Présentation d’Un ennemi du peuple d’Ibsen,
dans la perspective de la mise en scène de Thibaut Wenger.
Show devant réalisé au Théâtre de Châtillon-Clamart.
Un ennemi du peuple, pièce publiée en 1882 et créée l’année suivante à Copenhague, est considérée comme une pièce de la maturité d’Ibsen. L’auteur a en effet déjà fait ses preuves plusieurs fois, notamment avec Peer Gynt (1867) et Une maison de poupée (1879), qui sont probablement ses deux œuvres les plus connues.
- Une pièce d’inspiration autobiographique
Un ennemi du peuple survient juste après Les Revenants (1881), pièce qui donne une couleur profondément autobiographique à Un ennemi du peuple. En effet, la réception de cette pièce est houleuse, Ibsen est accusé d’avoir creusé « un égout à ciel ouvert » avec elle, de s’en prendre à l’ordre social en attaquant la morale puritaine de son époque.
Ce scandale confère une dimension autobiographique à Un ennemi du peuple, car cette nouvelle pièce relate le combat d’un homme, Thomas Stockmann, médecin de la station thermale d’une petite ville de Norvège, qui découvre que l’eau des bains est polluée par les rejets d’industries locales. Stockmann croit faire son devoir de citoyen et de médecin en révélant ce fait, mais son frère, qui dirige la ville, puis l’ensemble de la communauté, refuse d’entendre la vérité qu’il brandit au nom de leurs intérêts privés et collectifs. Cette posture d’un homme qui fait seul face à un groupe rappelle celle d’Ibsen lors de la polémique des Revenants. Les reproches qui sont adressés à Stockmann sont similaires à ceux qui lui ont été faits : tous deux attirent l’attention sur une vérité qui dérange. Ibsen reconnaît volontiers le parallèle et dit lui-même bien s’entendre avec son personnage, même si, ajoute-t-il, il « dit des bêtises ». Auparavant, il a déjà été reproché à Ibsen d’être sombre, négatif, pessimiste… des reproches qui sont également adressés à Thomas Stockmann.
La position de rejet progressif du personnage principal, d’acte en acte, évoque également l’exclusion dont le père d’Ibsen a fait l’objet, après avoir fait faillite. La ruine de son père et le déclassement social qu’elle a entraîné ont profondément marqué Ibsen, qui choisit d’évoluer en marge de la bourgeoisie de son époque. Plutôt que de chercher à se faire accepter grâce à ses pièces, il les écrit avec la perspective de quelqu’un qui juge sévèrement la société, ses mœurs ainsi que son hypocrisie, liée à la famille, la religion, le mariage ou la vertu. On parle de « théâtre de critique », pour désigner ses pièces qui dérangent. La plupart sont écrites et créées à l’étranger – avant que la renommée d’Ibsen à l’international amène la Norvège à le reconnaître comme un héros national. Un ennemi du peuple est une pièce tout particulièrement virulente à l’égard des contemporains d’Ibsen. Elle dénonce la vertu prétendue des personnalités publiques – comme Les Piliers de la société (1877), peu avant – ainsi que l’attrait des individus pour l’argent au détriment de la morale et du bon sens.
Dramatisation de la sphère publique
Ce qui peut apparaître comme profondément paradoxal avec cette pièce, c’est qu’elle peut être considérée comme la plus autobiographique d’Ibsen, alors qu’elle est celle qui est la plus nettement ancrée dans la sphère publique.
Dans ses pièces, Ibsen ne perd jamais de vue les questions sociales qui animent son époque. Une époque par l’évolution des mœurs, par des bouleversements sociaux et culturels qui entraînent la décomposition des systèmes de valeur. Dans Une maison de poupée, Ibsen s’intéresse par exemple à la condition féminine, en offrant le spectacle de l’émancipation d’une femme, Nora, qui finit par claquer la porte de chez elle. Seulement, comme ses prédécesseurs, Ibsen traite ces questions de société dans la sphère intime. C’est dans l’intimité d’un couple qu’il s’interroge sur la place de la femme à son époque.
Dans Un ennemi du peuple, les deux personnages principaux sont deux frères, qui dramatisent le conflit entre santé et argent. Cependant, l’intrigue se maintient tout au long de la pièce dans le champ public. L’acte IV en est la preuve la plus éclatante, qui propose une réunion publique en présence de toute la ville, au cours de laquelle le Dr Stockmann essaie d’exposer ses découvertes et se heurte au refus de l’opinion publique qui ne veut pas même le laisser parler, car accepter la situation sanitaire qu’il décrit impliquerait un effort financier collectif que personne n’est prêt à faire.
Cette place accordée à la sphère publique dans la pièce paraît assez exceptionnelle dans l’histoire du théâtre. De nombreuses pièces du répertoire traitent de questions publiques. Dans Œdipe-Roi de Sophocle, le nouveau roi de Thèbes, Œdipe, doit sauver la ville d’une épidémie de peste en découvrant le coupable, qui n’est autre que lui-même. L’enjeu dramaturgique de la pièce se déplace dès lors de la situation de la ville à la découverte du double crime d’Œdipe, qui a tué son père et épousé sa mère. Dans Mesure pour mesure de Shakespeare, un duc confie à un juge très strict la mission de gouverner une ville, et donc d’appliquer la rigueur morale qu’il est incapable de faire régner. La situation concerne là encore toute une ville, mais elle est observée à partir de quelques personnages seulement, et révèle finalement la faiblesse du juge prétendument inflexible. Ibsen, d’une certaine manière, fait du Brecht avant Brecht, qui, dans plusieurs de ses pièces, place la question publique au cœur de sa dramaturgie. Dans La Vie de Galilée par exemple, Galilée, détenteur de la vérité, entre en conflit avec les autorités religieuses qui contestent le système héliocentrique qu’il a bâti à partir de ses observations célestes.
Actualité de la pièce
Cette dimension extraordinairement publique de la pièce lui confère une grande actualité. Depuis sa création, elle a été de plus en plus régulièrement montée, pour ce qu’elle dit du pouvoir de l’opinion, du poids des intérêts d’argent dans les débats publics, ou des luttes de pouvoir et d’influence. L’actualité de la pièce se manifeste en réalité dès la découverte de la pièce en France à la fin du XIXe siècle : en pleine affaire Dreyfus, à un moment où l’opinion publique est divisée, une représentation est accueillie par des exclamations : « Vive Zola ! ». Cette actualité est décuplée avec la pandémie du covid et la crise climatique. Le débat sur la contamination des eaux thermales permet de révéler le fonctionnement de l’ensemble de la société, et donc des problématiques aussi structurelles que celles de notre époque.
Cette actualité brûlante est différente de celle des pièces de Molière par exemple, qu’on estime résider dans leur dimension universelle : les caractères des personnages qu’on nous dépeint – ceux d’un avare, d’un misanthrope, d’un malade imaginaire… –, on les retrouve dans la société contemporaine. Ici, l’actualité semble plutôt tenir aux thèmes abordés dans la pièce et à leur mise en œuvre – alors que ces données dramaturgiques sont les plus susceptibles de porter l’empreinte d’une époque. Outre le Dr Stockmann, son frère, et, en arrière-plan, sa femme, ses enfants, son beau-père, les personnages de la pièce sont des employés du journal local, un imprimeur qui représente les petits propriétaires immobiliers, et toute une foule de bourgeois qui représentent l’opinion publique. La particularité de cette pièce est que la sphère intime ne l’emporte pas sur la sphère publique, comme souvent. Au contraire, la famille de Stockmann reste reléguée à l’arrière-plan, elle paraît même délogée de chez elle, car on voit plus dans la maison ouverte aux quatre vents des étrangers de la famille que ses membres. Cette inversion des rapports donne lieu à des scènes de vaudeville revisitées, ou ce n’est pas l’amant qui est dans le placard, mais l’ennemi politique !
L’importance ainsi accordée aux intérêts contradictoires du médecin, de la ville, de la presse – alors que tous revendiquent la cause du peuple, la vérité –, leurs conflits d’intérêt à tous les niveaux et étroitement intriqués, la dramatisation de la sphère politique qu’opère enfin Ibsen évoquent finalement les séries télévisées qui se passionnent pour la représentation du pouvoir à l’époque actuelle, telles Baron noir ou House of Cards.
Le Dr Sctockamnn : victime du pouvoir ou lanceur d’alerte ?
Thibaut Wenger recherche à un endroit bien particulier l’actualité de cette pièce plusieurs dois démontrée avant lui. Il s’engage dans sa lecture en envisageant le personnage du Dr Stockmann comme un avatar de lanceur d’alerte, afin d’interroger avec lui notre capacité à entendre la vérité à l’ère des fake news – alors qu’un jeune sur six croit aujourd’hui que la Terre est plate ! Le metteur en scène appréhende ce personnage comme un type caractéristique de notre époque, aux intentions douteuses, qui défend son point de vue solitaire de manière obsessionnelle, en utilisant toutes les armes de la rhétorique.
Le changement de perspective est potentiellement radical : il ne s’agit alors plus de prendre la défense de celui qui a raison, seul contre tous, mais d’accuser celui qui sème la panique, au nom d’un orgueil démesuré. Ce changement de perspective soulève une question au sujet de cette pièce : s’agit-il d’une comédie ou d’un drame ? Ibsen lui-même hésitait. La tendance de ces dernières années est plutôt de lire la pièce comme un drame, de prendre le parti de Thomas, érigé en victime du système politique. Mais si Thomas était un descendant de Trissotin et Alceste ?
Au départ, il apparaît comme un médecin et père de famille conventionnel. L’original est plutôt son frère, qui est solitaire, entièrement dévolu aux affaires publiques, qui refuse de manger des plats chauds et de boire de l’alcool, et qui prône une sobriété totale. Avec Thomas qui apparaît par contraste comme un bon vivant, ils se disputent sur la paternité du projet des thermes, autant que sur la question du luxe et de l’opulence. Le salon de Thomas a beau être désigné comme « pauvrement meublé » par Ibsen, dans les didascalies, une impression d’opulence se dégage de sa générosité, au moment où il distribue des alcools.
Les premières scènes orientent notre empathie vers Thomas plutôt que son frère. Mais petit à petit, on comprend que Thomas est adepte des articles coups de poing, qu’il brandit régulièrement de nouvelles idées, qu’il fait preuve d’un zèle presque excessif concernant l’établissement thermal… On comprend aussi que c’est un idéaliste qui déclame des tirades lyriques, dans lesquelles il place tous ses espoirs dans la jeunesse et l’avenir. Que son envie de faire le bien est sous-tendue par un idéal chrétien : il se dit prêt à se sacrifier pour le bien de la communauté… On comprend aussi qu’il a vécu pendant plusieurs années en retrait du monde, « près du Pôle » dit-il, qu’il a découvert là-bas une pureté morale qu’il veut retrouver dans sa ville d’enfance, mais qu’il doit sa place à son frère… On comprend enfin qu’il a une réputation de détraqué, d’irascible, qui aime le remue-ménage…
Un ennemi du peuple c’est ainsi, d’abord, l’opposition de deux caractères incompatibles : d’un côté, l’ordre, la mesure, l’intérêt général, l’autorité, les procédures, le souci de faire des économies de temps et d’argent, de préserver la réputation de la ville ; de l’autre, un esprit libre, fantasque, débordant d’imagination, qui ne fait que ce qui lui plaît, mais qui s’appuie sur l’autorité supérieure de l’université pour démontrer une catastrophe sanitaire. La question est, qui croire ? Qui est l’ennemi du peuple ? Ibsen autorise deux interprétations radicalement opposées de la pièce, et c’est ce qui fait sa richesse.
Toute la question semble de savoir quel personnage créditer, auquel s’en remettre. Le public se trouve placé dans la position des habitants de la ville à l’acte IV : faut-il prendre parti pour Thomas, qui prétend incarner la vérité et porter la préoccupation de la santé publique ? Ou faut-il s’en remettre au pragmatisme de son frère, soucieux de protéger les intérêts de la ville et de ses habitants ? L’alternative se déplace progressivement au cours de la pièce : une fois que la contamination des eaux est avérée, l’enjeu n’est pas tant de savoir qui détient la vérité, mais que faire, avec une telle vérité. Ce sont alors les assises de notre démocratie qui sont questionnées : quel crédit accorder à l’opinion publique ? à la science ? aux médias ? aux intérêts collectifs ?
Ces interrogations sont décuplées par la mise en scène de Thibaut Wenger, qui attire notre attention sur l’ambivalence du personnage de Thomas. Sa crédibilité est affaiblie par de nombreux indices qu’il nous faut guetter. A-t-il raison, ou veut-il avoir raison ? à quel point sa relation conflictuelle avec son frère entre-t-elle en compte dans sa démarche ? son goût pour la médiatisation de l’affaire n’est-il pas suspect ? n’est-ce pas de l’orgueil, de sacrifier toute sa famille à ses idées comme il le fait ? Autant de questions qu’il faut garder en tête au moment de suivre une trajectoire bien particulière : celle d’un homme qui, voulant se sacrifier pour la société, conclut qu’il doit se retirer sur une île déserte pour être le plus fort. Ce à quoi l’on assiste, c’est finalement peut-être la comédie d’un philanthrope qui finit misanthrope !
F.