« La Cousine Bette » de Balzac – la passion de la vengeance

Dans l’architecture de la grande cathédrale constituée par la Comédie humaine, une petite ogive, appelée Les Parents pauvres, est constituée de deux arcs, La Cousine Bette et le Cousin Pons. Inscrits dans la section des Scènes de la vie parisienne, ces deux romans sont le pendants l’un de l’autre par leurs personnages éponymes, symétriquement opposés mais tous deux animés par la passion – car la symétrie implique des ressemblances. La Cousine Bette constitue le versant négatif de ce diptyque et relate la déchéance d’une famille sous la Monarchie de Juillet. Dans cette œuvre s’exerce la férocité redoutable de Balzac qui se fait un plaisir de dépeindre la réalité telle qu’elle est, dans toute sa médiocrité et sa noirceur.

La Cousine BetteLe roman paraît d’abord sous forme de feuilleton dans le Constitutionnel, à une époque où Balzac envie la popularité d’Eugène Sue. Celui-ci séduit le grand public avec ses Mystère de Paris, immense fresque dans laquelle il exploite largement la veine romanesque en multipliant les rebondissements et les situations indémêlables. Balzac voudrait à la fois conquérir ce lectorat et le succès qui l’accompagne pour essuyer les dettes qui pèsent alors sur lui, et ennoblir le genre du roman-feuilleton avec la Cousine Bette. Loin de renoncer à son art, à son projet d’observation de la société avec ce « roman terrible » comme il le décrit à Mme Hanska, il met au contraire en œuvre la méthode qu’il a mise au point au service de cette sombre histoire. Le succès est alors immédiat.

Bien que la cousine Bette donne son titre au roman, le personnage est loin d’en dominer la scène. Celle-ci est en effet surtout occupée par la famille Hulot, dont elle est la parente pauvre, à la tête de laquelle se trouve le baron, premier agent de destruction des siens. Malgré – ou à cause de – l’exemplarité de son épouse, Adeline, il entretient des femmes l’une après l’autre et dilapide sa fortune et celle de ses enfants, incapable de surmonter son penchant. Sur ce terrain, il est le rival du beau-père de son fils, Crevel, qui, quoiqu’il aborde ses relations comme des affaires et se préserve ainsi de la ruine, est tout aussi aveuglé par son désir. Après une première amante commune, ils se disputent la petite femme du monde Valérie Marneffe, prête à tout pour s’enrichir. Toutes ces relations dévastatrices et immorales sont tissées dans l’ombre par la fameuse cousine Bette, qui se venge de la beauté de sa cousine Adeline dont elle souffre depuis l’enfance, puis de sa réussite sociale qu’elle ne supporte pas, et enfin du mariage de sa nièce Hortense avec l’artiste qu’elle avait pris sous sa protection et auquel elle portait un amour pour le moins ambigu. Incapable de se satisfaire de sa propre ascension, de la fortune qu’elle se bâtit peu à peu, elle œuvre sans relâche à l’anéantissement de ses proches, impitoyable.

Balzac justifie un tel caractère et un tel projet par la nature de son personnage. Fasciné par les êtres chastes, qui le sont volontairement ou non, il développe la théorie selon laquelle leurs flux jamais mis en circulation excitent leurs nerfs et leurs passions sans cesse refoulées doivent s’assouvir par d’autres moyens, nécessairement dérivés. En ce sens, la vieille fille apparaît comme un puissant ressort romanesque, et la haine de Lisbeth Fisher, intarissable, inébranlable, qui va jusqu’à s’exercer contre celui qui fut son protégé, le sculpteur Wenceslas, ne peut s’expliquer que par cette cause presque physiologique.

Avec Bette, la passion prend la forme de la vengeance, celle qui se bâtit sur toute une vie et qui n’apporte jamais satisfaction – celle qu’ont pu également peindre Dumas ou Maupassant. Vengeance en réaction à une offense pas même consciente, qu’il suffirait de désamorcer en demandant simplement réparation d’un tort depuis oublié, qui serait mille fois compensé par un être aussi compassionnel que l’est Adeline Hulot. Mais Balzac pousse le vice encore plus loin car Bette ne se poste pas en ennemie de ses cousins, bien au contraire. Alors qu’elle travaille chaque jour à leur perte, elle se fait passer pour leur unique soutien et leur dernière amie dans la suite des débâcles qu’ils traversent. Hypocrite au plus haut point, la vieille fille est prête à vivre chaque jour près de ceux qu’elle hait pour mieux assister à leur chute, pour être certaine d’avoir une place aux premières loges pour admirer le spectacle de leur souffrance et de leur désespoir.

Le personnage reste donc secret une fois ses intentions annoncées, comme le Iago de Shakespeare, et de Bette finalement sont moins révélés les instincts de bête, la rage animale, que les actions. Elle se fait dès lors la complice de tous et aide les uns et les autres, d’une naïveté et d’un aveuglement incomparables, à se tromper mutuellement. Après la dernière offense qu’elle subit, la perte de son protégé Wenceslas, elle découvre en Valérie Marneffe l’instrument idéal de sa vengeance contre les siens. À l’inverse de sa confidente, la jeune femme a un pouvoir d’attractivité tel que tous les hommes qui la croisent veulent devenir son amant et sont prêts à tout pour obtenir d’elle l’exclusivité. Balzac pousse si loin son charme qu’elle arrive à soumettre grâce à lui quatre prétendants en même temps, en plus de son mari : le baron Hulot, Crevel, Wenceslas prêt à quitter Hortense pour elle et un Brésilien qui fut son premier amour. Tous se croisent chez elle et se félicitent d’avoir la primeur sur les autres, d’endosser la paternité de l’enfant qu’elle porte, argument qu’elle soutient à chacun comme un gage de son amour suivant un procédé vaudevillesque.

On voit avec ce genre de situations comment le réalisme peut être mis en danger par le romanesque. La prouesse de maintenir quatre hommes dans l’aveuglement ébranle la vraisemblance, tout comme l’amour inconditionnel d’Adeline Hulot pour son mari, constamment mis à l’épreuve par des offenses impardonnables, qu’elle lui pardonne pourtant l’une après l’autre avec amour au point de devenir presque pathétique. Si Balzac peut encore justifier les talents de Valérie Marneffe par la précision de multiples montages financiers, le calcul technique de rentes et d’héritages, jusqu’à rendre indissociables la passion et l’argent qu’elle coûte à ceux qui en sont la victime, rien ne peut expliquer la sainteté d’Adeline Hulot. Véritable héroïne du roman, au sens positif du terme, inspirée de Mme Hanska pour qui l’amour de Balzac est absolu, Adeline l’ouvre et le clôt au cours de deux scènes qui mettent à l’épreuve sa pureté et qui ne font qu’encadrer une série de démonstrations de sa vertu dans ce milieu corrompu, incapable de s’élever au-dessus de la fange.

La Cousine Bette - ldpElle mise à part, Balzac n’épargne aucun de ses personnages et dépeint leur médiocrité avec plaisir et dureté. Mais derrière se lit une pointe de compassion pour ces êtres soumis à des forces qui les privent de toute volonté. Bette, comme Hulot, Crevel, Wenceslas, Montéjanos et tous les autres souffrent de la passion, celle qui promet le bonheur et qui n’apporte que souffrance par son impossible assouvissement. Le récit est alors guidé moins par la vengeance de Bette que par l’entremêlement étriqué d’intrigues qui se disputent la préséance. Non seulement les héros ne sont pas limités au nombre de deux ou trois, mais en plus leurs caractères sont si forts, si puissants par le relief que leur donne leur désir, que la narration passe de l’un à l’autre sans avoir recours à de multiples personnages secondaires mis au service de quelques-uns. Cet effet de concentration narrative en induit un autre, touchant cette fois à la temporalité. Les événements sont ramassés les uns sur les autres au point que la journée qui ouvre le roman est diluée sur de nombreux chapitres et inscrit aussitôt dans une densité d’événements que les ellipses de trois ans ou plus viendront à nouveau reproduire par la suite.

Le rythme du récit de cette déchéance est donc intense, malgré les digressions qui viennent parfois interrompre le flux des événements. Derrière certains titres au caractère dissertatoire, Balzac annonce des réflexions sur l’art, les caractères, les mœurs de son temps, qu’il a soin de montrer comme des détours nécessaire à la compréhension et à la progression de l’histoire. Le roman a alors valeur de document et renseigne sur les mœurs de la monarchie de Juillet ou de la colonisation en ces temps. Ces commentaires s’accompagnent chaque fois de considérations monétaires et commerciales qui imposent une nouvelle fois l’élément argent, présent à chaque page du roman, asséné à tout instant comme un indice de la part prise par le roman au réel trivial qui l’inspire.

Mais si un happy ending s’esquisse à la fin de l’œuvre, si la victoire manichéenne du bien contre le mal domine dans un premier temps, si les méchants sont punis avec la même violence que les libertins de Laclos dans ses Liaisons dangereuses, Balzac se montre fataliste et acte jusqu’au dernier chapitre – le 132 – la défaite de la raison face à la passion. La démonstration romanesque se montre plus efficace que tout propos moralisateur, et le constat des décombres laissés par ces manœuvres illustre la vacuité de l’énergie dépensée par tous ces êtres condamnés à se noyer dans leur bourbier – bourbier dont le romancier fait son or.

F.

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