Présentation de « Roméo et Juliette » de Shakespeare, dans la perspective de la découverte du spectacle de La Cordonnerie, « Ne pas finir comme Roméo et Juliette »

Présentation de Roméo et Juliette de Shakespeare,
dans la perspective de la découverte du spectacle de La Cordonnerie,
Ne pas finir comme Roméo et Juliette.
Show devant réalisé au Théâtre de Châtillon-Clamart.

Le titre du dernier « ciné-spectacle » de la compagnie La Cordonnerie, Ne pas finir comme Roméo et Juliette, établit immédiatement un dialogue avec la pièce la plus connue de Shakespeare. Qu’on l’ait lue en entier ou par bouts, vue sur une scène de théâtre, d’opéra, de comédie musicale ou de ballet, vue adaptée à l’écran sous un quelconque format, ou entendue racontée de manière plus ou moins exhaustive, s’imposent immédiatement certaines réminiscences au moment d’en entendre le titre.

Il est visiblement caractéristique du travail de la compagnie de dialoguer avec des œuvres connues. Dans de précédentes créations, Métilde Weyergans et Samuel Hercule se sont emparés ou servi d’Hamlet, de Don Quichotte, d’Ali Baba… Des œuvres emblématiques, ou du moins des figures littéraires emblématiques. L’enjeu est probablement de jouer avec ce qu’on en sait, ce qu’on en connaît, ce qui s’est déposé de ces figures dans l’imaginaire collectif, plutôt qu’avec les textes qui les ont constitués en mythe.

En l’occurrence, Shakespeare n’invente pas l’histoire des deux amants de Vérone. Avant lui, Ovide raconte le mythe de Pyrame et Thisbé dans Les Métamorphoses, mythe qui livre l’histoire de deux amants dont la mort repose sur un malentendu. Dans La Divine comédie, Dante relate l’affrontement de deux familles, les Capuleti et les Montecchi. De multiples sources témoignent de la force d’impression de cette histoire d’un amour empêché. Vers 1595, Shakespeare en propose une nouvelle version, extrêmement resserrée dans le temps et enrichie de personnages secondaires saillants qui donnent lieu à des scènes comiques. Sa pièce achève de rendre l’histoire de Roméo et Juliette universellement célèbre et donne à son tour lieu à d’innombrables reprises.

Le spectacle de la Cordonnerie s’annonce comme une nouvelle reprise avec ce titre, qui rassemble le nom des deux amants. Mais ces noms sont précédés d’une négation qui retentit comme une mise en garde : ne pas finir comme eux !

Dès lors, la question qui se pose est la suivante : comment ont-ils fini ?

« Ne pas finir comme Roméo et Juliette » – cie La Cordonnerie

 

Comment ont-ils fini ?

Ce titre est d’abord une invitation à se souvenir. Roméo et Juliette finissent… mal. Shakespeare l’annonce dès le prologue : nous allons assister aux funérailles de « deux étoiles filantes »[1]. Cette annonce correspond au genre de la pièce annoncée, une tragédie, dont l’une des particularités est qu’elle s’achève avec la mort du personnage principal.

Cette mort qui sert de dénouement est multiplement mémorable ici. D’une part parce que les deux personnages éponymes meurent : Roméo et Juliette. En outre, la mort des héros est précédée par d’autres morts : celle de Paris, le fiancé de Juliette, qu’a tué Roméo ; la mort de Tybalt, le cousin de Juliette, qu’a tué Roméo ; la mort de Mercutio, ami de Roméo, qu’a tué Tybalt ; et enfin la mort de la mère de Roméo, morte de douleur car son fils a été banni de la ville… Les morts ne sont pas aussi nombreux que dans Hamlet, mais cette cascade est malgré tout spectaculaire !

Plus encore, la mort des deux héros survient en plusieurs temps. Il y a d’abord la première mort feinte de Juliette, qui prend une potion que lui propose Frère Laurent, « un fluide anesthésique et réfrigérant », supposé lui donner l’apparence de la mort. Roméo, qui n’a pas pu recevoir à temps l’information de cette grande mise en scène orchestrée par Frère Laurent, la croit morte et se tue d’un poison extrêmement efficace – il avait demandé un poison « instantané » à l’apothicaire qu’il est allé trouver au moment d’apprendre la mort de Juliette. Celle-ci se réveille quelques instants, et le découvrant mort, se tue d’un coup de poignard…

Enfin, le cadre de ces morts est spectaculaire. Cette mort des amants en plusieurs temps se déroule dans un tombeau, le tombeau des Capulet où Juliette, que sa famille croyait morte, a été déposée. Dans ce tombeau, se trouve également le cercueil de Tybalt qui l’a précédée de peu et le corps tout juste tué de Paris… Autour de ce caveau familial, se multiplient les pieds de biche chargés de rouvrir les tombes, pieds de biche que cherchent ceux qui n’acceptent pas la mort de Juliette (Paris et Roméo) ou ceux qui la mettent en scène (Frère Laurent et ses hommes). Le réalisateur australien Baz Luhrmann a offert une image inoubliable de ce tombeau dans son adaptation cinématographique de la pièce de Shakespeare, Romeo + Juliet, adaptation dans laquelle il transpose la tragédie des amants dans un quartier défavorisé de Los Angeles, Verona Beach, où s’opposent deux gangs. Pour la scène finale, il fait le choix d’un tombeau qui a la taille d’une chapelle, illuminée d’innombrables bougies et de croix en néon bleu, et décorée de statues et de fleurs, au milieu de laquelle se trouve un autel, sur lequel meurent les amants.

Ne pas finir comme Roméo et Juliette, c’est donc ne pas finir morts quelques jours après un mariage secret, par un enchaînement de circonstances malheureux… Pour éviter de finir comme eux, il faut donc savoir comment on en arrive à un tableau aussi déplorable – et mémorable ! –, et donc revenir en arrière, détricoter le fil de la narration et savoir comment tout commence…

« Romeo + Juliet » – Baz Lurhmann (1996)

 

Comment tout a commencé ?

Au moment de se poser cette question, on s’aperçoit qu’une information cruciale manque dans cette pièce. On sait que deux familles s’affrontent, qu’elles troublent la paix d’une ville par leurs rixes, leurs affrontements presque quotidiens qui s’achèvent parfois dans le sang, que le Prince qui règne sur la ville est obligé de faire passer des décrets pour leur interdire toute forme d’interaction… Mais quand on cherche quelle est la cause de ce conflit, on ne trouve rien. Le motif originel de la discorde est manquant. On évoque une « ancienne querelle », une « ancienne haine », une « guerre » parfois, qui implique du sang, mais rien de précis. Ce point de départ inexplicablement manquant, cette haine originelle qui remonte peut-être à Caïn et Abel, s’explique en partie par une logique à laquelle le prince, hors du conflit, essaie d’opposer la justice : la logique imparable qui veut que chaque offense réclame vengeance.

Or les offenses sont nombreuses, qu’elles soient verbales – les personnages, quels qu’ils soient, sont doués d’un talent rhétorique extraordinaire, qui donne lieu à des joutes oratoires savoureuses –, ou qu’elles soient physiques : sous le soleil de Vérone, excités par la chaleur de la canicule, les deux bandes traînent dans la rue, dans l’espace public transformé en arène, et saisissent la première occasion de s’affronter.

En cas d’affrontement, la logique mathématique de la vengeance s’applique : quand Mercutio meurt, tué par Tybalt, Roméo se venge et tue Tybalt. Le prince, les Capulet et les Montaigu viennent constater les cadavres, il y a semble-t-il un partout. Pourtant, Lady Capulet demande qu’en échange du sang de son neveu, le sang des Montaigu coule. Elle réclame encore un mort, car Mercutio n’est pas un Montaigu, il ne suffit donc pas à venger Tybalt. C’est alors que le prince s’interpose, et pour briser cette loi, qu’il ne condamne pas Roméo à la mort, mais au bannissement. Roméo n’a plus le droit de vivre à Vérone – châtiment qui lui paraît pire que la mort, car il le sépare de Juliette.

Ce qui est étonnant, c’est que personne ne sait d’où vient cette haine, comment tout a commencé, et personne ne se pose la question. En revanche, il n’est question que de finir : les personnages de la pièce, constamment, envisagent des fins, des dénouements potentiels, avant celui rappelé. La pièce peut même se lire comme une suite de dénouements potentiels, mis en échec ou détournés par une péripétie.

« Caïn et Abel » – Titien (1542-1544)

 

Dénouements en cascade

Dès la première scène de la pièce, Roméo veut en finir avec la vie. À ses amis qui l’interrogent, il tarde à livrer la raison de son humeur noire, mélancolique, qui le rapproche d’Hamlet : il aime Rosalinde qui ne l’aime pas en retour. Du côté de Juliette, une trame de comédie se met en place, car son père envisage de donner sa main à Paris.

Au départ, rien ne les destine l’un à l’autre a priori, les deux personnages ne se connaissent même pas… Jusqu’au moment où survient un coup de foudre, avec tout ce que cette métaphore entrée dans le langage commun exprime de radical, de brusque, de violent presque. Lors d’un bal, Roméo et Juliette se voient, se parlent, et aussitôt s’embrassent ! La rapidité de leurs sentiments est mise sur le compte de Cupidon, qui tire ses flèches aussi rapidement que tous les jeunes de Vérone tirent leurs traits d’esprit, pour amuser ou provoquer.

Cette rapidité spectaculaire donne le ton au reste de la tragédie. Le rythme qu’impose Shakespeare à l’histoire, qui se déroule sur plusieurs mois dans ses sources, est haletant. Non seulement il ne s’écoule que cinq jours entre la rencontre de Roméo et Juliette et leur mort, mais en plus, tout le monde se précipite – à commencer par les amants. Quand ils réalisent, après s’être embrassés, qu’ils sont ennemis – car tous deux, comme Tybalt ou Mercutio, ont pleinement intégré la haine reçue en héritage et disent « mon ennemi » –, ils reportent aussitôt cette haine sur leurs noms et décrètent qu’ils ne sont plus une Capulet et un Montaigu, mais Juliette et Roméo. Ce faisant, ils tentent de se débarrasser du support d’une haine qui leur apparaît sans cause, et imaginent un mariage secret.

Leur idée est aussitôt mise à exécution par Frère Jean, qui voit dans leur union l’opportunité de mettre fin à la haine ancestrale, d’œuvrer à la réconciliation des deux familles. La fin de l’acte II est une fin de comédie. Après un bal, un coup de foudre, un baiser, les deux amants sont mariés ! La mélancolie de Roméo n’est plus qu’un lointain souvenir, tout est bien qui finit bien…

Seulement voilà : Tybalt a reconnu Roméo pendant le bal, malgré son masque, et il vient lui demander des comptes le lendemain. Et c’est là qu’il tue Mercutio, que Roméo tue Tybalt par vengeance, et que Roméo se trouve banni de la ville…

Pour contrecarrer ce drame, double, deux personnes s’activent pour que le drame engagé se termine le moins mal possible. Il y a d’une part le père de Juliette, qui précipite son mariage avec Paris. Alors qu’au premier acte il envisageait de faire patienter Paris deux ans, car sa fille n’a que 14 ans, il ne peut désormais plus attendre quatre jours ! Il exige que le mariage ait le lieu le lendemain, quitte à passer la nuit debout pour l’organiser.

En parallèle, Frère Laurent imagine un stratagème extraordinairement compliqué pour contrer l’empressement de Capulet à vouloir marier sa fille. Il envisage de faire passer Juliette pour morte grâce à une potion, avant d’organiser sa fuite à Mantoue où se trouve Roméo – plutôt que d’organiser d’emblée sa fuite à Mantoue. Cette décision s’explique difficilement. Frère Laurent craint peut-être que la famille de Juliette parte à sa poursuite. Ou peut-être agit-il par orgueil, et se prend-il pour une sorte de Dieu maître des destinées. Il convainc dans tous les cas Juliette de prendre cette potion capable de la faire paraître morte pendant 42 heures – durée très précise qui se révèle un ressort dramatique extraordinaire ! Frère Laurent, de cette façon, arrête le temps, le met en suspens, alors qu’il n’est question que de hâte et de précipitation depuis le début. De façon comparable, la nourrice de Juliette retardait le moment de lui annoncer que Roméo l’aime, puis que Roméo est mort. On trouve chez ces deux personnages, la nourrice et Frère Laurent, parents de substitution qui aident les deux amants alors que les parents biologiques condamnent leur amour, la même fascination à maîtriser le court du temps, ou du moins à le freiner.

De leur côté, Roméo et Juliette, désespérés ne cessent d’envisager d’autres fins. L’un comme l’autre pense à se tuer dans cette situation insoluble. La situation se complique par défaut de communication lorsque Roméo apprend la mort de Juliette par l’un de ses amis. C’est alors qu’il achète un poison « instantané », qu’il décide de prendre dans le tombeau de Juliette pour être uni à elle dans la mort. Sa précipitation n’est pas contrecarrée par le message que Frère Laurent lui a fait envoyer pour l’avertir du stratagème qu’il a inventé, car le frère Jean, chargé de porter ce message, a été pris dans une situation inouïe : il s’est trouvé confiné dans un lieu où a été soupçonné un cas de peste infectieuse !

Roméo arrive donc devant le tombeau des Capulet, il y trouve Paris venu se recueillir sur la tombe de sa fiancée qu’il croit morte de chagrin à cause du décès de son cousin Tybalt, il le tue, puis se tue… pendant que Frère Laurent cherchait un pied de biche ! Pris de lâcheté, ce dernier, au moment d’entendre du bruit, laisse Juliette seule au tombeau et ne parvient donc pas à l’empêcher de se tuer à son tour lorsqu’elle découvre Roméo mort…

À Frère Laurent reviendra, quand seront à nouveau réunis les Capulet, les Montaigu et le Prince, de faire le « récit fastidieux » pouvant expliquer cette situation incompréhensible : la mort de Paris, la mort de Roméo, et la deuxième mort de Juliette qu’ils venaient d’enterrer, et qui est maintenant poignardée.

Très paradoxalement, la révélation du mariage caché et des circonstances de la mort des deux enfants uniques met fin à la haine, alors que tout pourrait laisser croire qu’elle la relancerait au contraire. Bien loin de s’entretuer, les deux pères s’accordent à célébrer les deux amants grâce à une statue d’or : dernière fin de Roméo et Juliette, symbole de l’amour éternel, envers et contre tout…

« Roméo et Juliette » – Auguste Rodin (1905)

[1] Toutes les citations de la pièce sont extraites de la traduction d’Antoine Collin et Pascal Collin aux Éditions Théâtrales.

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