« Illusions perdues » de Pauline Bayle au Théâtre de la Bastille – Balzac sans illusion mais avec beaucoup d’ambition

Le Théâtre de la Bastille inaugure sa saison avec un spectacle créé en janvier 2020 mais resté de longs mois dans les limbes (tout le temps de la crise sanitaire) avant de reprendre vie au printemps dernier : Illusions perdues de Pauline Bayle, d’après Honoré de Balzac. La jeune metteuse en scène confirme avec ce spectacle sa prédilection pour les textes non théâtraux. Après Iliade et Odyssée, après Chanson douce d’après Leïla Slimani, voilà qu’elle s’attaque à l’une des œuvres les plus connues de Balzac, représentant emblématique du genre romanesque. Illusions perdues relate l’ascension et la chute d’un jeune poète venu trouver la gloire à Paris. D’un roman de 700 pages, Pauline Bayle crée une œuvre de 2h30 qui embarque et offre le spectacle d’un vaste récit mis en corps et en actes – spectacle permis par des acteurs impressionnants.

Le Théâtre de la Bastille est bondé : il est bien fini le temps des demi-jauges ! Munis d’un pass et masqués, les spectateurs se pressent aux portes de la salle car ils savent qu’ici ils ne sont pas placés. Quand ils sont autorisés à entrer, ils se dépêchent de repérer la meilleure place possible avant de s’y installer. Après cet empressement, vient le temps de l’attente, devant un rideau opaque. Quand arrive une jeune fille avec une grande chemise noire, qui nous regarde en souriant avant de prendre la parole, on s’attend à ce qu’elle nous dise qu’il faut éteindre nos téléphones portables. À la place, elle se met à déclamer un texte avec une intonation marquée, les yeux à demi-fermés, le corps tendu comme un arc, presque douloureux. Malgré ses efforts, le sens des mots nous échappe, au point que l’on en vient à se demander si l’on avait oublié que la langue de Balzac était si compliquée à comprendre, ou si c’est parce qu’elle est déclamée et non lue qu’elle paraît si difficile à déchiffrer.

Quand la jeune fille a terminé, un encouragement enthousiaste salue la performance. Il vient d’une femme assise dans le public, qui se lève, félicite Lucien de Rubempré et le présente à l’audience – avec une simplicité qui contraste nettement avec ce qui précède – comme un jeune poète prometteur de la ville d’Angoulême qu’elle a pris sous sa protection. Un des invités de Madame de Bargeton, lui aussi mêlé au public, proteste et dit que la poésie le fait dormir. Ni une ni deux, la jeune noble décide de faire briller l’étoile qu’elle pense avoir dénichée à Paris. Elle demande à son protégé une dévotion totale, et Lucien, une première fois, cède à la tentation du succès : il accepte de rater le mariage de sa sœur à un jour près plutôt que de passer à côté de ce qu’il croit la chance de sa vie. Le schéma qui le poursuit tout au long de sa trajectoire dans le roman est d’emblée mis en place : à chaque dilemme qui s’offre à lui, malgré le premier mouvement qui le retient – au nom de l’amour, de l’amitié ou de l’honneur –, il finit par prendre le parti de l’ambition et se compromet ainsi un peu plus.

Cette entrée en matière fulgurante crée l’attente d’un décor de salon parisien, avec meubles tapissés et dorures. Rien de tel quand le rideau s’ouvre : on croit un instant découvrir un reflet de nous-mêmes, mais ce sont bien d’autres spectateurs, eux aussi masqués, qui se trouvent au fond du plateau, en compagnie d’autres encore, placés sur les côtés. Le dispositif quadri-frontal anéantit aussitôt tout espoir d’illusion, et même de voir le plateau se métamorphoser. Les passages sont étroits qui mènent vers les coulisses, au point qu’il paraît évident que les moyens de la représentation vont être limités. Tout le spectacle va donc reposer sur les acteurs, dès lors scrutés avec plus d’attention encore. Mais il apparaît bien vite qu’ils sont à la hauteur de l’ambition de la metteuse en scène : il ne faut que peu de temps pour qu’ils s’imposent physiquement, qu’ils démontrent leur capacité à débiter une quantité impressionnante de texte, à occuper un espace vide sans tourner trop longtemps le dos à aucune des faces du public, tout en faisant vivre leurs personnages et en les entourant par leurs mots de multiples décors : des rues, des théâtres, des appartements, des bureaux…

Pauline Bayle n’a que rarement recours à l’entremise d’un narrateur sur scène. Il n’arrive qu’à deux ou trois reprises qu’un acteur, alors en retrait du plateau, dise un texte non à la première mais à la troisième personne. Et la voix de Guillaume Compiano, lorsqu’il décrit l’arrivée de Lucien à Paris – Paris qui ne semble guère avoir changé depuis l’époque de Balzac – est si envoûtante qu’elle fait presque regretter qu’il n’endosse pas plus régulièrement ce rôle. Le reste du temps, la réécriture a consisté à « faire coïncider le présent de l’histoire » avec « le présent de la représentation ». L’une des convictions profondes de la metteuse en scène est en effet que le temps du récit, dans ce roman, est avant tout un temps de l’action, ce qui l’amène à parler d’une « dramaturgie de l’instant » au sujet du roman. C’est dans tous les cas une telle dramaturgie qu’elle déploie dans son adaptation, faisant la plupart du temps oublier qu’il est question d’une adaptation – mais jamais qu’il est question d’un roman, et c’est précisément dans cette ambigüité que réside la réussite du projet. Les scènes s’enchaînent avec une fluidité toute théâtrale, sans que jamais soit entamée l’impression d’abondance que produit la lecture d’un roman.

Cette impression est produite grâce aux cinq acteurs, qui, avant toute chose, parlent beaucoup, disent une quantité de chose à un rythme soutenu. À la faveur d’un changement de pull, de veste ou de chemise, ils passent d’un rôle à l’autre – la jeune fille du départ, Jenna Thiam, mise à part, qui reste tout au long du spectacle Lucien de Rubempré, de ce fait condamnée à se trouver au centre du plateau pendant presque toute la durée du spectacle. Tous entraînent ainsi d’une scène à l’autre et reconstituent le fil de la trajectoire de Lucien, d’Angoulême à Paris, du salon d’une noble à une chambre d’hôtel, d’un hall de théâtre à une rue, d’une bibliothèque à la direction d’un journal… L’adaptation révèle la place accordée au monde du théâtre dans cette œuvre. Les soirées au théâtre, dans le hall ou les loges du public, sont nombreuses. Des scènes de spectacles sont même évoquées, qui sont en outre des adaptations de romans. Pour compléter le tableau de cette vie théâtrale, Balzac évoque encore le monde de la critique, en évoquant notamment la façon dont les journalistes se répartissent entre eux le Français, l’Odéon, l’opéra, le boulevard et le vaudeville. Ces multiples mises en abyme, quoiqu’elles ne soient pas particulièrement mises en valeur ni dans le spectacle ni dans les textes qui l’entourent, donnent de la pertinence à la démarche de Pauline Bayle.

L’ascension que les acteurs relatent est faite de déviations. Lucien ne réussit pas à faire publier les poèmes qui l’amenaient à Paris, et il en vient même à oublier le roman qu’il avait écrit. À défaut de devenir écrivain, il devient critique, journaliste, polémiste – en commençant chaque fois par dire non, puis par céder aux pactes que lui proposent les multiples Faust qu’il croise sur son chemin. Que ces diables prennent la forme d’un homme ou d’une femme, tous lui démontrent la même chose : que les intérêts priment sur le talent, que la liberté est étouffée par les engagements et les compromis, et que tout acte à des conséquences, suivant une logique marchande d’échange implacable. Malgré sa candeur, ses hésitations et ses faiblesses, Lucien reste profondément attachant. Et ceux qui l’entourent ne sont pas cantonnés au rang de satellites qui entourent le jeune poète. Les quatre autres acteurs, Charlotte Van Bervesselès, Hélène Chevallier, Guillaume Compiano et Alex Fonja, réussissent chaque fois à donner un relief particulier à leurs personnages, à Madame de Bargeton, à Coralie, à Étienne Lousteau, à Daniel d’Arthez et plusieurs autres encore. Loin de n’être que des caricatures brossées en quelques traits, ces personnages gagnent en relief à chacune de leurs apparitions, tantôt sympathiques, tantôt agaçants, tantôt odieux, tantôt touchants. Il y a quelque chose de profondément troublant à voir la capacité des acteurs à faire revivre l’un ou l’autre personnage laissé pour un temps de côté, sans parfois même de transition, et à les voir réussir à leur donner à chaque fois plus d’épaisseur. Grâce aux acteurs, à leurs capacités de métamorphose, on en vient ainsi à voir chacun des personnages, comme on voit les décors inexistants autour d’eux. Ce sortilège est autant le résultat de l’efficacité des dialogues – permise grâce à une connaissance profonde du roman dont témoignent les textes reproduits dans le programme de salle – que de la puissance du jeu des acteurs.

Contrairement à Lucien qui renonce devant le moindre effort, Pauline Bayle propose un spectacle exigeant. Pour les acteurs, contraints d’endosser de nombreux rôles dans une scénographie presque vide, simplement cernés par les spectateurs, et eux-mêmes spectateurs quand ils ne sont pas dans l’arène. Et pour les spectateurs, embarqués pour 2h30 sans entracte, confrontés à cette même scénographie presque vide et obligés de s’en remettre au texte et aux acteurs, car c’est tout ce qui reste dans cette mise en scène. Des moments de grâce émergent à la faveur de tant d’exigence. Tout au long du spectacle, pour commencer, Jenna Thiam, dont le personnage androgyne évoque l’Orlando de Virginia Woolf, est lumineuse, souple, puissante. Il faut plus précisément citer la deuxième critique qu’écrit Lucien sur le livre de Raoul Nathan, critique qui fait l’éloge du roman de son époque, capable d’allier l’idée à la chair et de faire rire et d’émouvoir – ce que la comédie ne fait plus depuis longtemps, dit-il. Cette scène suffit à elle seule à démontrer la justesse de l’adaptation de ce roman. L’acmé de l’ascension relatée, la fête de Lucien et Coralie, constitue quant à elle une exception mémorable dans le spectacle. Pour la première fois, le public est invité à voir plutôt qu’à entendre, à voir les corps des acteurs libérer toute l’énergie qui les anime depuis le début, à les voir sauter et danser dans une lumière tamisée, au son de la très belle création sonore de Julien Lemonnier, qui dès les premières minutes du spectacle retenait l’attention. Ces corps dansent jusqu’à l’épuisement, tandis qu’ils révèlent que le sol qui délimite l’aire de jeu n’était pas fait de moquette, mais de terre battue grise, une terre qui vole à mesure que leurs pieds frappent le sol et qui annonce ainsi leur chute prochaine. Bientôt leurs corps jusque-là verticaux s’inclinent et leurs costumes sont tachés par cette terre, à mesure que les dettes s’accumulent, que les cabales s’abattent sur Lucien alors qu’il passe d’un parti à l’autre et d’un journal à l’autre, et qu’il finit de trahir ses derniers amis dans l’espoir de sauver son amante.

Le spectacle laisse finalement l’impression non pas d’avoir vu une œuvre sur scène, mais de l’avoir lue. Le spectateur repart en effet avec en tête des images semblables à celles que la lecture peut créer, de celles qui laissent le souvenir profond d’une œuvre. Grâce au théâtre, l’œuvre paraît même avoir été vécue, à plusieurs, dans une salle, face à des corps vibrants, vivants et extrêmement beaux. Cette littérature amenée sur scène, qui sollicite si profondément l’imagination, déplace, entraîne ailleurs, fait voyager. Le voyage est d’autant plus impressionnant qu’il est permis par trois fois rien – et pourtant tout : un roman, son adaptation et des acteurs dirigés avec précision, puissants, multiples. Pauline Bayle dit vouloir offrir un « théâtre littéraire, brut et incandescent ». Contrairement au personnage de Balzac, la metteuse en scène ne transige sur rien pour y parvenir et c’est de cette manière qu’elle voit son ambition se réaliser.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Illusions perdues », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.

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