cette époque ne le laissent néanmoins pas se retirer et l’encouragent à écrire à nouveau. Tchekhov remanie alors une pièce de jeunesse intitulée « Le Sauvage », « L’Homme des bois » ou « Le Génie des forêts » selon les traductions, et en tire Oncle Vania. Un acteur lui en demande les droits, et ce sont deux détracteurs de La Mouette qui montent la pièce pour la première fois. La création en province rencontre aussitôt le succès, ce qui fait dire à Tchekhov que le succès est « imprévisible », car, contrairement à La Mouette, il ne comptait pas du tout dessus pour Oncle Vania !
Ce succès est attesté Maxime Gorki et reconduit par les deux grands maîtres du Théâtre d’Art, Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko, qui, après voir remonté La Mouette et révélé toutes les qualités de cette pièce, réclament Oncle Vania à Tchekhov pour jouer la pièce à Moscou. Un autre théâtre important, le Théâtre Maly, demande également les droits d’Oncle Vania, mais sous réserve de quelques changements. Le Théâtre d’Art, qui a la préférence de Tchekhov, l’emporte finalement et l’auteur peut dès lors assister aux répétitions, et ainsi livrer quelques clés de lecture décisives aux acteurs et actrices, et notamment à Olga Knipper, qui joue le rôle d’Éléna, avec qui il entretient une riche correspondance pendant tout le temps de la création. Tchekhov rate toutes les représentations pour des raisons de santé, mais le succès de la première création est confirmé, c’est un triomphe. Le soir de la première, Tchekhov reçoit des télégrammes par téléphone en pleine nuit, et il raconte dans ses lettres qu’il se lève, pieds nus, pour écouter les messages qu’on lui adresse, et qu’il ne peut se coucher tant les coups de téléphone sont nombreux ! Il écrit à un proche : « La première fois que ma gloire m’a empêché de dormir ». Le succès rejaillit sur le Théâtre d’Art, dont Tchekhov prédit qu’il écrit les meilleures pages d’histoire sur le théâtre russe…
Encouragé par les faveurs rencontrées par ces « Scènes de la vie à la campagne en quatre actes » – c’est le sous-titre qu’il donne à sa pièce pour souligner les libertés qu’il prend avec les conventions théâtrales en vigueur à l’époque –, également fort du succès de la reprise de La Mouette au Théâtre d’Art, Tchekhov décide de revenir pour de bon au théâtre et écrit alors Les Trois Sœurs et La Cerisaie.
Vania Voïnistki
Comme Julie Deliquet en 2016, pour une création avec la Troupe de la Comédie-Française, Gilles Bouillon modifie le titre de la pièce de Tchekhov, d’« Oncle Vania » à « Vania ! », avec un point d’exclamation. Ce changement de titre induit un changement de perspective qui amène à s’interroger sur le statut de plusieurs personnages.
En choisissant d’intituler sa pièce « Oncle Vania », Tchekhov place au cœur de notre attention le personnage de Vania, ou plutôt d’Ivan Petrovitch Voïnitski, dont chaque réplique est introduite par son nom de famille, Voïnitski, mais que les autres personnages appellent Vania. Ce personnage, comme d’autres de Tchekhov, notamment Platonov ou Ivanov, n’est pas sympathique, il est un de ces anti-héros qui se plaignent beaucoup et regrettent une grandeur qu’ils n’ont jamais connue. Dès sa première réplique, Vania relate que l’arrivée de son ex-beau-frère, le professeur Sérébriakov, et de sa nouvelle femme, Éléna, a déréglé le cours du temps, que depuis, il dort le jour et boit de l’alcool au lieu de travailler à l’entretien du domaine où se déroule l’action. Vania s’avoue pris d’une paresse extraordinaire, qui le fait « grogner » toute la journée et s’emporter bien souvent contre sa mère ou à son beau-frère. Le reste du temps, il fait part de sa profonde dépression et des idées suicidaires qui lui passent par la tête.
Quand il se confie un peu, on découvre qu’il est un personnage torturé par le regret de n’avoir pas mené une vie plus ambitieuse. Il dit avoir vécu dans l’ombre de son beau-frère, le professeur, qu’il admirait beaucoup dans sa jeunesse, comme sa sœur, première femme du professeur, et sa mère, et qu’ils ont sacrifié leur vie pour sa gloire, en entretenant le domaine familial et en lui envoyant des rentes lui permettant de mener sa vie d’intellectuel, mais aussi en relisant attentivement ses articles et ses brochures. Il y a cependant eu – on ne sait pas exactement à quel moment – un violent moment de désillusion. Désormais, Vania-Voïnitski n’a plus que mépris pour le professeur, il considère qu’il ne comprend rien à rien, qu’il n’a produit que du vent pendant toutes ces années. Ce constat le rend d’autant plus amer qu’il n’a pas seulement perdu son temps à le servir ; cette fausse gloire lui a coupé les ailes, elle l’a cantonné dans son ombre, et pour elle, Vania a refoulé toutes ses convictions et ses potentiels dons.
Vania est d’autant plus jaloux de Sérébriakov qu’après avoir été le mari de sa sœur, pour laquelle il exprime un amour et un respect infinis, il s’est remarié avec une très jeune femme, Éléna, qui plaît énormément à Vania et qu’il séduit éhontément malgré ses refus. Le succès du professeur auprès des femmes accuse le célibat de Vania, qui a passé sa vie avec pour seule compagnie féminine sa mère et sa nièce, la fille du professeur, avec qui travaille au domaine…
Vania se trouve donc torturé entre la haine qu’il éprouve pour le professeur et le désir que suscite en lui Éléna, qui vient l’exciter à un endroit de sa sensibilité qu’il complètement négligé toute sa vie. Lors de ses diverses confrontations avec elle, il se trouve pris par des élans lyriques qui laissent entrevoir la façon dont il pourrait être sauvé par l’amour, dont l’amour pourrait soudainement donner sens à sa vie. Ces élans sont dramatiquement repoussés par Éléna, jusqu’au retour à la situation initiale : le professeur et Éléna quittent le domaine, Vania retourne à son travail anonyme, sans aucun espoir pour l’avenir.
C’est donc sur ce personnage peu attachant que Tchekhov attire notre attention. Cependant, l’auteur nous invite à une perspective bien particulière en ne nommant pas sa pièce « Vania » ou « Voïnitski » – comme il a pu appeler une précédente pièce « Ivanov » par exemple –, mais « oncle Vania », titre qui invite à s’intéresser à un lien familial bien particulier.
Oncle Vania : la perspective de Sonia
Dans la pièce, la liste des personnages est déterminée par le Professeur et non par Vania. Sérébriakov est présenté en premier, puis vient sa seconde femme, Éléna, sa fille, Sonia, son ex-belle-mère, son ex-beau-frère (Vania), et les personnages qui vivent ou passent au domaine. Dans cette liste de personnages, une seule personne est susceptible d’appeler Vania « oncle Vania » : il s’agit de Sonia, la fille du professeur et de la sœur de Vania, décédée lorsqu’elle était enfant.
Sonia n’a pas suivi son père dans sa grande carrière de professeur, elle est restée au domaine avec son oncle et tous deux travaillent ensemble à son entretien avec ardeur – du moins jusqu’à l’arrivée du professeur et d’Éléna, qui les contaminent tous deux d’une redoutable paresse. En effet, depuis, Sonia se laisse elle aussi aller et ne travaille plus. Cette langueur l’amène à son tour à laisser libre cours à des sentiments qui n’avaient jusque-là pas leur place dans sa vie, qui se cristallisent sur le médecin Astrov, ami de Vania.
Mais contrairement à son oncle, Sonia est un personnage très discret, auquel on ne prête pas beaucoup attention à côté des coups de sang de Vania et de son père, ou à côté de la brillante Éléna qui lui fait de l’ombre par sa beauté éclatante. Elle n’est pas une jolie femme, elle le sait, et elle n’a pas un caractère très prononcé.
C’est pourtant à travers son prisme à elle que Tchekhov veut qu’on regarde la pièce. Si on adopte sa perspective, on constate que Sonia est la seule à pouvoir raisonner son oncle. D’innombrables fois, elle le calme alors qu’il s’emporte – et alors que Vania n’écoute personne, il s’arrête aussitôt quand c’est Sonia qui lui demande de le faire. Sonia est le seul personnage à être vraiment respecté par Vania, et on comprend pourquoi quand il lui confie qu’elle lui rappelle sa mère très regrettée, qu’il aimait d’un amour pur.
Sonia est donc la seule capable de dompter Vania, de le canaliser. Elle le fait autant de fois que nécessaire, à une exception près. À l’acte III, quand son père, le professeur, annonce qu’il a fait de savants calculs et qu’il serait une opération financière avantageuse de vendre le domaine, Vania se met hors de lui et lui reproche l’absence de reconnaissance de tout le travail qu’il a effectué avec Sonia pour entretenir le domaine et lui envoyer de l’argent. Cette fois, pour la première fois, Sonia n’arrête pas Vania. Elle laisse sa colère – qu’elle juge légitime – se déchaîner, et contribue ainsi à dissuader le professeur de vendre et à précipiter son départ et celui de sa femme.
Enfin – et ce n’est pas rien –, c’est à Sonia que revient le fin mot de la pièce. Alors que Vania et elle retournent à leur travail une fois le professeur et Éléna partis, elle tente de réconforter Vania (et elle avec) en lui disant qu’ils vont se consoler grâce à leur labeur, que le travail assurera leur salut dans l’au-delà, que la joie dont ils ont été privés dans leur vie terrestre leur viendra après leur mort, et qu’une fois morts, ils pourront se reposer… Par ce discours, Éléna exprime la foi profonde qu’a Tchekhov dans la valeur du travail – lui qui est médecin avant d’être écrivain, et qui a subvenu tant bien que mal aux besoins de sa famille grâce à ce travail –, mais aussi un renoncement à la vie profondément dramatique, caractéristique de plusieurs des personnages du théâtre de Tchekhov.
Le titre de la pièce et cette dernière réplique invitent donc à l’envisager depuis le point de vue bien particulier de Sonia. Un dernier personnage, qui a gagné en importance avec le temps, dispute cependant la vedette à Vania et Sonia. Il s’agit du médecin Astrov.
Astrov, le visionnaire
Tchekhov attirait déjà l’attention sur ce personnage dans la première version de sa pièce, celle qu’on nomme tantôt « L’Homme des bois », tantôt « Le Génie des forêts » : c’est le médecin Astrov que ces expressions désignent.
Dans Oncle Vania, Astrov est un ami médecin qui vient au régulièrement au domaine pour soigner la goutte du professeur (qui refuse de se faire soigner par lui). Comme Vania et Sonia, Astrov se trouve bientôt contaminé par l’inertie générale et, pour une fois, ne repart pas aussitôt sur les routes soigner d’autres malades. Il reste un peu et se laisse lui aussi charmer par Éléna, qu’il entreprend également de séduire sans voir que Sonia l’aime. Lui aussi, à la fin, repartira et laissera l’oncle et sa nièce à leur travail.
Indépendamment de sa fonction de médecin, Astrov a une passion. Une passion pour les bois, pour les forêts, qui lui fait tenir de grands discours sur leur disparition progressive. Des discours prémonitoires, d’une actualité sidérante. Au premier acte, Astrov dénonce une espèce de passion de la destruction chez l’homme, qui abat des hectares de forêt, alors qu’elles constituent une ressource extrêmement précieuse qui ne peut être remplacée, recréée. Sa pensée écologique est en outre sous-tendue par une pensée philosophique. Astrov est convaincu que les forêts adoucissent les climats et le caractère des hommes – réflexion qui évoque certaines réflexions développées aujourd’hui, sur la sociabilité des arbres par exemple.
À l’acte III, Astrov expose à Éléna sur une grande carte le rythme de la disparition des forêts, et avec elles, des animaux, et il énumère les maladies que causent les marais qui remplacent les forêts… Le médecin est interrompu dans ses démonstrations par Éléna qui est plus soucieuse de savoir ce qu’Astrov pense de Sonia, et qui ne s’intéresse pas beaucoup à ces questions – comme Vania d’ailleurs. Seule Sonia crédite ce discours ! – nouvel indice de l’importance qu’il faut accorder à ce personnage.
La parole d’Astrov, végétarien avant l’heure, est d’autant plus retentissante que s’il exposes ses idées avec inquiétude, il exprime aussi un espoir profond en l’avenir. Il affirme que le climat est « un tant soit peu en [son] pouvoir », et que, lorsqu’il plante un jeune bouleau, il se sent fier et pense aux générations qui viendront après lui et lui en seront gré. Ce discours saisissant de prémonition, auquel le temps a donné un retentissement puissant, confère au personnage une place saillante dans la pièce de Tchekhov, au point qu’Astrov en vient à disputer le premier rôle de la pièce à Vania, au Professeur, et à Sonia.
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ÉLÉNA ANDRÉEVNA. On m’avait dit que vous aimiez beaucoup les forêts. Bien sûr, tout cela peut être d’une grande utilité, mais n’est-ce pas une entrave à votre vocation véritable ? Vous êtes docteur, non ?
ASTROV. Dieu seul peut savoir ce que c’est, notre vocation véritable.
ÉLÉNA ANDRÉEVNA. Et c’est intéressant ?
ASTROV. Oui, c’est une charge intéressante.
VOÏNITSKI (avec ironie). Oh combien !
ÉLÉNA ANDRÉEVNA (à Astrov). Vous êtes encore un jeune homme, vous avez l’air d’avoir… enfin, trente-six, trente-sept ans… et ce n’est sans doute pas aussi intéressant que vous le dites. La forêt, toujours la forêt. À mon avis, ça doit être monotone.
SONIA. Non, c’est vraiment intéressant. Mikhail Lvovitch plante chaque année de nouvelles forêts, et on lui déjà envoyé une médaille de bronze et un diplôme. Il se démène pour qu’on ne détruise pas les anciennes. Si vous l’écoutez, vous penserez tout à fait comme lui. Il dit que les forêts embellissent la terre, qu’elles apprennent à l’homme à comprendre ce qui est beau et lui inspirent une humeur majestueuse. Les forêts adoucissent la rudesse des climats. Dans les pays où le climat est doux, on dépense moins de forces pour lutter contre la nature, et c’est pour cela que l’homme y est plus doux et plus tendre ; là-bas, les hommes sont beaux, ouverts, faciles à éveiller, leurs paroles ont de l’élégance, leurs gestes, de la grâce. Chez eux fleurissent les sciences et les arts, leur philosophie n’est pas sombre, dans leurs rapports avec les femmes, ils sont d’une élégante noblesse…
VOINITSKI (riant). Bravo, bravo !… C’est charmant, tout ça, mais pas très convaincant, alors (à Astrov) permets-moi, mon ami, de continuer de mettre des bûches dans mon poêle et de construire des hangars en bois.
ASTROV. Tes poêles, tu peux y mettre de la tourbe, et, tes hangars, tu peux les faire en pierre. Soit, je veux bien, qu’on abatte les forêts par nécessité, mais pourquoi les exterminer ? Les forêts russes craquent sous la hache, des milliards d’arbres sont tués, on change en désert les habitations des animaux et des oiseaux, les rivières baissent et tarissent, des paysages merveilleux disparaissent sans retour, tout ça parce que l’homme, dans sa paresse, n’a pas le bon sens de se baisser pour prendre son combustible dans la terre. (À Eléna Andréevna.) N’est-ce pas que c’est vrai, madame ? Il faut être un barbare sans conscience pour brûler dans son poêle toute cette beauté, pour détruire ce que nous ne pouvons pas créer. L’homme a été doué de raison et de force créatrice pour multiplier ce qui lui était donné, mais, jusqu’à présent, il n’a pas créé, il a détruit. Les forêts, il y en a de moins en moins, les rivières tarissent, le gibier a disparu, le climat est détraqué, et, chaque jour, la terre devient plus pauvre et laide. (À Voïnitski.) Tu me regardes d’un air ironique, là, et rien de ce que je dis ne te paraît sérieux… et… peut-être que, pour de bon, c’est des histoires de toqué, mais quand je passe devant les bois des paysans que j’ai sauvés de la hache, ou quand j’entends bruire ma jeune forêt, plantée de mes propres mains, j’ai conscience de ce que le climat, lui aussi, est un tant soit peu en mon pouvoir, et que si, dans mille ans, les hommes sont heureux, eh bien, ça sera aussi, un tant soit peu, à cause de moi. Quand je plante un jeune bouleau, que je le vois se couvrir de feuilles et se balancer dans le vent, mon âme s’emplit de fierté, et je… (Voyant le valet de ferme qui lui apporte un petit verre de vodka sur un plateau.) N’empêche… (Il boit.) il est temps que j’y aille. Tout ça, sans doute, c’est des histoires de toqué, en fin de compte. J’ai bien l’honneur de vous saluer ! (Il se dirige vers la maison.)
SONIA (elle lui prend le bras et marche à ses côtés). Alors, quand reviendrez-vous nous voir ?
ASTROV. Je ne sais pas…
SONIA. D’ici un mois, encore ?…
Astrov et Sonia entrent dans la maison.
Trad. André Markowicz et Françoise Morvan